Avec Morituri (1997) et Double Blanc (1997), Yasmina Khadra s’était déjà fait remarquer dans le monde du polar. Le dernier volet des enquêtes du commissaire Llob, L’automne des chimères, est paru en mai 1998. Malgré son pseudonymat, nous avons pu joindre l’auteur par l’intermédiaire de son éditeur et par fax interposé.
Pourquoi le polar pour raconter l’Algérie ?
Pour moi, le polar est un mode d’expression aussi valable que les autres. Ce qui importe, dans la littérature, c’est la générosité, c’est-à-dire cette part de vérité qui éclaire les hommes en quête de tolérance et de communications. Chester Himes m’a apporté autant de lumière que Giono et Taha Hussein. C’est grâce à la diversité de leur talent qu’il m’arrive de comprendre un peu le monde. Si j’ai opté pour le polar pour dire la crise de mon pays, c’est sans préjugé aucun, sans le moindre complexe. Et je suis satisfaite des performances de mon commissaire.
Vous avez choisi le personnage d’un homme flic, macho et cynique, pour parler de la lutte contre la violence et le terrorisme de divers »mafias ». Ici, pour symboliser cette résistance, on choisit plutôt la femme ou l’intellectuel algériens. Pourquoi ce choix ?
La résistance, en Algérie, est symbolisée par tout un peuple. Il est vrai que la femme a été la première à s’insurger contre l’intégrisme, mais le reste n’a pas tardé à se mobiliser autour d’elle. Il y a eu les enfants qui, malgré l’interdiction et la destruction de l’école et les crimes abominables perpétrés sous leurs yeux et dans leur classe, ont continué de braver la menace obscurantiste tous les matins pour rejoindre leurs instituteurs, eux-mêmes »assassinables ». Puis, les paysans qui se sont révoltés, à leur tour, contre le proxénétisme des émirs du GIA. Ensuite, les citadins ciblés par les engins explosifs. Aujourd’hui, l’ensemble du peuple est visé, d’où son combat pour sa survie. Il me semblerait injuste d’élever l’intellectuel au rang du martyr suprême. Il n’a été qu’une victime parmi tant d’autres. Il ne peut prétendre à un statut plus honorable que celui des badauds fauchés brutalement au détour d’un souk. Quant au choix d’un flic, pour asseoir ma trilogie, c’est ma façon de lui rendre hommage. S’il est macho et cynique, c’est parce qu’il incarne fidèlement l’Algérien ordinaire.
Dans le dernier livre, Yasmina Khadra et Llob s’avère être la même personne. Mais Yasmina Khadra est-elle l’imagination de Llob ou Llob celle de Yasmina Khadra ?
Je crois avoir été assez claire dans L’Automne des chimères. Je suis convaincue que le lecteur a bien reçu le message. Aussi, restons-en là. Il ne s’agit pas d' »un plaisir à entretenir le mystère », comme le soupçonnait un journaliste, mais d’un impératif vital. Si je ne m’étais pas conformée strictement à la ligne de conduite que je m’étais imposée au départ, inutile de dire quel aurait été mon destin.
Après la mafia politique dans Morituri, la mafia financière dans Double blanc, vous vous attaquez finalement à la mafia religieuse dans L’Automne des chimères. En écoutant les échos de la presse et des médias ici, on aurait tendance à commencer par le dernier – et peut-être s’en tenir là
Pourquoi cet ordre ?
Chacun est libre de commencer par où il veut et de s’en tenir à ce qu’il juge suffisant. Pour ma part, je suis écrivaine. J’obéis à la procédure qui me semble la plus indiquée. Pour expliquer un effroyable phénomène de société, il me fallait commencer par Morituri, c’est-à-dire la mafia politique. Elle est à l’origine du naufrage de mon pays. C’est elle qui a permis l’empuantissement de la société, ensuite l’encanaillement de l’Administration jusqu’au ras-le-bol des laissés-pour-compte qui ont opté pour la violence avant de sombrer dans la barbarie. Ceci dit, je tiens à vous signaler, en tant que croyante, que la relation »mafia-religion » que vous faites pour désigner l’intégrisme est inappropriée. Ces deux vocables sont absolument incompatibles pour faire ménage ensemble. L’église, la synagogue et la mosquée ne peuvent être associées à ce qui relève de la crapule et de la folie.
Y a-t-il une solution à ce qui se passe en Algérie ? Ou, comme le dit un personnage du dernier polar, »ce n’est que quand les fondations de l’empire de la mafia politico-financière seront enfin achevées qu’elle claquera des doigts et le calme reviendra comme dans un rêve » ?
Il y a toujours une solution. Ce qui fait défaut, chez nous, c’est la volonté d’y parvenir. Après sept ans de guerre, je n’ai pas le sentiment de déceler des signes d’amélioration dans notre situation. Certes, l’intégrisme n’a plus l’envergure qu’il déployait au déclenchement des hostilités, mais sa capacité de nuisance n’en semble pas affectée. Les Algériens continuent d’enterrer leurs morts tous les jours, et ce n’est pas rassurant du tout.
Quels échos avez-vous eu de vos livres en Algérie ?
Le bouche à oreille fonctionne, mais on n’en rend compte que rarement dans la presse. Les journalistes évitent d’aller plus loin. Je respecte leur attitude. D’un autre côté, mes livres ne sont pas distribués ici. Ce qui pourrait aussi expliquer ce silence.
Bon nombre d’artistes et d’écrivains algériens vivent actuellement en exil en France ou ailleurs. Avez-vous déjà envisagé de quitter l’Algérie ?
Pour le moment, non. Plus tard, j’y pense. J’aimerais écrire pour le cinéma et la télévision. Je me sens capable d’y apporter une touche supplémentaire. Mais avant, il me faudra convaincre pour mériter l’intérêt que je suscite aujourd’hui.
Le dernier polar clôt les enquêtes du commissaire Llob. Y aura-t-il une suite ? Lino prendra-t-il le relais de Llob ?
J’ai commencé un sixième polar, au début de l’année. Il était même bien avancé. Une enquête que menait Lino sur l’assassinat de Llob. Malheureusement, un ensemble de fâcheux impondérables a ravivé ma déprime, et j’ai renoncé à le poursuivre. Je suis une personne extrêmement fragile lorsque je suis incomprise ou flouée. Contrairement à l’adage, je me charge de mes ennemis, mais je refuse catégoriquement de me préserver de mes amis. J’en ai besoin. Aussi, lorsqu’ils me déçoivent, ils me tuent à moitié.
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