Erika Nomeni : « Mon livre représente des personnes qu’on ne voit pas souvent »

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L’Amour de nous-mêmes est le premier roman d’Erika Nomeni, afroqueer, autrice-compositrice, rappeuse et DJ. Africulltures a rencontré l’artiste, basée aujourd’hui à Marseille.

 

Il s’agit de votre premier roman. Comment l’idée a-t-elle germé et pourquoi avoir choisi la forme romanesque ?

Je n’avais pas forcément l’idée d’écrire un livre. J’avais écrit un premier texte, Négrophobie, négrophilie, mêmes péripéties. Mon éditrice de Hors d’atteinte est tombée dessus, elle m’a contactée. Je lui expliqué que j’écrivais déjà. Je suis d’abord une rappeuse, donc j’écris régulièrement des textes de rap, de chansons. Elle m’a demandé sur quoi je voulais écrire et j’ai dit : « l’amour, parce que pour moi c’est fondamental ». Je voulais faire un roman « classique » plutôt afro-futuriste, j’aime tout ce qui est science-fiction. Mais je n’arrivais pas à écrire ce que je voulais dans un roman « classique », j’ai eu un petit blocage et puis finalement j’ai commencé à écrire sous forme de lettres.

Le texte de départ, qu’a lu votre éditrice, était donc un essai ?

C’était un texte de trois pages. Je racontais ma vie à Marseille, la négrophobie ambiante et la négrophilie du milieu artistico-politique. Je disais que j’avais besoin de rencontrer des personnes noires qui subissaient ça aussi, qu’il était urgent en quelque sorte qu’on se rencontre et que j’étais prête à dépasser ma peur des groupes pour cela. Vu que je fais de l’art, ça me semblait logique d’écrire un roman plutôt qu’un essai. L’idée de la forme du roman est venue spontanément, et celle du roman épistolaire parce que je voulais que ce soit quelque chose d’intimiste. Je parlait surtout d’amour aussi.

Les relations hommes-femmes sont peu évoquées dans le roman, mais lorsqu’elles le sont, elles sont marquées par la violence et les rapports de force. Cependant, les relations entre femmes n’apparaissent pas forcément plus apaisées. La violence au sein des relations interpersonnelles est-elle une thématique qui vous tient à cœur ?

On vit dans un monde très violent. A travers le personnage d’Aloé, je décris juste la violence que moi-même je peux subir, que je vois dans la vie. Mais ce livre est vraiment une fiction dans le sens où ce qu’elle vit c’est encore pire ! Je pense que c’est important de mettre des mots sur ces violences parce que quand on n’en parle pas, elles nous détruisent davantage. Pour moi c’était important de parler de la violence, mais aussi de parler d’amour.

D’amour qui dépasse la violence ?

Oui, qui dépasse la violence.

Cette violence apparaît également, au moins sur le plan symbolique, au sein du milieu militant, dans lequel un esprit d’ouverture est a priori mis en avant…

C’est quelque chose que j’ai vécu. La violence est partout, et ce que j’essaie de dire aussi, c’est qu’on peut tous êtres auteurs de violences, qu’à certains moments de notre vie on est des victimes, mais qu’on peut aussi être des bourreaux. En fait, ce n’est pas parce qu’on a été bourreau qu’on ne peut pas être victime et inversement. Parfois, je pense que le personnage d’Aloé s’est senti démuni et elle ne pensait pas qu’elle pouvait agir contre les structures qui peuvent être oppressantes. Mais on a aussi ce pouvoir, celui de détruire et aussi de construire, d’aimer. Malgré la société, malgré les structures, on peut quand même faire des choix. C’est possible de sortir des rôles qu’on endosse ou qu’on nous assigne.

Qu’on peut inverser les rôles finalement ?

Oui. Moi j’ai écrit ce livre et je me suis rendue compte que d’une certaine façon, j’étais en train de devenir une transfuge de classe, que j’étais en train de sortir de ma condition, et que si jamais je continuais, et imaginons que je gagne beaucoup d’argent, je pourrais oppresser des gens à cause de ma classe, ou en tant que personnes cis, peut-être par exemple blesser des personnes trans. C’est beaucoup plus complexe que juste bien et mal, noir et blanc.

