De 2003 à 2008, le Brésil est devenu le septième partenaire commercial de l’Afrique. En 2010, l’Afrique représentait presque 5 % des exportations du pays. Notre « fenêtre lusophone » du mois de juin, intitulée « Relations Afrique/Brésil : vers de nouveaux liens ? » explore les réalités politiques et culturelles des nouvelles relations entre le géant brésilien et le continent africain.
Co-fondatrice de Buala et curatrice établie à Rio de Janeiro, Marta Mestre revient avec nous sur plusieurs collaborations Afrique/Brésil dans le domaine des arts visuels, sur les relations entre les deux côtés de l’ « Atlantique Sud » et sur des éléments fondamentaux de l’identité brésilienne.
Vous avez été impliquée dans deux projets culturels liant l’Afrique au Brésil : la plateforme África Mundos – Resistências Contemporâneas et le projet Terceira Metade. Pourriez-vous nous expliquer en quoi ont consisté ces projets ?
Les deux projets ont à voir avec un intérêt croissant à produire des discours transversaux et transcontinentaux, dans le contexte d’un Brésil toujours plus partie prenante dans un monde globalisé. « África Mundos – Resistências Contemporâneas » (« Afrique Mondes – Résistances contemporaines ») est un projet qui était porté par l’association Exo, qui a présenté et discuté, spécialement à São Paulo, la culture et le contexte social des Africains contemporains, principalement autour de la figure de Fela Kuti et des activismes panafricains, en les mettant en perspective avec les débats actuels et les questions sur l’identité afro-brésilienne. J’ai collaboré à ce projet seulement par un texte pour alimenter la plateforme d’un point de vue critique. Je ne peux donc pas en dire beaucoup plus.
En ce qui concerne Terceira Metade , le projet est lié à mon arrivée au Brésil et à l’expérience du site Buala, que j’ai lancé avec la Portugaise Marta Lança en 2008/2009, et qu’elle coordonne à présent toute seule.
En 2010 je suis arrivée au Brésil et j’ai proposé au Musée d’Art Moderne de Rio de Janeiro (le MAM-Rio) de lancer une rencontre sur l’Atlantique Sud, qu’on a appelé « Terceira Metade » (« Troisème moitié »). Je venais juste de faire un voyage très particulier en Afrique du Sud avec un groupe d’amis et l’écrivain anthropologue angolais Ruy Duarte de Carvalho, auteur du livre homonyme Terceira Metade, et j’étais en contact avec un groupe de personnes très intéressant, spécialement dans le contexte lusophone, qui pensaient de manière critique les échanges culturels et symboliques de l’espace atlantique.
On connaît l’importance du « black Atlantic » dans la constitution des avant-gardes et du modernisme au XXè siècle, mais beaucoup plus en ce qui concerne le trafic dans le Nord, c’est-à-dire les échanges culturels de personnes et artefacts qui ont été amenés de l’Afrique vers l’Europe ou les États-Unis.
J’ai senti qu’il y avait matière à construire un dialogue Sud-Sud, pas uniquement en revenant sur les moments historiques d’échanges et de contacts majeurs (le commerce d’esclaves et de marchandises), mais aussi par des possibilités et attentes actuelles, avec un regard contemporain. Et j’ai pensé que ce débat devait avoir lieu dans une ville qui historiquement avait eu un rôle actif dans cette géopolitique du Sud noir.
Pendant deux mois, en 2010, nous avons organisé au MAM-Rio des expositions, débats, conférences, cycles de cinéma africain, avec la participation de personnes de disciplines différentes : photographie, littérature, cinéma, architecture, arts visuels, économie, aussi bien africains que non-africains. Nous avons essayé de répondre à plusieurs questions, mais je pense que le fil conducteur des débats a été l’idée de représentation de cet espace de l’atlantique sud : l’espace artistique, humain, émotionnel, anthropologique, économique, social, etc.
