Auréolé de récompenses dans les festivals internationaux, de Venise aux Journées cinématographiques de Carthage, le premier long métrage de Leyla Bouzid sort sur les écrans français le 23 décembre. Un beau cadeau pour les fêtes !
Farah, c’est une tornade : elle avance en tournant et rien ne semble pouvoir l’arrêter. Elle est l’élan de la jeunesse qui veut pouvoir aimer et s’exprimer librement. Avec son groupe de jeunes musiciens, elle chante intensément des textes appelant à changer l’état des choses, car dès qu’elle ouvre les yeux, elle voit « des gens démunis, méprisés, dépités, qui s’exilent de ce monde de portes fermées ». Nous sommes en 2010, c’est l’été, et personne ne sait qu’en fin d’année, la révolution tunisienne aura lieu, même si la colère gronde : « Tel l’oiseau de nuit, je vois des gens détruits ; leurs fusils sont chargés, leurs chiens sont enragés ».
Il eut été facile de faire de Farah une égérie révolutionnaire, muse de cette émeute qui s’est généralisée au pays. Cela aurait plu aux foules. Mais là n’était pas le projet de Leyla Bouzid : A peine j’ouvre les yeux met au contraire en avant le désarroi de cet élan de vie conscient de sa force mais qui n’a pas encore pu s’identifier à un mouvement de masse et qui est confronté de tous bords à la surveillance organisée, aux compromis, aux trahisons, à la répression. Le film est dans l’avant, cette jeunesse qui fut celle de Leyla dans une Tunisie engoncée dans une dictature mettant un flic derrière chaque arbre, coincée dans l’autocensure et la paranoïa. « De l’ennui rien ne réchappe », chante Farah en désespoir de cause. Elle chante contre tout le monde, sa mère (remarquablement interprétée par la chanteuse Ghalia Benali) qui s’inquiète des conséquences autant que ce pouvoir qui ne supporte aucune remise en cause. Et ce cercle va peu à peu se refermer sur elle.
Mais là encore, le film n’est pas manichéen : chacun vit dans les tripes le dilemme du compromis par peur des séquelles. Comment composer sans perdre son âme ? Chaque adulte devra transiger pour protéger la frêle Farah. C’est le réel qui est en cause, la dure réalité de la dictature : entre idéal et responsabilité, le chemin est semé d’embûches. Rendre compte de ce tiraillement est au centre du projet du film, car il en fait l’actualité. C’est en pleine conscience de ce qu’on a été, de ses compromis comme de son désir de vie, qu’une société peut sortir de la dictature sans les illusions du prophétisme révolutionnaire et ses inévitables déceptions.
La réussite d’A peine j’ouvre les yeux est de parvenir à cette conscience sans discours, en plongeant dans la complexité de chaque personnage, sans rien masquer de ses contradictions. Tout le film est pensé dans cette sincérité : les jeunes sont des musiciens amateurs et les répétitions comme les concerts sont tournés sans play-back, le casting a été fait en fonction de l’expressivité des personnes et les dialogues réécrits selon leurs improvisations, le champ de la caméra de Sébastien Goepfert leur laisse l’espace de vie nécessaire. Sans folklore, la musique de l’Irakien Khyam Allami combine l’énergie de la musique populaire tunisienne et du rock électrique. Le jeu de Baya Medhaffar (Farah) rend compte sans enflure de sa force vitale mais aussi de son trouble face à l’adversité et aux accommodements de chacun.
C’est cela qui permet aux personnages de sortir de l’impuissance. Cela suppose d’aller chercher leur beauté, au fond de les aimer : ce film ne condamne personne, il va au contraire puiser en chacun un fond d’humanité, une dignité, même chez les plus compromis. Car ce n’est pas dans le manichéisme qu’un pays avance, mais dans la réconciliation avec soi, et donc avec son passé. C’est à cette condition que, comme Marwan, le poète-chanteur que les forces obscurantistes voulaient assassiner dans Le Destin de Youssef Chahine, on peut encore chanter.
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