En plein cur du quartier européen de Bruxelles, un bâtiment se dresse. Ses voisins immédiats ont été abattus et seul debout au carrefour de deux avenues, il relève le défi : résister à la ruine qui le menace. Mais pour combien de temps ?
En ce mois de septembre 2005, la façade aux murs lézardés, à la peinture écaillée, s’est ornée d’une pancarte » A VENDRE » surplombé d’un immense point d’interrogation.
Quel mystère recouvre cet endroit ? Que cachent ces murs ? Qui ont-ils vu ? Qu’ont-ils entendu ?
Des livres, des photographies lèvent un coin du voile et des archives témoignent.
Dans l’anonymat, ce lieu sis à l’angle de la rue Belliard et de la rue Froissart conserve des mémoires africaines et européennes, belges et congolaises…
Les étudiants noirs sont peu nombreux en Belgique. Le premier d’entre eux, Thomas Kanza arrivé à Louvain en 1952, est diplômé depuis 1956. Paul Mushiete l’a rejoint en 1953, Mario Cardoso en 1954, Marcel Lihau et Justin Bomboko (1) en 1955.
Au fil de leur arrivée, ils ont pris l’habitude de rejoindre les membres du Groupe Esprit dans un café de la Grand Place. Des personnalités comme Jean Van Lierde, objecteur de conscience, militant pacifiste et futur dirigeant du CRISP (2) ou Jef Van Bilsen, auteur du Plan de Trente ans, participent activement à ces réunions baptisées Les Midis du Congo. Une assistance variée composée notamment d’anciens colons, d’intellectuels et d’anti-coloniaux y confronte ses expériences et opinions sur l’Afrique et son actualité.
En ce début ’58, l’Exposition Universelle va bientôt ouvrir ses portes.
Près de 400 évolués congolais s’apprêtent à répondre à l’invitation. Venir en Belgique, découvrir ses habitants, s’étonner de l’existence de classes sociales, nouer des amitiés. Mais aussi profiter d’une opportunité inattendue : franchir les frontières intérieures qui les cloisonnent au Congo dans leurs provinces respectives.
Aux yeux des étudiants noirs, ce premier grand rassemblement congolais dans la métropole est une occasion unique et avec leurs amis des Midis du Congo, ils décident d’anticiper l’événement en cherchant le moyen de stimuler les échanges entre les Congolais.
11 Mars 1958. Thomas Kanza écrit à Jean Van Lierde » Je pars pour Paris vendredi prochain 14 mars, je vais rencontrer Diop (
) Je tâcherai d’obtenir de lui l’autorisation d’une formule d’éditions belges de Présence Africaine (
) et discuter la possibilité de nous aider dans notre projet de Librairie « .
Accompagné de Mario de Andrade, il se rend à Paris où il rencontre Alioune Diop et Aimé Césaire qui donnent leur accord pour l’ouverture de Présence Africaine à Bruxelles.
À peine trois mois plus tard, le projet de disposer d’un lieu de rencontre suffisamment vaste se concrétise par l’ouverture du Centre International situé 220 Rue Belliard à Bruxelles. La façade arbore un grand bandeau Présence Africaine.
Le Centre International est équipé d’une salle de conférence et d’une librairie Le Livre Africain. Il devient aussi le siège d’une association « Les Amis de Présence Africaine ».
Jean Van Lierde, Guy de Bosschère, Pierre Houart et Anne Magis se voient confier le fonctionnement du Centre qui devient aussitôt le carrefour d’une activité bouillonnante.
C’est Mario de Andrade qui, en juin 1958, donne le coup d’envoi d’une impressionnante série de conférences-débats qui ont pour thèmes l’actualité, la politique, l’émancipation, la littérature et les arts.
Léopold Sédar Senghor, Richard Wright, Aimé Césaire, Alioune Diop, Jacques Rabemananjara, Edouard Glissant, Sengat Kuo se succèdent à la tribune du 220 qui accueille aussi Jef Van Bilsen, Francis Monheim, Albert du Roy de Blicquy, Jean Ladrière, Ernest Glinne, Jean Wolf, Robert Barrat, André Gillis et beaucoup d’autres encore dont les voix résonnent dans la grande salle située au rez-de-chaussée.
Et à en juger par le titre de certaines conférences, on devine que la sûreté tend l’oreille et que la presse se fait l’écho de certaines controverses houleuses.
Ainsi en 1958, Claude Maféma donne une conférence sur le thème de La Communauté Belgo-Congolaise et l’Autonomie du Congo. Alioune Diop, Cheikh Anta Diop, Jacques Rabemananjara et Richard Wright animent une conférence intitulée Le Monde Noir et le Colonialisme. Le docteur Louis-P. Aujoulat aborde L’Afrique au lendemain du référendum français. Ernest Glinne partage ses impressions sur le Congrès d’Accra dans une conférence intitulée Accra et le nationalisme congolais. Albert Kalonji aborde La coexistence entre Blancs et Noirs au Congo. Edouard Glissant évoque Le romancier noir et son peuple.