Les femmes noires queer sont très peu représentées dans la littérature et le cinéma, en particulier en France (cela change peu à peu aux États-Unis, en particulier dans l’univers des séries). Ce roman est-il pour vous une manière de combattre cette invisibilisation ?

Oui, c’était important mon livre représente des personnes qu’on ne voit pas souvent, qui sont en dehors des normes. Pour moi, c’est vraiment très important parce que franchement… il n’y a pas grand-chose. Et surtout, quand j’ai écrit ce livre, je me suis demandé à qui je voulais m’adresser. Évidemment c’est un livre qui parle d’amour donc je pense que c’est très universel, mais je n’avais pas envie de me tromper sur les personnes à qui je voulais parler. J’aurais aimé lire ce livre quand j’étais plus jeune. Au lycée, j’ai par exemple lu Virginie Despentes, mais c’était la seule autrice que je connaissais qui soit un peu underground, féministe. Je ne connaissais pas Audre Lorde, toutes ces personnes que j’ai découvertes plus tard dans les milieux militants dans lesquels j’ai traîné. J’avais envie que ce soit quelque chose de contemporain, qui parle aussi aux nouvelles générations et qui puisse aussi me parler encore.

Quel est le public auquel vous vouliez vous adresser ?

Je pense que j’ai vraiment besoin de parler aux personnes afrodescendantes, africaines, noires, afroqueer, des personnes de mes communautés, je dis de mes communautés (rires). Mais ça me fait aussi très plaisir parce qu’il y a des personnes blanches, des meufs cis hétéro, de classe supérieure (a priori on est quand même à l’opposé) qui sont aussi très touchées par ce livre, donc je me dis « ouah quand même c’est ouf ! » Mais j’avoue que quand je l’ai écrit, ce ne sont pas les personnes à qui j’avais envie de parler en première instance, mais je savais aussi que vu que c’était un sujet universel, normalement tout le monde peut s’identifier.

Vous utilisez l’écriture inclusive et le pronom non-binaire iel, en particulier pour désigner le personnage de Mario, mais de manière non systématique. Y a-t-il une raison à cela ?

J’ai surtout utilisé iel parce que à un moment donné je parle d’une personne trans et vu que dans l’ordre chronologique c’était avant sa transition, je ne me voyais pas dire « elle ». Je dirais que comme la plupart des gens, j’apprends à utiliser le iel, ce n’est pas quelque chose de très courant, je dis encore il, elle, des fois je dis iel.

Un glossaire est présent en fin d’ouvrage. S’agit-il d’un choix personnel ou une demande de votre éditrice ?

C’est l’éditrice qui m’a dit que ce serait bien d’avoir un glossaire, j’ai accepté parce que je pense que c’est vrai qu’il y a des mots que les gens ne connaissent pas.

Le roman aborde à de multiples reprises le rapport entre classes sociales et les relations Blancs-Noirs. La narratrice regrette à plusieurs reprises que, dans les milieux artistiques correspondant généralement à des classes sociales moyennes-supérieures, elle soit presque toujours la seule Afrodescendante. Par ailleurs, son appartenance à ce milieu artistique lui est aussi parfois reprochée. Est-ce un constat et une expérience que vous avez vous-même vécus ? 

Personnellement, je le vis dans la vie de tous les jours. Ce qu’Aloé dit dans le livre, c’est surtout qu’elle est isolée : tu vas là-haut, dans ce milieu, parce que tu penses peut-être, à raison ou à tort, que c’est comme ça que tu vas échapper à ta condition alors qu’en fait tu restes quand même dans ta condition. Du coup dans ma vie personnelle j’apprends aussi à lâcher prise vis-à-vis de ça, des attentes que peuvent avoir les autres. J’apprends juste à me dire que c’est normal, je fais partie de plusieurs communautés. Je vois ça vraiment partout, cette envie, cette jalousie. Les gens se disent que si quelqu’un a réussi (parce qu’on va dire que j’ai réussi par rapport aux codes sociaux), cette personne a le pouvoir de t’écraser, du coup tu as peur qu’elle utilise ce pouvoir, que cette personne veuille te détruire. J’apprends à dealer avec ça en ce moment, et à me dire que les gens font ce qu’ils veulent et qu’il faut juste que j’apprenne à lâcher prise (rires), je ne sais pas quoi faire de plus !