Ces projets s’inscrivent dans une longue liste d’événements nés dans les années 2000, traitant des cultures brésiliennes noires ou des cultures africaines : le festival Back2black, le Festival Cultural Cacheu, le projet Caminho de Escravos et bien d’autres. Comment expliquez-vous ce regain d’intérêt pour l’Afrique et les cultures noires au Brésil ces 15 dernières années ? Et comment expliquez-vous, à l’inverse, le désintérêt du Brésil pour ces questions jusque-là ?
Je pense que vous touchez un point essentiel, qui est celui de la polarité dans le champ de l’inscription culturelle. Il ne s’agit pas d’un chemin continu, linéaire, graduel, mais de quelque chose de l’ordre du fragmenté, pulvérisé. Quelque chose qui au moment précis où il tente de s’inscrire – dans le sens de laisser une marque signifiante dans le langage commun de la société – est rapidement transformé en événement traumatique. Bien sûr, nous entrons ici dans un fond psychanalytique qui en réfère au colonialisme et qui aurait besoin d’être exploré de manière plus poussée, mais qui agit encore dans la société brésilienne. Gilberto Freyre a écrit un jour que le Brésilien est noir dans ses expressions sincères, et que se on excluait tout ce qui est de l’ordre de l’imitation de l’autre, on aurait un fond de sincérité noir, et aussi indigène.
Cependant, pour le meilleur ou pour le pire, je ne sais pas, la sincérité est l’ennemi du capitalisme, et à cause de cela il a fallu éteindre, effacer, occulter les expressions les plus sincères du peuple brésilien. Cela a été le cas du candomblé (1), les communautés quilombolas (2), de l’umbanda (3), du jongo (4), pour ne citer que quelques exemples. Au nom du développement il semble nécessaire que les Brésiliens deviennent moins noirs et moins indiens.
Le Festival Back2Black sert, de la même manière que d’autres événements culturels (aujourd’hui au Brésil la culture est toujours abordée comme un « événement »), à ce qu’on parle de pouvoir et de contrôle du secteur privé dans la définition de la consommation culturelle. J’applaudis l’excellente programmation, qui amène les plus grands noms de la musique africaine au Brésil, mais la participation de l’État uniquement par exonération fiscale (loi Rouanet) vis-à-vis des grandes entreprises, ne facilite pas l’accès du festival aux classes populaires. Un jeune étudiant noir habitant la périphérie n’a pas les moyens de voir un spectacle de Rokia Traoré, et ce qui pourrait être un moment de transversalité et de rencontre, ne l’est pas.
Au niveau des arts plastiques, pourriez-vous nous citer quelques exemples de collaborations artistiques entre plasticiens brésiliens et africains ? Je pense notamment au projet de collaboration Luanda/Salvador de Bahia (5) porté par la Fondation Sindika Dokolo et le Conseil d’Administration des musées du gouvernement de Bahia (DIMUS).
Il y a effectivement eu d’importantes collaborations artistiques entre brésiliens et africains ces dernières années, spécialement avec les pays d’Afrique de l’Ouest. Deux projets se distinguent par leur longévité et leur angle, qui vont à l’encontre de la fragmentation qu’il y avait.
D’abord le projet « VideoBrasil » (6), coordonné par Solange Farkas. Il s’agit d’un projet extraordinaire de 30 ans, dédié au mapping et à la diffusion de la production artistique de l’axe Sud, et qui a établi des partenariats entre autres avec le Sénégal, le Cameroun, le Nigeria, amenant et envoyant des artistes, diffusant les idées critiques de plusieurs penseurs africains, et qui en 2005 a monté une importante Mostra Pan-Africaine d’Art Contemporain.
Ensuite, la recherche qui a donné le livre « A Mão Afro-Brasileira » (« La Main Afro-brésilienne »), coordonnée par l’artiste et curateur du musée Afro-Brésilien Emanoel Araújo. Il s’agit d’une plongée exceptionnelle dans les manifestations religieuses et artistiques associées aux idées de racines culturelles noires et d’africanité, qui ressort, contre toute amnésie, toute la culture matérielle et immatérielle de 500 ans, en laissant sentir les tensions et les conflits. C’est le genre de projets qui font des petits, et je vois que l’abordage transdisciplinaire d’expositions plus récentes comme la 27è Biennal de São Paulo, connue comme « Biennal de l’Anthropophagie » ou « Histoires métisses », à l’Institut Tomie Ohtake en 2015, doivent beaucoup, d’une certaine manière, au lègue culturel d’Araújo.
