Une Somme Humaine : sociologie des mœurs françaises

A propos d'Une Somme Humaine de Makenzy Orcel

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En lice pour le prestigieux prix littéraire français du Goncourt, Une Somme humaine, le septième roman de Makenzy Orcel, deuxième volet d’une trilogie commencée avec L’Ombre animale, tend le miroir, avec brio, à la société française à travers la voix d’une trentenaire. Un récit percutant tant dans le propos que dans l’art de mêler plusieurs formes d’écriture. 

Sans complaisance aucune, dans L’ombre animale (2016), son troisième roman, l’écrivain Makenzy Orcel, mettait à nu la société haïtienne dans laquelle il a grandi et la décortiquait minutieusement. Ce face à face avec le réel était donné à lire à hauteur d’une vieille dame qui nous parlait depuis la mort. Est-ce un lieu privilégié pour la parole de qui n’avaient pas voix au chapitre de son vivant ? Une Somme humaine, son nouveau roman, commence par : « tout s’éclaircit à partir de la mort… » Parce que la vie est obscure. Ainsi pourrait-on compléter cette phrase que l’auteur, volontairement, n’achève pas. Elle sonne comme une profession de foi ; la revanche sur la vie ne serait possible que par le truchement de la mort. Dès les premières pages, on sait que la narratrice, une femme de nationalité française, décide de s’ôter la vie, en se jetant sous un métro parisien. Que s’est-il passé pour qu’elle en vienne à une telle décision ? La réponse s’écrit, s’étire, dans un seul souffle, sur un peu plus de 600 pages. Sa parole est sans limites, impossible à résumer. Elle consigne dans des carnets des tranches de vie­­ parisienne, en même temps qu’elle nous fait remonter le fil de son histoire, poussant jusqu’au-delà de l’antichambre. Elle nous raconte son enfance et son adolescence dans un village rural sans aucun ménagement. Dans son cas, le bonheur aura été une denrée rare.

Lire aussi. L’ombre animale, une logorrhée familiale, de Makenzy Orcel : « une peinture acide d’un Haïti partagé entre ville et campagne »

 

Sans fards, Une somme humaine tend un miroir à la société française, loin de tout imaginaire d’un pays préservé de tout malheur, en ville comme dans ses campagnes les plus reculées. C’est un leurre que de croire que le bonheur y est garanti. Un leurre vécu par la narratrice, qui espérait que son départ vers la ville allait lui favoriser un meilleur lendemain. Née dans une famille qui ne lui a donné que peu d’amour et d’affection, personne ne trouve grâce à ses yeux, en dehors de sa grand-mère et de « Toi », son amie. Son oncle, qui se croit tout permis avec sa richesse, la viole et couche avec sa mère, qui préfère s’occuper de ses roses plutôt que de sa fille. Dans une sorte de sociologie des mœurs, l’auteur décrit avec justesse ce que peuvent être les relations de proximité en campagne, comment elles agissent sur les vies, avec leur lot de règles tacites, comme celle de préserver à tout prix les apparences et un certain ordre social. Ce personnage de l’oncle est édifiant à ce propos. Alors qu’il semble en apparence quelqu’un de bon, mû par une volonté de charité, on découvre qu’il est bien plus qu’obscur, à travers également tout le mépris couvé dans ses actions humanitaires en Afrique.

« …C’est bien connu, le syndrome du bon sauveur ayant les moyens et l’intelligence nécessaire pour agir, porter secours, nettoyer la merde de l’autre, prendre des décisions à sa place, sans que celui-ci sache vraiment ce qui se passe ou la nature de l’aide qu’on lui apporte, rien, mais à la vérité le bon sauveur panse ses plaies égoïstes, sa mystérieuse culpabilité l’invite constamment à se dépasser, à se valoriser, montrer sa puissance, héros incontestable, félicité, applaudi, il vit cruellement dans la peur que le misérable, dont la triste réalité crève les yeux, ne se laisse plus sauver, ce n’est pas possible, qu’est-ce qu’il deviendrait, comment pourrait-il s’en sortir, trouver un sens à sa vie, à son prestige, car le bon sauveur est certain de savoir mieux que l’autre qu’il a besoin d’être sauvé, alors il va l’aider à trouver et formuler ce qui l’empêche d’adhérer à son point de vue et d’avancer dans le sens prescrit, il se charge de tout, il maîtrise la situation, rien ne lui échappe, il ne supporte aucune remarque, aucune critique, la vie commence par lui, après il n’y aura plus rien… » (p.90)