Qu’est-ce qui selon vous pourrait faire évoluer cette situation ? Est-ce propre au milieu marseillais ou cette constatation est-elle plus générale ?

Comme le dit Aloé au début du livre, avant quand j’habitais à Paris ça n’était pas la même chose : à Paris, il y a 6 millions d’habitants, à Marseille moins d’un million, en termes de représentation des personnes noires, ce n’est pas la même chose. Par exemple, j’ai travaillé à la Friche [la Belle de Mai] ;  ceux qui sont à l’entrée sont des Noirs et des Arabes, ceux qui nettoient les toilettes, des Noirs et des Arabes. Les seuls Noirs et Arabes qui entrent dans l’espace travaillent dans les cuisines. Dans les bureaux, il doit y avoir peut-être 1% de Noirs, peut-être 3-4% de personnes racisées au total… Et ce, au sein de la Friche, qui est un gros espace culturel à Marseille ! Je pense qu’à Paris c’est différent. Ici, les gens n’ont pas l’habitude, des fois j’ai l’impression qu’ils ne savent pas comment se comporter avec moi : dès qu’ils se rendaient compte que je travaillais à Radio Galère ils étaient un peu perdus…

Vous glissez de l’anticipation dans votre roman. Y a-t-il des auteurs/autrices ou plus largement des artistes afro-futuristes qui vous ont particulièrement influencée ?

Celle qui m’a inspirée, c’est la réalisatrice du qui a fait le film Rafiki, Wanuri Kahiu, j’avais beaucoup aimé la bande-son, et même son esthétique bubble gum, comme elle l’appelait.

Pensez-vous que l’afrofuturisme puisse jouer un rôle dans le combat pour le dépassement des catégories sociales/raciales/de genre ?

En tout cas, je sais que, au moins dans les films de science-fiction occidentaux que j’ai pu voir, les Noirs étaient rarement représentés, et quand ils l’étaient, ils mourraient avant la fin. C’est toujours des Blancs qui vont sauver le monde… Je pense que c’est bien les documentaires, les essais, mais je pense qu’il y a vraiment besoin qu’on soit dans l’imaginaire. Ça s’est vu avec le film Black Panther. Dans ce livre, je parle encore beaucoup de catégories sociales et raciales, et les personnages blancs ont finalement pris de la place. Mais  dans le futur, si je suis amenée à écrire autre chose, ça ne sera qu’avec des Noirs, pour ne parler que des personnes noires parce qu’il y a tellement de choses à dire entre nous, dans nos communautés. Là, c’est mon premier livre, j’avais beaucoup de choses à dire. Par exemple, je regarde pas mal de séries nigérianes et des fois ça fait juste du bien… Dans le livre, je parle de ma condition dans un pays occidental mais des fois ça fait juste du bien de parler de plein d’autres choses, sans parler de notre condition en tant que Noir.e, ce n’est plus un problème. J’aimerais bien arriver à faire ça aussi. Et je pense que j’ai déjà essayé de le faire dans le livre, surtout quand Aloé parle à sa famille.

Avez-vous d’autres projets, après la publication de ce premier roman ? 

Oui j’ai d’autres projets, mais je préfère ne pas en parler parce que je ne sais pas si ça va se faire ou pas et aussi parce que j’ai envie d’apprendre d’Aloé et de prendre le temps de prendre soin de moi, de guérir mes blessures. Pour le moment, j’essaie de vraiment prendre du temps pour moi, pour les gens que j’aime, mes proches.

Comment as-tu vécu cette expérience d’écrire ?

C’était libérateur ! (rires) Je pense que  ça m’a fait économiser des heures chez la psy. Maintenant que c’est sorti, il faut que j’affronte aussi un peu ma famille, vous imaginez les questions qu’ils ont… C’est un peu compliqué à gérer, mais sur le coup c’était vraiment libérateur d’écrire.

Parce que c’est des choses qu’ils ne connaissent pas forcément ?

Oui et ce dont Aloé parle, c’est quand même très intime, mais c’était un choix. Je pense que je ne pouvais pas dire les choses autrement que de cette manière, sinon ça aurait été trop superficiel. J’espère aussi que ça va peut-être les aider, les aider à mieux me comprendre.

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