Existe-t-il une mode noire ?

Entretien de Ayoko Mensah et Jean-Pierre Monot avec Pascale Berloquin-Chassany

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Docteur en sociologie, Pascale Berloquin-Chassany a consacré sa thèse aux créateurs de monde noirs des deux côtés de l’Atlantique : en France, aux Etats-Unis, en Afrique de l’Ouest et dans les Caraïbes. Sa recherche étudie, entre autres, comment s’est constituée une nouvelle génération de créateurs et comment celle-ci participe à une « reconstruction de l’identité noire ».

Comment est né votre intérêt particulier pour les créateurs de mode noirs ?
Lorsque j’ai eu vent de la première édition du Festival international de la Mode Africaine (FIMA) au Niger en 1998, je ne connaissais rien à la mode. J’ai été intriguée par le fait que le créateur Kenzo se rende dans le désert de l’Aïr, près d’Agadez. L’événement s’annonçait extraordinaire et la présence de Kenzo, même pour une néophyte comme je l’étais, renforçait cette impression. À cette occasion, je me suis rendu compte que le nom de Kenzo m’était familier alors que je n’avais jamais entendu parler de créateurs noirs. Ma recherche est partie de ce défi : éclairer l’invisibilité de la créativité noire dans le champ de la mode. Cela m’a amenée à découvrir une extraordinaire activité noire dans le luxe international.
Vous rappelez que le concept même de mode est historiquement le monopole de l’Occident. Comment s’est constituée une génération de créateurs noirs reconnus à l’échelle internationale ?
Ce n’est pas tant le concept de mode, qui peut exister dans n’importe quelle société, que sa dimension institutionnelle qui est spécifiquement, historiquement, occidentale. Le champ de la mode occidentale fonctionne comme un système avec ses acteurs et ses règles. Il est évident que, pour n’importe quel créateur, l’espoir d’y entrer et d’y rester est très mince. Dans les années 1980, Chris Seydou (originaire du Mali) et Patrick Kelly (originaire des États-Unis) avaient bénéficié d’une certaine reconnaissance à Paris. Ensuite, Xuly Bët et Oswald Boateng se sont imposés. Ces quatre exemples correspondent à des dynamiques individuelles qui s’inscrivaient dans l’air du temps de la société occidentale. On ne peut parler de génération de créateurs noirs reconnus à l’échelle internationale qu’à partir de l’essor de la vague ethnique dans les années 1990.
La présence de l’Afrique dans la mode occidentale n’est pourtant pas récente…
Plusieurs créateurs ont fait référence à l’Afrique comme Carven qui a utilisé le pagne dès 1950 par exemple. Ce qui est nouveau dans les années 1990, c’est l’ouverture des journalistes à la créativité noire. Comme s’ils souhaitaient interroger, valoriser l' »authenticité » des créateurs d’origine africaine, antillaise. Par ailleurs, des créateurs noirs ont séduit des investisseurs, des organisateurs d’événements culturels et ont aiguisé l’intérêt des médias. À la veille de l’an 2000, il y avait non seulement des artistes qui proposaient du luxe, mais une demande internationale de créativité noire.
Paris a-t-il été une porte d’entrée privilégiée pour ces créateurs, dans le sillage du « Paris noir » des clubs de jazz ou des salons littéraires fréquentés dans les années 1950 par les artistes afro-américains et africains ?
Paris est certainement une porte d’entrée privilégiée pour les créateurs en général dans la mesure où l’institution de la Mode s’y est épanouie. Ses acteurs se démènent d’ailleurs pour conserver cette centralité, concurrencée par New York et Milan. De plus, la présence d’immigrés noirs et un certain intérêt des élites françaises pour l’art africain ont favorisé l’émergence la vague ethnique à Paris. Il ne faut pas oublier non plus l’extraordinaire énergie créative qui s’est développée en Afrique de l’Ouest en connexion avec Paris, Washington, New York et Tokyo. Grâce à Internet, à la réduction du coût des transports, des créateurs installés en Afrique ont accédé à une visibilité internationale et ont pu participer à des événements aux quatre coins de la planète.
Vous empruntez au chercheur britannique Paul Gilroy le concept d' »Atlantique noir », par lequel il propose une approche en mouvement de l’identité noire, contre ceux qui en ont une conception figée. Comment ce concept influe-t-il dans le champ de la mode ?