Contrairement à VideoBrasil, qui promeut les échanges transnationaux entre l’Afrique et le Brésil, la recherche d’Emanoel Araújo est centrée sur la diversité des expressions africaines sur le territoire brésilien, et mon avis est que ces deux projets ont une certaine complémentarité.
Cependant, ces échanges ne sont pas si nouveaux que cela. Encore récemment, j’étais en train de faire des recherches à l’École d’Arts visuels du Parc Lage à Rio de Janeiro, et je suis tombée sur un matériel formidable datant des années 1970-1980, d’actions culturelles qui ont eu lieu dans des écoles et qui avaient comme motif principal les cultures d’expression africaine. Le projet Kalunga, vers la fin des années 1970-début des années 1980, dans lequel des musiciens comme Gil, Djavan, Chico Buarque, Martinho da Vila ou Clara Nunes ont appuyé publiquement d’indépendance de l’Angola et ont réalisé des concerts à Benguela (7), par exemple.
Cela montre que les contacts ont toujours existé, de manière plus ou moins visible. Donc la question n’est pas tant celle des contacts en eux-mêmes, mais plutôt des mécanismes de visibilité ou invisibilité de ces échanges. Et de pourquoi ils prennent une forme et pas une autre.
Je pense que l’un des points fondamentaux est celui du rôle de l’État et des politiques publiques. Je pense que ces dernières années, en plus du système de quotas à l’université, le Brésil a fait un effort pour mettre en place des politiques culturelles qui visent à réparer des asymétries séculaires, en ce qui concerne les artistes et agents culturels noirs. Je ne sais pas si on peut déjà mesurer les résultats, mais il y a par exemple un groupe très intéressant de jeunes artistes visuels, principalement à São Paulo, qui amènent le débat sur la visibilité/invisibilité. Ils se sont appelés « Présence noire » et ce qu’ils font surtout, c’est d’apparaître dans des inaugurations des principales galeries d’art de la ville. Rien que ça. On ne peut pas véritablement parler de performance, parce qu’ils ne revendiquent pas ça comme un geste artistique. Mais la simple présence de corps noirs dans un espace habituellement fréquenté par des blancs, produit un effet de contraste et de différence. Ils abordent directement le problème de la présence plus que réduite des artistes noirs au Brésil, dans les expositions, les biennales, en disant « regardez comme ce problème est également le vôtre ».
Vous expliquez dans un texte (8) à propos du projet África Mundos – Resistências Contemporâneas que la notion d’ « identité inachevée » de Stuart Hill résonne particulièrement bien dans le cas du Brésil. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi et en quoi les liens « retrouvés » avec l’Afrique peuvent contribuer à la formulation de l’identité brésilienne ?
Quand Hall parle d’identité inachevée (ou décentrée, ou délocalisée), il se réfère au sujet moderne fragmenté que l’on expérimente aujourd’hui, après un long processus de corrosion des États-Nations, au cours d’une trajectoire qui va des Lumières au monde globalisé du XXIè siècle.
Ce qui est très curieux, c’est que le Brésil naît déjà moderne, je dirais, prématurément, par rapport au reste du monde. C’est comme s’il y avait eu sous les tropiques brésiliens une anticipation de ce sujet moderne abandonné et inachevé. L' »anthropophagie » est la plus haute expression de cette construction subjective et « Macunaíma », le roman de Mário de Andrade, de 1928, donne corps à ce processus tragi-comique en mettant au centre de l’histoire un « héros sans aucun caractère », moitié indien, moitié noir, aux confins de l’Amazonie.
Un point intéressant, soulevé je crois par Gilberto Freyre, est le fait que dans la langue nationale le terme « brésilien », avant de désigner une nationalité, désigne un type spécifique de sujet, le métis. Donc le brésilien serait tout ce qui n’est pas le Portugais colonisateur, doublement caractérisé par la couronne et par l’épée, contre l’ « autre » non caractérisé.