Convaincue qu’elle a plus intérêt à partir que de rester au milieu de ces âmes sans foi ni loi,  elle essaie de refaire sa vie, en s’inscrivant à l’université pour entamer des études de lettres à la Sorbonne.  Pourtant, autant sa vie à la campagne aura été marquée par une grande intrusion et violence dans son intimité, venant de tous — de ses parents, de son oncle, du Drôle de Curé­ —, autant sa vie en ville est marquée par une grande liberté qui lui fait perdre le sens de la mesure.

« Tandis que, au-delà de cette cité, sale et poisseuse, le monde continuait de tourner, les trois frères erraient encore, sans-lieu, inclassables, égarés, invisibles, submergés par d’autres questions, toutes plus intenses, plus exigeantes, plus radicales, plus fuyantes les unes que les autres, ils avaient encore froid, faim, le blues, le seum, c’était à vous faire oublier votre propre existence, ou foutre votre vie en l’air… » (p.410)

Le regard de la narratrice est complété, notamment, par ceux de deux hommes, différents à tous égards, avec lesquels elle aura des aventures amoureuses : Orcel et Makenzy. Deux personnages déjà présents dans L’ombre animale. L’un est présenté comme la meilleure version de ce qu’on peut avoir/trouver comme partenaire en amour et l’autre la pire. Orcel sera emporté par la faucheuse, victime d’attentat, alors qu’il était à un concert au Bataclan…Un marqueur dans l’histoire politique de la France contemporaine, qui devient aussi celui de l’intime de la narratrice.  A ce genre de rapprochement avec l’histoire, on est confronté à maintes reprises dans Une Somme humaine.  Aussi, dans les politiques françaises d’immigration. Les deux frères d’Orcel, N’Faly et Seydou ont fui la guerre au Mali avec en tête l’idée d’une France terre d’opulence, débarrassée de tout signe de pauvreté— le Paradis sur terre quoi ! Mais, en arrivant, ils se rendent compte  que la réalité est toute autre.  Le titre d’un des chapitres nous semble très explicite : « l’immigration ou l’épreuve des corps-sans-tête ». Voici l’échange entre un célèbre écrivain de nationalité étrangère et un agent d’immigration.

« … il se souvenait de ce monsieur devant cet agent manifestement dépassé qui n’arrêtait pas de répéter, ce n’est pas moi qui fais les règles, monsieur, mais vous vous foutez de ma gueule, hurla le demandeur, j’ai publié une vingtaine de livres primés, salués, j’ai représenté votre mascarade de francophonie partout dans le monde, j’ai été fait officier de l’ordre des Arts et des Lettres, et maintenant vous me demandez de passer un test d’aptitude en français pour avoir ma carte de résident, vous rendez-vous compte à quel point vous êtes ridicule… » (p.405)

Autant de situations des plus réalistes que nombres de personnes pourraient, concrètement, complétées par des expériences aussi absurdes et violentes et qui racontent quelque chose de la France aujourd’hui. L’immigration est ici présentée non pas comme une réussite, mais un échec et profondément marquée par la violence.

« Si j’avais à peine conscience que j’assistais à un grand moment de l’histoire de France et des travailleurs français immigrés, continua l’Homme-en-Colère, je savais que ce pays voulait expulser injustement des frères… » (p.425)

Avec ce roman, l’auteur décentre son regard de la société haïtienne. En plongeant en profondeur dans la société française, à travers des personnages qui donnent à voir toute sa complexité, ses bas-fonds et ses laideurs, il se donne une certaine mission politique implicite, dans une langue et une forme imprégnées de poésie ; celle de complexifier le regard sur l’Autre, et de se défaire de tous préjugés, et binarisme dans des lectures qui pourraient être fantasmées sur le territoire de la ville ou celui de la campagne dans un pays considéré comme riche économiquement. Et après Haïti et la France, le dernier volet de la trilogie de Makenzy Orcel devrait nous plonger aux Etats-Unis.

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