En 1959, Jef Van Bilsen, anime la conférence Congo 1959. Albert Ndele, étudiant en sciences économiques, traite de L’Avenir économique du Congo. Mario Cardoso aborde la question des Interlocuteurs valables. Paul Mushiete partage ses Regards sur la littérature africaine. Gaëtan Sébudandi, étudiant à Louvain, soulève la question de La Formation des Elites Africaines. Fidèle Nkundabagenzi, étudiant en sciences politiques, aborde celui de La Réforme des structures politiques au Rwanda. Albert Bolela étudie La Presse congolaise et son avenir. Le Père Matota analyse L’éducation des enfants en milieu coutumier bakongo.
1960 voit notamment Robert Barrat s’interroger sur l’état des négociations France F.L.N., Jean Wolf sur Le Maroc à l’heure du choix, Agadir renaîtra, François Perrin sur Les Institutions politiques du Congo Indépendant, Pierre Houart sur L’Eglise devant la guerre et les tortures en Algérie. Jules Chomé se demande D’où vient et où va le Congo ? Herbert Weiss présente L’Afrique dans le monde et Patrice Lumumba fait un exposé intitulé De la prison à la Table Ronde.
Reflet de l’activité fébrile qui anime le 220 Rue Belliard, la librairie du Livre Africain est aussi un lieu de rencontre.
On croise régulièrement Thomas Kanza ou Justin Bomboko entre les rayonnages qui présentent de nombreux ouvrages parmi lesquels : « La passion de Simon Kimbangu » de Jules Chomé ; « La révolution non-violente au Congo » de Jean Van Lierde ; « Congo 1959 » (1er de la série des dossiers du CRISP) ; « La Guinée et l’Emancipation africaine » de Sékou Touré ; « Le Panafricanisme » de Philippe Decraene ; « Théorie économique et pays sous-développés » de Gunnar Myrdal ; » L’unité culturelle de l’Afrique noire » de Cheikh Anta Diop ; « Le Congo à la veille de son indépendance » et « Tôt ou tard. Ata Ndele » de Thomas Kanza.
C’est à visage découvert que Les Amis de Présence Africaine et le Centre International uvrent en faveur de l’indépendance du Congo. Cependant, une modification du 1er article de la Constitution belge permettant la réquisition des troupes et des bases, les rend vigilants sur le risque d’une guerre coloniale. Ils échafaudent un plan « à double détente » qui vise, d’une part, à éviter toute modification significative du dispositif des forces militaires belges et d’autre part, à encourager l’ABAKO (3) dans une lutte non-violente.
Jean Van Lierde, qui est en contact avec les Leaders de l’ABAKO à travers Philippe et Thomas Kanza, leur transmet des textes gandhistes qui servent à la rédaction des consignes de non-violence diffusées par Kongo Dieto et Notre Kongo. Les Leaders de l’ABAKO ont également mis en uvre une stratégie de non-coopération avec les autorités coloniales doublée de la mise sur pied d’une administration parallèle et totalement autonome.
En août 1958, un projet d’arrêté royal permettant l’affectation de tous les militaires belges aux bases métropolitaines du Congo est à l’étude. Le Centre lance une campagne de sensibilisation grand public. Un slogan diffusé par tracts apparaît sur les murs de la capitale.
Pendant ce temps au Congo, le principe de non-coopération s’étend à tout le territoire par l’action conjointe des partis politiques notamment l’ABAKO, le Parti Solidaire Africain (PSA) et le Mouvement National Congolais (MNC). Le boycott prend une telle ampleur qu’il paralyse bientôt les autorités coloniales. Le Général Janssen, Chef de la Force Publique, et les autorités militaires veulent obtenir l’abrogation du 1er article quand le cours de l’Histoire tout à coup se contracte.
Le 4 janvier 1959, des émeutes éclatent à Léopoldville…
Après les émeutes survenues le 4 janvier, les 3 leaders de l’ABAKO, Joseph Kasavubu (4), Daniel Kanza (5) et Simon Nzeza, sont emprisonnés et mis au secret. Ces émeutes qui ont éclaté à la suite de l’interdiction d’un meeting de l’ABAKO ont fait de nombreuses victimes. L’affaire fait la une de la presse et secoue les opinions publiques belges et congolaises. C’est un avocat français, Maître Croquez, qui assure la défense. Devant le risque d’un procès politique, le Ministre du Congo belge et du Ruanda-Urundi, Maurice Van Hemelrijck, les invite à Bruxelles où ils sont libérés. Le 23 mars 1959, ils rendent visite au 220 Rue Belliard.