Toujours selon Freyre, le suffixe « -eiro » (de « brasileiro », « brésilien » en Portugais) donnerait une connotation négative, basse, au mot, et donc à l’identité, brésilienne.
Je pense que la dimension continentale du pays le pousse à regarder vers l’intérieur, pas seulement par rapport à l’Afrique, mais aussi par rapport aux pays voisins d’Amérique Latine, et, par conséquent, beaucoup de belles rencontres se perdent.
Dans un entretien que j’ai fait avec la curatrice nigériane Bisi Silva pour le site Buala (9), elle me disait une chose très intéressante : elle m’expliquait qu’à Lagos, au Nigeria, les traditions ancestrales étaient en train de disparaître, et qu’au Brésil, spécialement à Bahia, il était possible de retrouver des survivances de ce passé, avec un certain degré d’authenticité, mais aussi du syncrétisme. On peut imaginer un futur où l’Afrique serait toujours moins africaine et où le Brésil serait de plus en plus africain, comme le disait Bisi Silva dans cet entretien..
Le traitement de l’Afrique semble toujours, au Brésil, ramener à la question des afro-descendants brésiliens, de la hiérarchie raciale et culturelle au Brésil
Au final, peut-on réellement parler d’intérêt grandissant des brésiliens pour l’Afrique, ou seulement d’un prétexte pour repenser la place des cultures noires au sein du Brésil contemporain ?
La question de la hiérarchie est une question importante qui touche à la structure complexe de la société brésilienne, et à la manière dont nous nous percevons les uns les autres. Le sociologue allemand Axel Honneth a développé une théorie de la reconnaissance, qui, pour résumer, explique qu’un être ne reconnaît l’autre que s’il est lui-même reconnu par l’autre, et que les processus sociaux qui génèrent de la violence sont dus à des déficits dans ce processus de reconnaissance. Honneth distingue trois sphères de reconnaissance : celle des affections, celle de la loi et du droit, et celle de la solidarité.
Ce qui se passe au Brésil, c’est que la loi et les droits ne sont pas encore complètement garantis, puisqu’il s’agit d’une société clairement divisée, et que le fondement de la division (économique et sociale) est racial. Donc la question n’est pas d’être afro-descendant, de telle communauté ou religion, venant de telle ou telle partie d’Afrique. Il s’agot uniquement d’être blanc ou noir. Cette distinction détermine l’accès aux uns et bloque aux autres les garanties fondamentales de tous. C’est un processus de violence. Il existe bien sûr du mouvement, de la mobilité, et le champ culturel est particulièrement propice à la reconnaissance sociale des personnes, mais même comme cela c’est limité.
Si on prend l’exemple de la si célèbre Musique Populaire Brésilienne (MPB), on voit qu’on a presque toujours un chanteur blanc qui parle du peuple noir, métis, dont on entend rarement la voix. Le rap est la première manifestation musicale qui renverse ce phénomène.
L’intérêt des Brésiliens pour l’Afrique doit être accompagné d’un intérêt des Africains pour le Brésil, le mouvement est à double sens. Dans le cas du Brésil, je pense que cet intérêt est encore alimenté par des questions internes, mais un jour il en résultera un flux d’échanges plus intense dans l’Atlantique Sud.
(1) Candomblé : religion syncrétique afro-brésilienne
(2) Communautés quilombolas : communautés noires issues des quilombos, lieux de rassemblement des esclaves marrons du temps de l’esclavage brésilien
(3) Umbanda : religion afro-brésilienne
(4) Jongo : danse et musique noire du Sud-Est du Brésil
(5) Pour en savoir plus à ce sujet, lire l’article de Buala Luanda e Salvador rediscutem seus laços por meio da arte
(6) http://site.videobrasil.org.br
(7) Benguela : ville angolaise, située au Sud de Luanda, sur l’océan atlantique.
(8) http://www.arquivoexo.org/africa-mundos/ensaio
(9) Mobilizar as duas partes do atlântico sul, conversa com a curadora Bisi Silva Ler aqui a versão portuguesa do artigo #6 « Um futuro em que África seria cada vez « menos » África e o Brasil seria cada vez mais africano »///Article N° : 13045