Du 5 au 22 mai 2022, la peintre Elsa Rakoto expose sa première série, Constellation Noire, à Lyon. Particulièrement imprégnée des thématiques panafricanistes, l’artiste nous plonge dans un monde vivant de résistances afrodiasporiques. En explorant la notion de liens à travers des portraits de figures connues ou représentatives, Constellation Noire parvient à humaniser ces luttes d’émancipation. Rencontre de Sika Kodo avec Elsa Rakoto.
Africultures : Elsa, peux-tu décrire ton parcours et expliquer comment tu es arrivée à la peinture ?
Elsa Rakoto : J’ai commencé la peinture seulement en 2020, pendant le confinement. Je suis née en France, j’ai grandi entre l’île de la Réunion et la région lyonnaise et je suis d’origine malgache. Je suis maman de deux petites filles. Par le biais de la maternité, j’ai été amenée à commencer mon propre blog Léonatherapy, dans lequel je parlais de ma vie familiale d’un point de vue afrodescendant. J’y diffusais énormément d’informations sur les événements afro à Lyon. Par la suite, j’ai ouvert un autre site : Afrokidz community. Il s’agit d’une plateforme dédiée aux familles et enfants afrodescendants où je relaie les initiatives, les personnes ressources (auteurs et autrices qui créent des outils pédagogiques), tout ce qui touche à l’éducation des enfants. Suite à cela, j’ai créé l’association Jumoke, qui est la structure qui gère la plateforme Afrokidz. À travers cette association, j’ai participé à l’organisation des États Généraux de l’Éducation des Enfants Afrodescendants.
En 2017, j’ai cofondé le collectif afroféministe Sawtche. Je suis présente dans les mouvements afroféministes et panafricanistes à travers différentes organisations. Ce parcours de militante et d’activiste nourrit beaucoup ce que je fais au niveau de ma création artistique. J’essaie vraiment de restituer les messages qui me tiennent à cœur et sont le reflet de ce que je fais dans Jumoke et dans Sawtche. Je suis totalement autodidacte mais j’ai une sensibilité artistique. À partir du moment où on a cette sensibilité, on peut la déployer sur différents supports. J’ai fait de la musique quand j’étais petite, ensuite de la photo. J’ai toujours été attirée par la peinture.
Pourquoi ce titre Constellation Noire ? À quoi cela fait-il référence ?
Le terme “constellation”, c’est d’abord une manière pour moi de montrer la brillance des personnes que je peins. Je fais beaucoup de portraits. En grande majorité, il s’agit de personnes vivantes qui représentent la flamboyance, le côté brillant des mondes africains. Ce sont aussi des personnes reliées les unes aux autres. C’est une façon pour moi de montrer qu’on est tous en lien, que l’on vienne des mondes caribéens, du continent africain, des diasporas ; il y a un lien qui nous relie, un lien invisible, mais magnétique. Ce que l’on produit dans les mouvements culturels, politiques, tout ceci entre en dialogue. Voilà pourquoi c’est une constellation. Pour moi, c’est montrer que, que l’on soit dans une pratique de production littéraire comme Léonora Miano et Maryse Condé, dans une pratique artistique comme la chanteuse Nina Simone et la rappeuse Casey, ou issu des mouvements politiques comme l’historien Amzat Boukari Yabara et la militante et chercheuse Fania Noël, nos pratiques ont toutes comme centre les mondes africains. Cela crée un réseau. C’est aussi ça le panafricanisme : comment on crée un réseau malgré le fait que l’on soit déployés à travers le monde, de part et d’autre de l’Atlantique et des océans. C’est quelque chose de très puissant. Comme une nuée d’étoiles très éloignées les unes des autres, mais qui pourtant dégagent une lumière, se répondant les unes aux autres.
Et le terme “noire”, c’est de l’ordre de la fierté noire. C’est-à-dire que je m’intéresse aux mondes africains, aux personnes qui ont eu à lutter contre l’esclavage, le colonialisme, l’impérialisme ou d’autres oppressions. Ce sont mes thèmes de prédilection en tant qu’activiste. J’entends également le mot “noire” en termes visuels parce que j’utilise beaucoup cette couleur, bien que ce soit moins visible dans cette collection. Il y a un tableau qui s’appelle Justice avec un fond noir et des dorures qui ressortent et entrent en contraste avec le fond. Cette profondeur du noir que j‘apprécie beaucoup me remplit d’énergie. À savoir que ce n’est pas ma constellation complète, il n’y a pas l’intégralité des figures qui me nourrissent dans cette série.
Pouvez-vous expliquer le parcours de l’exposition ?
