L’Administration G. W. Bush met en place en 2003 un plan d’urgence de lutte contre le VIH/sida (Presidential Emergency Plan for Aids Relief – PEPFAR). Si à Washington, c’est le Département d’État et l’Agence américaine pour le développement international (United States Agency for the International Development – USAID) qui supervisent le PEPFAR, sur le terrain la politique américaine de lutte contre le VIH/sida est menée par des organisations confessionnelles (Faith-Based Organizations – FBO). Notre intérêt se portera sur le rôle des organisations américaines de confession chrétienne évangélique dans l’exécution de cette politique en Afrique (1). Sachant que ces dernières sont financées en partie par le gouvernement américain et sont guidées par les principes de la religion chrétienne, comment parviennent-elles à lutter efficacement contre cette pandémie en Afrique ? Quelle est la stratégie de prévention mise en place par des acteurs guidés par les principes de la morale chrétienne dans un continent où la religion chrétienne est vécue différemment ? Les religions ou croyances locales ont une forte influence et la religion chrétienne reste souvent identifiée comme étant la religion du colonisateur.
C’est à la suite de la campagne du Millénaire en 2002 lancée par le secrétaire général de l’ONU Kofi Annan pour « soutenir la participation de la communauté internationale et l’engagement de tous [les États membre signataires de la Déclaration du Millénaire]dans la réalisation des objectifs du Millénaire pour le développement » (2) que l’Administration W. Bush met en place le PEPFAR. En effet, la Déclaration du millénaire adoptée au Sommet du millénaire à l’ONU en septembre 2000 par les cent quatre-vingt-neuf États membres, dont les États-Unis, présente les huit Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) à atteindre d’ici 2015. Le 11 mai 2001, le président américain propose la création d’un nouveau fonds mondial de lutte contre le VIH/sida (Global Fund to Fight AIDS, Tuberculosis, and Malaria) pour atteindre les OMD, notamment le sixième qui est de combattre le VIH/sida. Les États-Unis y contribuent à hauteur de 200 millions de dollars. Cette contribution est en hausse de 30 % comparée au dernier budget de l’Administration Clinton prévu pour la lutte contre le sida à l’étranger. En 2002, la Stratégie de sécurité nationale (National Security Strategy – NSS 2002) souligne l’importance de la santé mondiale et la nécessité impérieuse de stopper les pandémies, dont le sida. L’Administration entend ainsi montrer l’enjeu sécuritaire de la maladie, à l’instar de la précédente administration dès 1999. Mais l’intérêt du président G. W. Bush sur la question se précise en janvier 2003 dans son discours sur l’État de l’Union où il définit clairement le rôle des États-Unis dans la lutte contre le sida en Afrique et présente pour la première fois son plan d’urgence de lutte contre le sida à l’étranger (3).
Présenté par le Représentant républicain ultraconservateur de l’Illinois Henry Hyde, le projet de loi est adopté le 27 mai 2003 sous l’appellation de United States Leadership Against HIV/AIDS, Tuberculosis, and Malaria Act of 2003. Le PEPFAR est un programme reconductible tous les cinq ans, dont les objectifs à l’origine sont de permettre à deux millions de personnes au minimum de bénéficier d’une prise en charge médicale, d’empêcher l’apparition de sept millions de nouveaux cas de maladie et de soigner dix millions d’autres personnes atteintes du sida, en particulier les orphelins dans les quinze pays ciblés par le programme. Reconnu comme étant le plus grand programme de lutte contre le sida à l’échelle internationale (prévoyant un financement à hauteur de quinze milliards de dollars) en plus du fait que les États-Unis soient le plus grand donateur du Fonds mondial de lutte contre le sida, le PEPFAR permet à George W. Bush, de redorer son blason et de se refaire une image, en particulier en Afrique où il était devenu impopulaire avec la guerre en Irak déclenchée quelques mois plus tôt. Le président américain en profite pour effectuer son premier voyage en Afrique en juillet 2003 et la question du sida est au cur des échanges avec ses homologues africains. Il visite ainsi quatre pays 4 des douze pays africains ciblés par le programme PEPFAR.
Le partenariat entre le gouvernement et les FBO n’est pas nouveau. Les organisations confessionnelles ont souvent été sollicitées par l’administration américaine par le passé, lorsque les missionnaires ont construit des écoles ou et investi le tissu social. Fortes d’une grande expérience de terrain, notamment en matière de la lutte contre le sida, ces FBO sont souvent les institutions les mieux organisées et les mieux implantées localement. C’est pourquoi les FBO américaines travaillent souvent en étroite collaboration avec les FBO locales. Si cette collaboration entre Washington et les organisations confessionnelles peut parfois se révéler efficace dans certains domaines, les stratégies de préventions contre le sida mises en place par ces FBO ont été controversées et accusées d’être contre-productives. De fait, la méthode de prévention qui reçoit plus de la moitié des fonds destinés à la prévention est la stratégie AB-C : Abstain, Be faithful, use Condoms (abstinence, fidélité, préservatifs). Le C, censé mettre l’accent sur l’usage du préservatif, est relégué au troisième plan quand il est mentionné par les membres des FBO évangéliques dans les campagnes de prévention, ces derniers étant libres de ne pas aborder le port du préservatif afin de ne pas aller à l’encontre de leurs croyances et de leur foi. En se focalisant sur la stratégie AB, ces FBO évangéliques appartenant très souvent à la droite chrétienne font la promotion d’un certain mode de vie : ils incitent chaque individu à retrouver sa dignité et le caractère sacré de tout être humain, selon les principes moraux de la religion chrétienne.
