Une journée à Palerme

De Majid El Houssi

Le dialogue des cultures
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Un matin d’octobre 1961 un jeune homme tunisien de dix-neuf ans débarque à Palerme pendant que le bateau reliant Tunis à Naples fait escale dans son port. Flânant dans les ruelles de la capitale sicilienne, le héros du roman de Majid El Houssi découvre une ville  » naissant de la mer ou peut-être chutée dans la mer « . Encore épris des images de Tunis qu’il vient de quitter et  » avec une indomptable envie de pousser plus loin et plus haut, dans un monde nouveau, de dévoiler des perspectives innombrables, infinies, merveilleuses « , Gharib retrouve à Palerme des sons qui ont la même note, la même voix qu’à Tunis….. Ce sont les cris des rues. Le narrateur d’Une journée à Palerme se demande alors si  » ces effluves de l’être par lesquels s’achèvent les émotions «  ne sont pas la preuve même de l’histoire commune, un  » témoin de racines encore vis-à-vis des hommes « . Finalement il n’est pas du tout dépaysé dans une ville qui est sœur et sosie de Tunis par  » la même et identique topographie où Tunis appartient du coup à Palerme et vice-versa « .
A Palerme qui  » rayonne et le couvre de tendresse «  et semble parfois amplifier l’image de Tunis, ce jeune étudiant originaire de l’ouest tunisien se livre à un dialogue intérieur, à des  » instants de confidence « , avec soi-même. Eprouvant dans l’île une sensation nouvelle qu’il qualifie de  » re-connaissance « , Majid El Houssi évoque la mémoire des intellectuels arabes qui ont fleuri dans la Sicile médiévale sans oublier de mentionner l’œuvre d’Africains illustres de l’époque romaine, comme Apulée et Saint Augustin. Ce roman est avant tout un hymne à Palerme et le lecteur peut finir bien par aimer cette ville cosmopolite en des temps révolus. Dans cette  » capitale méditerranéenne où l’on pouvait se retirer à plaisir et inspirer une bouffée revigorante de lumière «  le roi Frédéric II au 14e siècle attire dans sa cour tous les artistes du monde méditerranéen. D’ailleurs Pétrarque devait bien connaître la poésie arabe, fait-t-il remarquer Majid El Houssi, car il écrit lui-même  » qu’il n’y a rien au monde de plus terne, mou et efféminé « .
Mais l’auteur tient à mettre en relief que dans cette terre de tolérance différentes civilisations ont cohabité et échangé leurs savoirs sans nécessairement s’affronter. A une époque où  » la langue arabe incitait à la poésie «  des géographes, des poètes, des scientifiques, des linguistes, des philosophes et des traducteurs de classiques grecs et persans véhiculent une civilisation œcuménique qui dépasse les frontières religieuses. Ces savants d’un autre millénaire offrent au voyageur du roman un accueil solidaire en Italie, en l’accompagnant dans ses promenades interculturelles et ses divagations littéraires. Le centre historique de Palerme apparaît finalement comme la synthèse même des civilisations méditerranéennes qui s’y sont rencontrées au fil des siècles.
Dans le jardin de Villa Giulia, pendant qu’il regarde le signe inscrit sur une stèle en essayant de le déchiffrer, Gharib fait la rencontre extraordinaire d’un grand savant arabe : Abû ‘Abd Allâh Muhammed Ibn al-Qattâ. Auteur de nombreux recueils de poèmes, d’essais de philologie et d’une monumentale anthologie de poètes siciliens qui fut malheureusement perdue, il est considéré comme le fondateur de la poésie arabe de Sicile. Dans une scène qui rappelle le dialogue onirique de Dante et Virgile dans la Divine Comédie, le poète sicilien d’adoption (il était originaire de Santarem, au Portugal) émerge d’une foule et fait signe à Gharib de s’approcher, puis de le suivre  » à travers la ville inondée de clameur et de soleil « . D’ailleurs, tout comme le héros du roman (et son auteur), Ibn al-Qattâ était arrivé très jeune à Palerme, vers la seconde moitié du 10e siècle, lui aussi en provenance de Tunis.  » Ne te détourne pas ! Regarde toujours ce qui est devant toi ! « , intime-t-il au jeune homme qui est sur la voie de l’exil. Majid El Houssi trace ainsi le portrait d’un intellectuel qui fut le trait d’union entre l’Ifriqiya, l’Andalousie et l’Orient. Aux yeux de ce disciple spirituel le maître,  » aïeul lointain, presque oublié «  et déjà protagoniste des contes d’enfance racontés par sa mère, a l’air d’un homme simple avec  » le visage très blanc, lumineux, tendu par une légère barbe rousse, le geste aisé, la voix juste et belle «  et parle d’une voix fiévreuse et emportée.
Le soir même le bateau repart pour Naples. Le jeune homme prendra le train pour Pérouse où il apprendra la langue italienne et puis commencera ses études universitaires à l’université de Padoue. L’Italie ne fut qu’un hasard dans son parcours d’études qui aurait dû l’emmener en France si la crise franco-tunisienne déclenchée par la bataille de Bizerte n’en avait pas décidé autrement. Ce pays offre néanmoins au poète Majid El Houssi le décor idéal d’un dialogue entre civilisations qui prend la forme d’un arc-en-ciel.

Une Journée à Palerme, de Majid El Houssi (Paris, IDLivre, 2004)
///Article N° : 4288

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