Une poét(h)ique d’accompagnement de « Corps Errants, Cœurs Malades. La Double Peine »

A propos du livre du cardiologue-Poète Anssoufouddine Mohamed

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Comme la plupart de ses précédents textes, Corps Errants, Cœurs Malades. La Double Peine, le dernier livre de Mohamed Anssoufouddine a été publié en septembre 2022 chez KomEDIT, la principale maison d’édition militante des Comores.

Corps Errants m’a tout de suite rappelé Miroirs (1972) du deuxième africain Nobel de littérature : Naǧīb Mahfūz. Comme une radiographie du Caire, Naǧīb Mahfūz a, à travers cinquante-cinq vignettes qui s’étendent sur deux générations, proposé un portrait kaléidoscopique du Caire, sa ville à laquelle il était lié tout comme l’Égypte qu’il n’aura quitté que très rarement. Contrairement à Mahfouz, Anssoufouddine quitte très régulièrement Ndzuani, toujours en quête de nouvelles connaissances pour mieux répondre aux nombreux besoins médicaux/humains de l’île dont il est jusqu’ici le seul cardiologue-poète.

Dans Corps Errants, celui que tout le monde appelle affectueusement ‘Docteur’ à Ndzuani, celui qui soigne les cœurs depuis une dizaine d’années nous ouvre le sien en nous promenant à travers 11 vignettes, 11 cas cliniques accompagnés de soixante-deux clichés de radiographies pulmonaires et d’électrocardiogrammes, en plus des diagnostics et des traitements à suivre. Comprendra qui peut ces clichés. Ces cas, d’abord sociaux avant d’être médicaux, sont illustratifs de la maladie du système médical aux Comores. Ce livre-témoignage propose deux voix narratives : celle du corps médical portée par le cardiologue-poète et celle des patient.e.s et leurs familles souvent confuses, d’où l’errance parfois injustifiée à travers les Comores, La Réunion, Madagascar, l’Île Maurice, la Tanzanie, le Kenya et même L’Inde.

Lire aussi l’interview de l’auteur : « Mes malades m’ont aidé à comprendre mon pays » 

Pour des raisons évidentes d’éthique professionnelle et du « lien », les noms des patient.e.s ont été modifiés et supprimés sur les iconographies. En amont et en aval du « lien » multiforme entre le cardiologue-poète qui, entre ses nombreuses consultations, ‘erre’ tous les jours dans la montagne et ses patient.e.s, à qui il recommande la marche journalière, on peut retenir de l’ouvrage 11 « diagnostics »:

  1. Le déni des diagnostics qui est une autre maladie sociale.
  2. L’incompréhension des maladies non transmissibles.
  3. La cupidité des patient.es et des parents qui facilite la ‘filouterie médicale’ et le commerce du désespoir.
  4. La corruption autour des évacuations sanitaires.
  5. Les réseaux de Kwassa sanitaires avec ces « faux visiteurs » qui vont jusque dans les hôpitaux pour vendre leurs services à bord de ces barques d’infortune.
  6. L’utilité contradictoire de ces mêmes passeurs pour faire circuler les échantillons pour des analyses médicales entre les îles et au-delà en période d’embargo comme cela fut le cas en 2007.
  7. La double peine des enfants infirmes exclus de la vie sociale par leurs parents.
  8. Les situations humanisantes comme lorsque Ekhe, le mendiant qui réside à l’hôpital, paie pour les examens d’un patient.
  9. Les privilèges indécents du type « ces produits, c’est pour l’ambassadeur de mon pays, le jour où il tombera malade » (Corps Errants, 108).
  10. La nécessité de l’indépendance des imaginaires pour mieux guérir les cœurs et les corps.
  11. L’arrogance des médecins étrangers en mission humanitaire dans l’île.

Sur ce dernier point, l’auteur évoque le cas d’un homme nommé dans le livre Champollion, venu de La Réunion avec pour mission « Trois mille consultations à faire en cinq jours » même si ce dernier « commet l’erreur d’inverser les électrodes » (Corps Errants, 78). Champollion refuse d’écouter les médecins de l’île qui sont non seulement des professionnels de la santé mais aussi et surtout des ‘experts contextuels’ (Olivier de Sardan, 2022). L’expertise contextuelle renferme la connaissance des langues et des cultures, la compréhension de l’habitus des patient.e.s et de leurs familles/accompagnants, le capital de confiance dont les médecins bénéficient dans la société avec des patient.e.s qui leur ouvrent progressivement leur sentimenthèque, leur rôle de médiateur social du fait de la proximité naturelle avec les patient.e.s qui est un facteur thérapeutique important et « les émotions et l’intuition » comme méthodes contextualisées de travail dans un environnement complexe, un environnement qui n’est pas au cœur des « grandes écoles » de pensée médicale. Comment tenir lorsque les habitant.e.s de l’île ont généralement La vie sur un fil ? et L’hôpital en Danger ?

Je me souviens d’avoir lu quelque part que le dernier chapitre d’un livre doit être le plus beau. C’est à mon avis le cas dans « Corps Errants. La maladie d’Ebstein qui finit en leçon d’histoire et d’humanisme » (pages 159-166). Il est question d’une visite du corps médical au sein de la famille de ‘la petite Binti’ six ans après son décès. Binti était une fille de parents de nationalité française qui avaient voté pour l’indépendance des Comores et avaient quitté Mayotte pour s’installer à Anjouan. Contrairement aux autres familles, la sienne avait choisi de faire confiance aux hôpitaux des Comores alors qu’elle pouvait se faire suivre à Mayotte, « la France. La France de Mayotte. Mayotte de la France », comme le dit une maman qui « a fait comme tout le monde », c’est-à-dire qui a pris le Kwassa pour Mayotte avec l’espoir de sauver son fils (Corps Errants, 13). Des nombreuses hospitalisations de Binti est née une réponse à la question posée plus haut. Pour survivre dans ce microcosme, il faut créer de la place pour une poét(h)ique du lien, d’accompagnement médical humaniste des patient.e.s :

En nous faisant découvrir ce pan de l’histoire des Comores qui nous ouvrit, par le même coup, les yeux sur ce choix stoïque de se faire soigner dans notre établissement, Binti devint une des nôtres, une icône du service. Sa disparition fit de la peine à tout le service. Surtout à un moment où elle passait en classe de Terminale et préparait son baccalauréat. Durant ses longues hospitalisations nous lui aménagions un espace pour travailler ses cours. Docteur Samir s’occupait des mathématiques. Daniel de la physique chimie et Docteur Ansuldine[1] des sciences naturelles. Avec moi, c’était la lecture. Je lui emmenais des romans qu’elle dévorait et sur lesquels nous discutions jusqu’à tard dans les après-midi. (Corps Errants, 163)

Ce passage est une peinture de ce que peut être l’hôpital malgré tous les défis ambiants. L’hôpital doit, comme l’implique l’étymologie du mot, demeurer une maison d’hôtes toujours ouverte, un lieu d’espérance et d’accompagnement des malades qui avant tout soin ont besoin de « bonté, générosité et douceur » (Corps Errants, 17). Dans ce cœur ouvert, le cardiologue-poète nous fait comprendre l’urgence d’associer le savoir du cœur au savoir médical pour mieux accompagner les Corps Errants, Cœurs Malades dans « Les lambeaux d’anarchipel ».

                                                                       Rémi Armand Tchokothe, Université de Vienne

[1] Le livre est dédié à sa mémoire.

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