Trois raisons majeures expliquent cet aspect de la mise en application de la loi de mai 2003. Tout d’abord, à l’origine cette loi a reçu le soutien de l’aile conservatrice du Congrès en adoptant l’idéologie du « conservatisme compassionnel » (compassionate conservatism) développée par Marvin Olasky (5) et expérimentée par G. W. Bush lorsqu’il était gouverneur du Texas. Ensuite, la loi de 2003 recommande explicitement de « promouvoir l’abstinence et la fidélité, d’encourager la monogamie, [
] d’éradiquer la prostitution » (6). Enfin, lors du vote du projet de loi du PEPFAR en 2003, le Représentant Christopher H. Smith du New Jersey, à l’époque président de la sous-commission Afrique (7), a présenté plusieurs amendements parmi lesquels la clause de conscience (conscience clause) (8). En effet, ces FBO qui refusent d’inclure dans leurs campagnes de prévention la distribution des préservatifs mais favorisent plutôt l’abstinence des jeunes jusqu’au mariage et la fidélité chez les couples risqueraient de ne pas recevoir les financements d’une campagne de lutte contre le VIH/sida. Cette clause vise à empêcher qu’elles soient victimes de discrimination lorsqu’elles demandent des financements à Washington, ce qui n’était pas le cas sous Clinton. Grâce à cette clause, plus du tiers des fonds est dédié à des campagnes de prévention axées sur l’abstinence avant le mariage, ce qui revient à stigmatiser le préservatif en reléguant le point C au dernier recours. Sur le terrain, le personnel médical local et des membres de certaines organisations africaines très impliquées dans la lutte contre le VIH/sida dénoncent le fait que la stratégie de prévention contre le sida mise en place par le gouvernement W. Bush à travers les FBO s’appuie sur la morale chrétienne plutôt que sur l’éthique médicale. En effet, les FBO ne s’intéressent qu’à la stratégie AB du volet prévention du PEPFAR qui pourtant, en plus du volet C, met également l’accent sur la transmission du virus de la mère à l’enfant lors de l’accouchement, sur l’utilisation de drogue par injection et sur les transfusions du sang. La promotion de l’abstinence jusqu’au mariage reçoit à elle seule au minimum un tiers des 20 % des fonds destinés à la prévention du VIH/sida. Les conséquences de cette stratégie de lutte contre le VIH/sida sont si néfastes qu’on peut se demander quels en sont les véritables objectifs.
Le ton moralisateur à l’endroit des pays hôtes ainsi que la coloration idéologique et religieuse des programmes exécutés sur le terrain par ces FBO laissent perplexe. À cet égard, le discours de ces FBO et des autorités du PEPFAR tend à classer la population en deux groupes. Le premier groupe dit « normal » est identifié comme ayant un « bon » comportement (respectant les principes de la religion chrétienne) sujet à faible risque de contamination. Le second groupe représente les personnes « hautement vulnérables » ou « à risque » dont le « mauvais comportement » les disqualifie d’avance pour bénéficier du programme PEPFAR : ils sont identifiés comme responsables de la propagation du virus et de la maladie. En effet, la clause de conscience contenue dans la loi de 2003 ainsi que le caractère idéologique et religieux de la stratégie de prévention AB empêchent d’utiliser ces fonds pour des personnes « à hauts risques » comme les homosexuels, les travailleur(euse)s du sexe, les utilisateurs de drogue par injection et la population carcérale. Étant donné que la stratégie AB est la seule présentée aux populations ciblées, à savoir les jeunes et les couples, le but de ces FBO est de proposer un meilleur mode de vie alternatif, « pur, digne et correct », selon la formule consacrée. Pour l’économiste Paul Krugman, les adeptes du conservatisme compassionnel pensent que celui qui donne (FBO) a le droit d’enquêter et même d’imposer un mode de vie à celui qui bénéficie du PEPFAR. En somme, la santé et la survie des populations « à risque » sont conditionnées par l’adoption d’un « bon » comportement. Le discours des FBO conservatrices entraîne la stigmatisation des populations « à risque ».
