À propos d’Insula : réflexions

Entretien d'Érika Nimis avec Jérôme Havre Montréal, février 2011

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Fin 2010 au MAI (Montréal Arts Interculturels), l’artiste Jérôme Havre proposait, dans un tourbillon de matières et de couleurs, une installation sur l’insularité, un espace géographique qui invitait à l’introspection, dans un rapport de l’intérieur avec l’extérieur. Insula : réflexions a été envisagée par l’artiste comme une entente sémiotique et spatiale pour parler d’isolation, d’histoire, de déplacement, de migration et de représentation.

Comment vous est venue l’idée de ce projet d’exposition ?
L’idée de ce projet m’est venue d’une volonté de mettre en relation des questionnements identitaires et une manière que j’ai de travailler qui nécessite l’isolement. Cette dernière isolation n’était évidemment pas stérile, puisqu’elle m’a permis de faire éclore le travail que je présente. L’instrument que j’ai utilisé le plus souvent, l’aiguille à coudre, m’a plongé dans une routine hypnotisante : loin d’aspirer mes forces, le processus de piquer le tissu a entraîné un flot de pensées que je traduisais par écrit et qui se manifestaient sous forme de réflexions qui me poussaient à aller toujours plus loin dans l’action. En conséquence, l’installation Insula : réflexions est la trace matérielle et conceptuelle de ces nombreuses périodes de repli.
Dès le titre, vous semblez jouer sur plusieurs registres, en jouant sur les mots. Au-delà de l’insularité, votre exposition nous plonge-t-elle dans les tréfonds de votre cerveau / votre mémoire / vos émotions ?
En effet, l’insula correspond à des territoires, les îles, mais aussi à des immeubles d’habitation dans la Rome antique, de même qu’à la partie du cerveau appelée cortex insulaire qui serait le producteur d’émotions. Ces trois concepts ont guidé mon choix quant au titre. Je voulais un titre qui soit concret, sans pour autant être manifeste. En outre, je voulais qu’il évoque les causes et les conséquences. Néanmoins, si mon désir dans ce travail est de mieux comprendre la place que j’occupe dans un système et les structures sur lesquelles je tiens en équilibre, il est aussi la mise en forme d’émotions qui invoquent le sens commun et la méditation. C’est pourquoi j’ai préparé, avec le titre, l’immersion du spectateur, sans forcer.
Vous accumulez les médiums (sculpture, peinture, photographie, son), de même que les matériaux (nylon, kapok, céramique) dans vos sculptures. Que suggère cette accumulation ?
Cette concentration de médiums et de matériaux est un moyen d’articuler et d’agencer ce qui habituellement se distingue dans un espace commun. C’est la somme des instruments artistiques et des matériaux dont je me sers dans une correspondance spatiale et d’intention. En outre, elle révèle, en raison de ces composants, la structure de mon travail dans laquelle les œuvres intimistes, créées indépendamment de l’environnement, laissent apparaître les temps de création en filigrane. Mentionner l’immersion dans mes installations est intentionnel : je désire plonger l’observateur dans un univers complet où tous ses sens sont en éveil.
Le ressac de la mer pour fond sonore appuie plus encore l’idée d’insularité, ou y a-t-il un autre message derrière ce bruit qui semble anodin de prime abord ?
Cette trame sonore est un élément nécessaire à la contemplation et, comme vous l’avez noté, il s’agit du ressac de la mer. Je voulais qu’on puisse imaginer la progression des vagues, leur avancée et leur interruption brusque devant un obstacle, mais plus personnellement c’est un son qui m’évoque la Martinique dont je suis originaire. J’aime à penser qu’un visiteur pourrait profiter du moment qu’il passe dans l’exposition et se laisser attirer par l’atmosphère apaisante pour faire un bref voyage.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur ce mur peint qui entoure votre installation ?
La peinture murale qui sert d’enceinte est composée d’un motif qui se répète. Ce wall painting est ce qui subsiste d’une proposition antérieure plus complexe, qui reprenait des motifs en relation avec les habitudes de consommation et les pratiques quotidiennes dans les espaces domestiques en France et en Hollande au 19e siècle. J’ai alors pensé cette frise murale comme une plateforme visuelle et flottante pour une lecture tridimensionnelle et immersive. L’effet visuel recherché dans la répétition de ce motif inspiré des textiles arts déco est un mouvement ondulatoire qui renvoie à la mer.
Sur les murs, vous semblez présenter la version « réfléchie » de votre œuvre, alors qu’au centre de la pièce, les sculptures semblent davantage renvoyer aux émotions, à l’insula. Est-ce bien cela ?
En effet, j’ai séparé l’espace d’exposition, afin de faire du centre de l’installation une terre et consacrer le pourtour à un territoire géopolitique qui serait la mer, opposer ainsi froid et chaud, liquide et solide, écho et silence, raison et intuition. C’est ainsi que les murs recouverts de motifs peints et baignés d’une lumière froide contrastent dans un même espace avec le territoire principal dont la lumière chaude rassure, jouant ainsi d’un mouvement de va-et-vient, de l’horizon en son centre. Néanmoins, c’est dans une volonté de complémentarité des dispositifs de mise en scène que tout se joue.
La partie la plus organique de votre œuvre est ces poupées « hybrides ». Sous leurs dehors à la fois monstrueux et fantastiques, leur texture, colorée et chaude, vivante, leur proximité (suspendues à un fil, elles nous font face), font que très vite on les « apprivoise »… Est-ce l’effet recherché ?