De nombreux dirigeants politiques parmi lesquels Cléophas Kamitatu du Parti Solidaire Africain ou encore Victor Nendaka et Ngalula du Mouvement National Congolais viennent à la rencontre des étudiants congolais au 220 Rue Belliard.
Le 18 janvier 1960, veille de l’ouverture de la Table Ronde, en présence des délégués congolais et de la plupart des conseillers belges, Marcel Lihau, président de l’association des étudiants congolais, insiste sur la nécessité pour les délégués à la Table Ronde de présenter un front uni. Il initie le Front Commun congolais et reçoit le soutien de Jef Van Bilsen.
C’est également au Centre que l’ensemble des dirigeants congolais signent la demande de libération de Patrice Lumumba. À son arrivée à Zaventem où Jean Van Lierde est venu le chercher et en présence de Victor Nendaka, Albert Kalonji et Joseph Désiré Mobutu, Patrice Lumumba se rend au 220 Rue Belliard avant de rejoindre la Table Ronde.
Le 5 avril 1960, le chanteur Kabasele donne une conférence sur La Musique Congolaise. Invité par Philippe et Thomas Kanza pour réchauffer le cur des délégués congolais des notes de l’African Jazz et créer un chant qui incarne ces journées de Table Ronde, il est l’auteur du célèbre Indépendance Cha Cha.
Ainsi, le 220 Rue Belliard a accueilli dans ses murs de grands intellectuels européens et africains et des figures de l’Histoire du Congo. Quant aux premiers universitaires qui y avaient pris leurs habitudes, ils allaient à leur tour entrer dans l’Histoire en devenant membres du 1er Gouvernement Congolais ou ensuite du Collège des Commissaires Généraux.
3 octobre 1959
Une jeune femme blanche et un jeune homme noir se marient.
Pour anodin qu’il paraisse aujourd’hui, ce mariage est un événement. Premier mariage belgo-congolais.
Ensemble, ils bravent les préjugés et convient leurs amis à fêter leur mariage au cours d’une réception qui se tient 220 Rue Belliard.
L’association Les Amis de Présence Africaine, la librairie Le Livre Africain et le service de documentation furent transférés, en juillet 1961, dans une maison de la rue du Champ de Mars qui n’existe plus aujourd’hui. Le 220 Rue Belliard est quant à lui frappé d’oubli.
Alors nous ? Héritiers d’un passé à la fois lointain et pourtant si proche, nous souhaiterions que l’amnésie ne l’emporte pas sur le souvenir…
Les anciennes vocations de rencontre, de brassage d’idées et de promulgation de la paix du 220 ne devraient-elles pas être rappelées sur une plaque apposée à cet endroit ?
Peut-être même devraient-elles inspirer la réhabilitation de ce bâtiment qui renaîtrait en un carrefour intergénérationnel, un lieu d’échanges où les mémoires restaurées et mises en perspective serviraient de socle à l’avenir de l’Histoire.
Avec nos remerciements à Mme Claudine Van der Elst et à M. Jean Van Lierde pour le crédit photographique
Notes :
1) Inscrit à l’ULB en 1955, Justin Bomboko est le premier congolais diplômé de cette université.
2) CRISP : Centre de Recherche et d’Information socio-politiques auquel on doit notamment la précieuse collection Congo qui couvre la période 1959 à 1967 et l’ouvrage ABAKO 1950-1960.
3) ABAKO : l’Alliance des Bakongo est la première formation politique créée au Congo en 1950 et qui jouera un rôle moteur dans la décennie précédant l’Indépendance.
4) Joseph Kasavubu, Président de l’ABAKO, deviendra le premier Président du Congo Indépendant.
5) Daniel Kanza, Vice-Président de l’ABAKO, est le père de Philippe et Thomas Kanza.Bibliographie :
· La guerre sans armes, douze années de lutte non-violentes en Europe (1952-1964), par Jean Van Lierde & Guy de Bosschère, co-éd. Luc Pire Bruxselles, Karthala Paris, 2002
· Du Congo Belge au Congo Indépendant 1940-1960, Emergence des Evolués et genèse du nationalisme, par J-M Mutamba Makombo Kitatshima, IFEP, Kinshasa, 1998
· Congo 1945 1960, la fin d’une colonie, Jef Van Bilsen, éd. CRISP, 1994
· Correspondance Thomas Kanza et Jean Van Lierde
Pour le 220 Rue Belliard comme lieu d’Histoire
Francesca Bomboko – Armand Borrey-Kasumbu – Daniel Cattier – Valérie Kanza
Véronique Habran – Olivier Mushiete – Roch Tran
Contact : [email protected]///Article N° : 4074