Tandis que les utilisateurs de drogue par injection et la population carcérale sont des criminels aux yeux de la loi, les homosexuels et les travailleur(euse)s du sexe sont condamnés par les principes de la morale chrétienne et considérés comme ayant des comportements déviants. Le préservatif n’étant destiné qu’aux populations à risque, ceci revient à lier le préservatif à l’échec et à la perversité car d’après ces FBO évangéliques, à savoir Focus on Family qui promeut la famille traditionnelle, ou des personnes comme Scott Lively (9), l’homosexualité et la prostitution sont associées à une sexualité nuisible ou « anormale » selon la religion chrétienne. Si aucune statistique ne peut venir prouver cette intuition, il semble néanmoins évident que la stigmatisation des populations à risque a pour conséquence directe l’augmentation du taux de personnes atteintes du VIH/sida chez les homosexuels et les travailleur(euse)s du sexe, qui ainsi sont condamnés à l’isolement et à la dissimulation de leur maladie à cause des campagnes anti-gays. La classification de la population en deux groupes distincts est inappropriée et injustifiée car la fidélité, la monogamie et l’abstinence ne préservent pas la population dite « normale » du VIH/sida. En effet, on ne contrôle pas la fidélité et l’hétérosexualité de son partenaire même unique, et certaines transmissions sanguines sont indépendantes de la sexualité, de même que la transmission de la mère à l’enfant.
Aussi pour conclure, une question se pose : quel est l’intérêt du gouvernement à financer le prosélytisme de groupes dont le cur de l’action est fondé sur la morale chrétienne, mêlant ainsi politique gouvernementale et religion ? Ceci revient à s’interroger sur la neutralité de gouvernement américain dans l’exécution de la stratégie de prévention ABC dans la lutte contre le VIH/sida et l’ambiguïté du message que peut renvoyer en Afrique le lien entre Washington et la religion à travers les FBO. Mais rappelons aussi que l’Administration G. W. Bush n’est ni la première ni la dernière à financer les groupes confessionnels pour lutter contre cette pandémie. Déjà Bill Clinton en 1996 votait une loi sur la réforme de l’État providence qui insistait sur la notion de choix charitable (charitable choice) (10). L’Administration Obama hérite également du PEPFAR qui est un plan quinquennal et les attentes sont grandes auprès de ceux qui critiquaient l’influence des FBO évangéliques très proches du président républicain afin de réparer les dysfonctionnements observés sous l’Administration G. W. Bush. C’est en novembre 2012 qu’Obama reconduit le programme PEPFAR pour cinq nouvelles années. Notons quelques changements majeurs, notamment concernant les populations à « risque » qui peuvent désormais bénéficier du programme PEPFAR.
1 – Sur les 15 pays ciblés par le PEPFAR, 12 pays sont africains : Nigeria, Afrique du Sud, Botswana, Ouganda, Côte d’Ivoire, Mozambique, Namibie, Zambie, Éthiopie, Kenya, Tanzanie et Rwanda
2 – Organisation des Nations Unies (ONU). « Éliminer la pauvreté d’ici 2015 : Objectifs du Millénaire pour le développement : historique ». http://www.un.org/fr//millenniumgoals/bkgd.shtml [consulté le 20 juin 2013]
3 – Voir George W. Bush. « State of the Union Address », January 28, 2003.
http://www.washingtonpost.com/wp-srv/onpolitics/transcripts/bushtext_012803.html
4 – Nigeria, Afrique du Sud, Botswana et Ouganda.
5 – Le conservatisme compassionnel propose de limiter l’action du gouvernement dans le domaine du social et de confier ce rôle aux FBO. Voir Marvin Olasky, Compassionate conservatism: what it is, what it does, and how it can transform America, New York, Free Press, 2000.
6 – Voir Office and Legislative Policy and Analysis (OLPA), National Institute of Health (NIH) and Congress, « United States Leadership Against Global HIV/AIDS, Tuberculosis, and Malaria Act of 2003, P.L. 108-25 (S. 250, H.R. 1298) », 27 mai 2003, http://olpa.
od.nih.gov/legislation/108/publiclaws/hivtbmal.asp. Consulté le 11 novembre 2009.
7 – Sous-commission des Affaires africaines, des Droits humains et des Opérations internationales, Commission des Relations internationales, Chambre des Représentants, Congrès américain.
8 – Christopher H. Smith in « The Role of Faith-Based Organizations in the United States Programming in Africa. Hearing before the Subcommittee on Africa, global Rights and International Operations of the Committee on International Relations House of Representatives », 109th Congress, Second Session, September 28, 2006, p. 39.
9 – Scott Lively a affirmé devant le parlement ougandais quelques mois avant l’adoption de la loi anti-gay que l’homosexualité était liée à l’holocauste et au génocide rwandais. Propos cités par Kathryn Joyce, « Seeing is Believing: Questions about Faith-Based Organizations Involved in HIV/AIDs Prevention and Treatment », July 16, 2010. http://rhrealitycheck.org/article/2010/07/16/seeing-believing-questions-about-faithbased-organizations-involved-hivaids-prevention-treatment/ [consulté le 20 mai 2013].
10 – La loi Personal Responsibility and Work Opportunities Reconciliation Act (PRWORA) votée en 1996 mentionnait déjà la notion de charitable choice et visait à promouvoir la coopération entre l’État et les FBO éligibles pour le financement fédéral dans le domaine de la santé et du social. La notion de charitable choice visait aussi à protéger les FBO bénéficiaires de l’aide gouvernementale et surtout les libertés religieuses sur lesquelles s’appuient les programmes et services garantis par ces acteurs non gouvernementaux.///Article N° : 11965