Le dispositif d’installation est pensé comme un parcours initiatique où le public participe à l’espace au même titre que les œuvres : ainsi les poupées de la série Hybrides se laissent approcher. La proximité a pour but d’encourager le public à embrasser le tout et à se fondre dans l’installation. Se tenir à distance des œuvres est généralement exigé, afin de réduire les risques d’accident, or dans cette installation, le rapprochement est encouragé, afin de provoquer un dialogue entre ciel et mer, dans un ballet qu’ouvrent les sculptures suspendues.
Dans vos œuvres, tous les visages sont déformés ou masqués, sauf ce portrait de femme auquel vous associez le terme de cameo appearance, caméo en français, qui désigne une apparition fugace dans un spectacle de théâtre ou un film. Cela veut-il dire qu’il est impossible de montrer son vrai visage et que l’on est condamné aux apparences ?
Le masque est effectivement un signe qui se répète dans mon travail, sous forme d’expressions accentuées dans le cas des sculptures de la série Hybrides, tandis que pour les photographies, il se laisse découvrir sous un aspect à la fois plus intime et plus coutumier. Ainsi, la première photographie découvre un groupe de six personnes qui font face à la caméra et dans laquelle les figures sont masquées, recouvertes d’une peinture blanche qui reprend sommairement les contours de masques africains types, tandis que l’autre est un portrait de trois quarts, en noir et blanc, plus grand que nature, sur fond jaune sur lequel en superposition est dessiné à la main le titre : cameo appearance. Ces travaux se veulent ouvertement contradictoires, en faisant un pied de nez à l’histoire coloniale. Ces masques dissimulent pour mieux montrer.
Le thème de la peau est constamment présent dans votre œuvre sculpté (avec notamment la série Hybrides et cette autre œuvre Contour subjectif), de même que dans le Nuancier photographique que vous avez réalisé en 2001. Pouvez-vous nous en dire plus ?
La peau comme symbole est devenue un instrument de travail depuis une douzaine d’années. Elle a été un axe où d’autres questions ont surgi. C’était un moyen visuel, facteur de sens qui m’a permis d’évoquer les notions de race, de racisme, d’aborder des sujets comme la discrimination, l’histoire, l’éducation, la sensualité. Le derme et sa couleur se sont développés dans mon travail, sous forme de vidéo, de sculptures, d’impressions numériques, de tirages photographiques comme le Nuancier de peau qui était un moyen de mettre à plat à petite échelle un panel de formes et de couleurs sous forme de paysage imaginaire. Depuis 1999, mon sujet s’est caractérisé par son élasticité et m’a permis de développer un corpus d’œuvres regroupé sous un seul titre : Magnifique Isolation.
Vos œuvres murales renvoient aux politiques discriminatoires qui ont notamment sévi au 20e siècle. En citant « Only for colored people », ou en posant la question : « When will we be just beautiful ? », quels messages souhaitez-vous faire passer dans votre exposition ?
Ces questions apparaissent dans l’exposition, imprimées sur des affiches, et placent le spectateur au croisement de l’art et de la pensée raciale. L’art a-t-il une histoire racialisée ? À cause du racisme, des artistes talentueux, parce qu’ils étaient noirs, n’ont-ils pas été ignorés, et l’art n’a-t-il pas été retardé, et je dirais même, la société entière n’a-t-elle pas été retardée dans son évolution ? Ainsi, c’est l’artiste qui devient le cœur de l’interrogation, en tant qu’être humain : même dans l’art, il y a de la ségrégation, et les affiches dénoncent cela.
« Si Marcel Duchamp avait été noir ? » Pourquoi avoir choisi Marcel Duchamp pour dénoncer cette ségrégation persistante dans le milieu de l’art ou dans la société en général ?
Je me suis particulièrement intéressé à Marcel Duchamp quand j’ai découvert son alter ego Rrose Sélavy, personnage où il incarnait une femme, de culture et de confession juive. Pour l’affiche « si Marcel Duchamp avait été noir ? », il était nécessaire de trouver un artiste qui s’attache plus à un concept, pour mettre en équilibre les espaces que j’opposais. Marcel Duchamp est une figure marquante de l’art qui casse avec la tradition du labeur académique. C’est un nom qui résonne dans le petit milieu artistique occidental, même si ce dernier retient souvent plus le prestige qui découle du nom de l’artiste (ah, c’est Duchamp donc c’est forcément du signe) que le travail lui-même. Ma volonté était de passer d’une référence spécifique à une réflexion générale sur un problème de fond, celui des discriminations dans un cadre artistique et par extension dans nos sociétés. On me rétorquera que cette question aurait gagné à être posée dans des contextes artistiques plus fédérateurs. Par exemple, « What if Mozart was black ? », et le cas s’est effectivement présenté avec le Chevalier de Saint-George, certes un métis selon la terminologie raciale, mais qui a eu le « malheur » de disparaître au moment où Napoléon Bonaparte rétablissait l’esclavage en France. Pour résumer, si l’affiche concentre bien la question sur un individu, je suis tenté de dire qu’il n’y a pas que lui.

///Article N° : 9992

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Les images de l'article
Insula : réflexions de Jérôme Havre © Paul Litherland
Insula : réflexions de Jérôme Havre © Paul Litherland
Insula : réflexions de Jérôme Havre © Paul Litherland
Insula : réflexions de Jérôme Havre © Paul Litherland
Opening, Jérôme Havre au MAI © Érika Nimis
Insula : réflexions de Jérôme Havre © Paul Litherland





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