Une réécriture de l’Histoire

Entretien de Taina Tervonen avec Jamal Mahjoub

Lille, novembre 2001
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L’Etat mahdiste (1880-1899), période charnière de l’histoire soudanaise, a inspiré Jamal Mahjoub pour l’écriture de son troisième roman traduit en français, Le Train des sables. Le peuple était alors uni autour d’un prédicateur islamique, le Mahdi, prêchant la guerre sainte face aux envahisseurs britanniques et turcs. Mahjoub revendique l’actualité de ce roman historique.

Comment avez-vous choisi cette période de l’histoire du Soudan ?
C’est une période clé dans l’histoire du Soudan. Le Mahdi a réussi à unir le pays qui auparavant n’était qu’un vaste espace non-défini. L’influence de cette période est toujours visible. Le dernier Premier ministre civil du Soudan était le petit-fils direct du Mahdi. Les familles du Mahdi et du Calife sont toujours très influentes dans la vie politique soudanaise.
L’histoire du Mahdi était également très présente dans mon enfance passée à Khartoum. Le palais présidentiel rappelle le palais de l’époque, les murs construits pour défendre la cité sont toujours là. Sur le Nil est amarré un des bateaux amenés par Kitchener, devenu aujourd’hui le Yacht Club de Khartoum.
J’ai commencé à travailler sur le sujet en 1989, quand Omar el-Beshir est arrivé au pouvoir. J’ai eu l’impression qu’on était revenu cent ans en arrière. El-Beshir parlait de révolution islamique, d’unité nationale basée sur une renaissance islamique – tout à fait les mêmes thèmes que le Mahdi développait, même si lui le faisait avec plus de charisme.
Vous utilisez une narration à plusieurs voix, avec des personnages de classes sociales et de statuts très différents. Est-ce une façon de contester les versions officielles de l’Histoire, souvent écrites du point de vue du colonisateur ?
C’est certainement une contestation de la version occidentale de l’Histoire. Je n’écris pas de roman historique par nostalgie, mais parce qu’il y a un lien entre l’Histoire et moi, un lien flou que j’essaie d’explorer. Je voulais écrire un roman sur le peuple soudanais, absent des écrits historiques. C’est pour cela que je ne me suis pas tellement concentré sur les deux protagonistes de l’époque, le Mahdi et Gordon. Le Mahdi n’occupe jamais le devant de la scène, il reste distant, comme une silhouette.
Je me suis écarté également de la version arabe. Le roman défie l’idée de l’islam qui était censé être la raison d’être du mouvement mahdiste. Il était très intéressant de lire les écrits de l’époque, qui ressemblaient à une sorte de propagande. Aujourd’hui, nous vivons cela de nouveau : je pense à la guerre des chaînes de télévision en Afghanistan, entre Al-Jazira et CNN. Nous vivons une époque très complexe et très dangereuse. De ce point de vue, le roman est tout à fait actuel.
L’idée de la diversité est très présente dans vos romans. Faut-il y voir un lien avec votre histoire personnelle ?
En partie. Je n’appartiens pleinement ni au Soudan, ni à l’Angleterre, parce que je n’y suis pas pleinement accepté. Le Soudan est un pays avec une diversité extraordinaire, que ce soit pour les langues, les croyances, les groupes ethniques, la géographie… Mais au lieu de voir cette diversité comme une richesse, la tendance est plutôt de l’ignorer. C’est ce que font la religion et la politique qui sont des formes d’identité basées sur l’exclusion : on se définit par rapport à ce que les autres ne sont pas.
Vous êtes finalement un écrivain assez politique !
Tout est politique. Faire de l’art politique n’est pas possible. Mais la politique, définie comme la recherche d’intérêts, nous atteint tous. J’ai grandi dans un foyer où l’on parlait souvent de politique et à une époque où la politique avait encore un sens. Je ne crois pas aux solutions faciles. La politique aujourd’hui se résume à « être d’accord » (agreeing). Dès que quelqu’un lève la main pour dire « excusez-moi, j’ai une question », cela devient politique. La voix de l’écrivain devient politique dès lors qu’elle exprime une opinion.
Cela me fait penser à un des personnages du roman, Hawi, l’érudit hérétique. Mais il finit en marginal.
Le personnage de Hawi est en en fait inspiré d’un érudit islamique soudanais du nom de Mahmoud Muhammed Taha. Il défendait l’idée d’une interprétation contemporaine du Coran, qu’il considérait comme un texte vivant. Il fut exécuté dans les années 80 par Nemeyri, pour apostasie, alors que sur le peloton d’exécution, il affirma encore une fois sa foi. Il est devenu une sorte de légende dans l’histoire contemporaine du Soudan. A travers le personnage de Hawi, apparaît aussi un questionnement sur l’identité islamique.
Vous êtes relativement critique vis-à-vis de l’islam.
Ce n’est pas l’islam en soi qui est en question. Hawi est un croyant. Mais l’islam, comme tout autre moyen de pouvoir, est sujet à des abus. Pour moi, le malheur du Proche Orient et du monde musulman en général est que l’érosion de toute autre représentation politique a conduit à un plus grand pouvoir et une plus grande autorité accordés à l’islam. En voyant cette montée de l’islamisme, les Occidentaux pensent que les musulmans ont une tendance naturelle à devenir des fanatiques. Mais les choses sont plus complexes, tout comme à l’époque du Mahdi : s’il n’y avait pas eu la répression, la corruption, le Mahdi serait resté une anecdote dans l’histoire du pays.
Le désert et le paysage jouent un rôle très important dans le roman. Y a-t-il un lien avec vos études de géologie ?
Le paysage est une sorte d’obsession chez moi. J’ai étudié la géologie à cause d’un moment de révélation dans le désert, à mon adolescence. Le père d’un ami, géologue, m’a expliqué qu’en fait cet endroit plat, rempli de pierres très variées, était le fond d’un ancien océan. C’est tout à fait élémentaire en termes de géologie, mais cela m’est resté. Pour moi, le paysage est magique. Le lien que nous entretenons entre le monde physique et notre personne intérieure détermine la façon dont nous appréhendons la vie. Je suppose que tout cela est tout à fait païen.
A la fin du roman, le désert est agressé par la construction d’un chemin de fer qui devient une métaphore de la colonisation.
La colonisation, pour moi, est l’imposition du futur sans comprendre le passé. La ligne de chemin de fer en est le symbole : une ligne droite qui traverse le désert, ignorant les variations du paysage, imposant un ordre unique. Ce fut le début de la période coloniale.
Vos romans sont publiés en Grande-Bretagne mais vous n’y vivez pas. Comment y êtes-vous considéré : comme un écrivain africain, soudanais, un écrivain tout court… ?
On ne devient « écrivain tout court » qu’après avoir vendu des centaines de milliers d’exemplaires ou avoir reçu le Booker Prize. Jusque là, on est un problème. Voilà où j’en suis. On ne sait pas si on doit m’appeler un écrivain arabe, africain, européen…Vivre hors de la Grande-Bretagne m’a cependant donné une certaine indépendance. Je suis parti pour rompre avec cette relation patriarcale et post-coloniale. J’apprécie mon séjour en France, on sent qu’ici les choses bougent dans la littérature africaine. Il y un sens de rébellion, d’identité en tant qu’écrivains africains.

///Article N° : 2137

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