Une identité est toujours en construction, c’est un processus qui ne saurait être figé. Paul Gilroy entend l’Atlantique noir comme un système d’échanges culturels. La créativité noire se nourrit constamment d’influences noires (tels les ghettos new-yorkais mais aussi les matériaux, les techniques originaires du Nigeria, du Mali, les interprétations antillaises, etc.) et occidentales mais aussi asiatiques, orientales… Dans le champ de la mode, l’enjeu économique est suffisamment important pour que l’étiquette accolée au moindre créateur soit déterminante. À travers l’analyse des discours des quelques 800 créateurs de mode recensés entre 1998 et 2006 que l’on qualifiait de noirs, j’ai montré la souplesse avec laquelle ces acteurs s’adaptaient aux situations. Leurs rencontres avec les journalistes les confrontaient systématiquement à leur appartenance noire. En fait, s’ils étaient nombreux à jouer avec les stéréotypes, c’est leur créativité qu’ils souhaitaient valoriser. Qui se soucie de l’origine tunisienne d’Azzedine Alaïa ? C’est la singularité d’un créateur qui constitue sa griffe.
Peut-on parler d’une mode noire ou le pluriel est-il de mise ?
Parler d’une mode noire, c’est aussi aberrant que de parler d’une mode blanche. La mode est plurielle car elle est le fruit de plusieurs créateurs, même si l’instauration de tendances permet d’orienter cycliquement leur créativité. Affirmer l’existence d’une mode noire peut servir de prétexte à une publication, un événement, et donc favoriser la visibilité de créateurs noirs. Ainsi la revue Ebony aux États-Unis célèbre tous les ans le mois noir par un dossier consacré aux créateurs de mode noirs ; alors que sa rubrique mode traite habituellement des grands noms qui font la une des podiums.
Des créateurs comme Chris Seydou, Alphadi, et plus récemment Xuly Bët ont ouvert le chemin en France… Leurs réussites ont-elles rendu le challenge plus accessible pour les jeunes créateurs d’aujourd’hui ?
Incontestablement. Leurs succès médiatisés ont montré qu’il était possible de réussir dans un champ qui a été longtemps fermé aux Noirs. C’est la même chose avec Tiger Wood dans le milieu du golf.
On voit émerger depuis quelques temps une tendance à la « mode éthique », qui ne catégorise pas tant le style, mais cherche à créer des filières de production équitables et respectueuses de l’environnement. Cette tendance peut-elle être une réponse intéressante pour renforcer des filières de production en Afrique ?
Bien sûr. Encore faut-il séduire des investisseurs. La crise économique a beau attirer l’attention sur une nécessaire meilleure répartition des ressources à l’échelle mondiale, la complexité de telles mises en œuvre freine les organisations qui voient le jour en France et en Afrique de l’Ouest regroupant des créateurs de toutes origines (Katherine Pradeau, Bibi Russel, Michaël Kra…).
De la culture rasta au hip-hop, les cultures urbaines dans lesquelles se reconnaissent de nombreux jeunes sont largement influencées parce que l’on pourrait nommer une « black attitude ». Est-ce dans ces marges bouillonnantes ou dans le champ officiel de la mode que l’influence des créateurs noirs se repère le plus ?
Pour moi, la Black Attitude est une nébuleuse créative noire caractérisée par sa diversité, son hybridité et l’exaltation d’une sensibilité corporelle particulière. Elle intègre au fil des situations les nuances noires américaines, caribéennes, françaises et africaines. Les créateurs noirs, par leurs médiatisations, participent à sa définition et à sa légitimation à une échelle internationale. Depuis les années 1960, le champ de la mode puise son inspiration en partie dans la rue, c’est-à-dire à ses marges, afin de se renouveler. Il me semble prématuré de se prononcer sur l’impact des créateurs noirs dans un domaine plutôt qu’un autre. Même si les frontières du champ de la mode s’ouvrent à l’autre qu’il soit Coréen ou Africain, ces brèches restent encore bien rares et relatives aux tendances…

Entretien publié dans le n°19 d’Afriscope « En 2011 réinventons la mode ! » Consulter en ligne :[Afriscope] ///Article N° : 9887

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Création Présentée lors d’une édition du FIMA © Catherine et Bernard Desjeux





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