Au-delà d’un simple passage de la vie à la mort, les rituels funéraires se caractérisent surtout par l’immortalité de la filiation dans de nombreuses ethnies africaines. Ce processus qui mène à la fin de la vie s’articule autour d’un système traditionnel de pensée visant à exploiter des expériences vécues comme une véritable mort qui fait renaître une vie nouvelle.
C’est par le biais de cette perspective qu’il faut aborder les Abebuu Adekai, des cercueils aux concepts particulièrement originaux, datant des années 1950 et provenant du peuple Ga, au Ghana. En forme de pirogue de haute-mer, d’aigle ou encore de basket Nike, les aspects de ces objets funéraires se distinguent par leur originalité et attisent rapidement une curiosité qui transcende les frontières. Du centre Pompidou au British Museum, les cercueils ghanéens dépassent même leur fonction purement commémorative et s’érigent en tant qu’œuvres d’art. Un article de Rama Barry de la galerie Oshun Art.
L’histoire des Abebuu Adekai débute près de vingt ans avant leur création, dans la région du Grand Accra, au sud du Ghana. Durant les années 1930, les motifs picturaux étaient alors réalisés sur des palanquins, des chaises portées par des hommes, afin de mettre en valeur les chefs de tribus. Ils représentaient ainsi un attribut singulier qui caractérisait leurs propres vies. Parfois, ils étaient agrémentés de proverbes traditionnels, d’où l’appellation Abebuu Adekai qui signifie littéralement « boîtes à proverbes ».
Les cercueils sont fabriqués grâce au wawa, un bois clair ghanéen, et ils sont uniquement créés sur commande dans un délai oscillant entre deux et six semaines. Celui-ci est particulièrement convenable compte tenu du fait que le temps de conservation d’un corps à la morgue peut durer jusqu’à six mois et que l’organisation des funérailles prend également un temps considérable.
Lors des cérémonies funéraires, le but de la famille du défunt est tout simplement de lui rendre hommage mais sans tomber cependant dans une ambiance austère. Les apparences colorées des Abebuu Adekai correspondent d’ailleurs à l’atmosphère qui règne pendant les commémorations qui demeurent joyeuses. Les dépenses engagées par les familles servent aussi à donner une image prestigieuse, aussi bien du mort que des vivants. Il s’agit là du funus imaginarium, les « funérailles de l’image », où la valorisation du statut du défunt importe autant que celle du prestige de la famille.
L’atelier de Kane Kwei et l’essor des Abebuu Adekai
Tandis que les ateliers artisanaux se situent principalement dans la ville de Teshie, il est important de retracer l’histoire des Abebuu Adekai par le biais de la carrière de Seth Kane Kwei (1922-1992). Pendant les années 1950, le maître menuisier reçut, à l’occasion d’un festival, la commande d’un palanquin en forme de cabosse de cacao pour le chef d’une tribu voisine. Malheureusement, ce dernier décéda juste avant l’événement et sa famille décida alors de modifier la fonction première du palanquin en le transformant en cercueil. Bien que l’objet avait déjà attiré l’œil de nombreux admirateurs, le maître menuisier perdit subitement sa grand-mère et il décida de confectionner en son honneur un Abebuu Adekai en forme d’avion. Inconsciemment, il fit évoluer le statut de ces objets funéraires de deux manières : non seulement sa nouvelle création n’est alors pas destinée à un membre de la haute société, mais il ne représente pas non plus un trait qui caractérise directement la vie de son aïeule. En effet, cette dernière n’a nullement évolué professionnellement dans le domaine de l’aviation mais elle vivait près de l’aéroport d’Accra, tout en ayant une fascination pour les avions. Souhaitant ainsi accomplir le vœu de sa grand-mère qui n’a jamais eu l’opportunité de voyager, il a en conséquence fabriqué ce cercueil dans le but de lui offrir un vol vers l’au-delà.
La carrière de Kane Kwei connut ensuite un véritable succès. Successivement, il confectionna des cercueils pour des membres de sa famille puis finit par créer plusieurs séries de modèles pour démocratiser les Abebuu Adekai dans la ville de Teshie. Plus tard, il réalisa des commandes plus singulières de clients européens à l’instar de celle d’un gynécologue et collectionneur d’art anglais qui voulut fabriquer en son honneur un cercueil en forme d’utérus.
A partir de 1992, ses fils prennent la succession et renouvellent les thèmes des Abebuu Adekai. Tandis qu’ils modernisaient des motifs récurrents tels que les avions, ils popularisèrent des symboles de rêves d’une certaine réussite sociale, en créant notamment des cercueils revêtant la forme de voitures de luxe. Par ailleurs, ils s’autorisèrent à s’inspirer de la culture populaire en utilisant la forme des canettes de Coca-Cola, des limousines, ou encore des dinosaures. La frontière entre le sacré et le profane devient alors volontairement confuse. D’un côté il est aisé d’interpréter le reflet d’une estime exagérée vis-à-vis des biens de consommation. De l’autre, il est aussi possible d’entrevoir un clin d’œil au capitalisme. Quoiqu’il en soit, le choix des motifs des Abebuu Adekai s’avère toujours singulier car il varie en l’occurrence d’un défunt à un autre.
Actuellement, l’atelier de Kane Kwei est dirigé par son petit-fils, Eric Adjetey Anang (né en 1985), qui tente de revitaliser la créativité de l’atelier en respectant les traditions d’antan tout en se laissant la liberté d’être influencé par le monde qui l’entoure.
Une reconnaissance artistique
Dès 1970, la renommée des objets funéraires de Seth Kane Kwei dépasse les frontières du Ghana. Ses Abebuu Adekai ont notamment été exposés au sein de deux galeries d’art à Los Angeles, celle de Vivian Burns et celle d’Ernie Wolfe. Mais c’est à partir de 1989, lors de l’exposition Les Magiciens de la Terre au Centre Pompidou, qu’ils connurent une véritable reconnaissance internationale en touchant un plus large public occidental. A cette occasion, l’artiste crée sept cercueils avec son ancien assistant, Paa Joe. A partir de cet événement, les Abebuu Adekai ont été exposés dans de nombreuses galeries d’art et plusieurs musées. Actuellement, ils font même partie de grandes collections privées, à l’instar de celle de Jean Pigozzi.
Rama Barry
Bibliographie :
Roberta Bonetti, Abebuu adekai chez les Ga du Ghana. Un regard anthropologique sur l’image, Les actes de colloques du musée du Quai Branly – Jacques Chirac, Édition du Musée du Quai Branly Jacques Chirac, 2009.
Katrin Bettina Müller, Biographie de Kane Kwei, 2003 (www.culturebase.net)
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