On part de la notion de justice avec le tableau éponyme qui n’est pas forcément un portrait d’un personnage connu mais qui est la représentation de cette notion de justice d’un point de vue afrocentré. On a donc cette représentation de la Maat qui symbolise la justice, la recherche d’équilibre et de justesse et qui est pour moi très importante parce qu’elle entre en résonance avec le portrait d’Assa Traoré portant le T-shirt « Justice pour Adama Traoré ». Je voulais vraiment déployer cette notion dans cette exposition comme un leit-motiv. Justice et réparation sont des thèmes très présents dans le panafricanisme et l’afroféminisme. Cela fait comme un parcours dans l’exposition. On part de la justice, puis viennent les différentes figures en quête de justice et, enfin on termine avec Blue Tears qui représente la mélancolie, l’exil et toutes les émotions déchirantes qu’on ressent lorsqu’on parle des migrations. C’est aussi une thématique prépondérante du panafricanisme. C’est le deuxième tableau qui ne représente aucune personnalité. C’est une femme en larmes immergée dans le bleu et dans l’océan, pour faire écho à ce qui se passe en mer Méditerranée avec les migrants délaissés, à la merci de la mort. Ce tableau a une grande charge émotionnelle et c’est pour cela qu’il est placé à côté du tableau de Fania Noël et de celui d’Amzat Boukari Yabara. En effet, à cette émotion qui nous prend lorsqu’on parle de l’esclavage en Libye ou de ces migrants, il faut opposer l’organisation politique. C’est cette organisation qui nous fera sortir de cet état d’impuissance et de cette mélancolie qu’on connaît tous lorsqu’on est loin de nos pays d’origine. Cela forme un triangle : d’un côté la recherche de justice, de l’autre la mélancolie et toutes les personnes qui font des choses dans leur domaine (politique, artistique etc.. ) qui nous permettent de sortir de cet état.
Comment as-tu choisi les figures que tu représentes dans tes tableaux : selon tes préférences ou plutôt en fonction de l’actualité ?
Ce sont des personnalités dont je me sens proche. Il y en a certaines qui sont des amis comme Fania Noël ou Amzat Boukari. Par exemple, la musique de Nina Simone et celle de la rappeuse Casey, je les trouve assez similaires même si le style n’est pas le même. Dans la colère et l’intensité qu’elles mettent dans leur musique et également les thèmes qu’elles abordent, je les trouve assez proches. Leur musique m’a beaucoup nourrie, ce qui fait que spontanément j’ai fait leur portrait. Pour moi, c’est vraiment la proximité qui définit mes choix. Même chose avec Maryse Condé. C’est une écrivaine que j’admire énormément, qui a produit de nombreux livres, a un talent immense. Je trouve en plus qu’il n’y a pas assez de portraits d’elle dans le monde de l’art contemporain, alors que c’est une dame immense de la littérature. C’est incroyable que je ne puisse pas parvenir à visualiser un portrait d’elle qui soit iconique. Quand on produit de l’art visuel, on entre dans le champ de la représentation et de la représentativité. C’est aussi un besoin primaire, la représentativité. Je ressens moi-même ce besoin de voir ces figures qui me sont chères être représentées en peinture. Savoir que des portraits de ces personnes existent, ça me réconforte.
Quelque chose que tu réussis à faire justement, c’est que lorsqu’on regarde ces portraits, on ressent vraiment cette proximité. On arrive à s’identifier à ces figures emblématiques de la lutte. Tout le monde y trouve son compte parce qu’on a aussi bien des personnages artistiques comme Nina Simone, des personnalités politiques comme Amzat Boukari ou des activistes comme Assa Traoré.
Ce portrait d‘Assa Traoré, je l’ai justement terminé à la veille de la manifestation organisée le 2 juin 2020, qui avait rassemblé plus de 40 000 personnes à Paris. Cette manifestation était aussi une réponse au meurtre de Georges Floyd aux États-Unis. J’étais moi-même assez émue de ce qui se passait. Je pense que ça se ressent dans le tableau. C’est le retour que j’ai des personnes qui sont allées voir l’expo. Elles s’arrêtent devant ce tableau parce qu’il y a une certaine charge mentale. C’est l’un des portraits les plus réalistes de la collection. On ressent cette fierté. Assa, il faut le dire, c’est une personne qui est belle et inspirante, qui dégage quelque chose.
Il y a une prédominance des femmes dans cette série. En tant qu’afroféministe, as-tu souhaité mettre ces femmes souvent oubliées en lumière ?
C’est un besoin de ma part. Je me sens spontanément plus proche des parcours et des combats de ces femmes. Ce n’est pas quelque chose de réfléchi. J’ai fait quelques portraits de figures masculines que je n’ai pas mis dans l’exposition. Mais c’est vraiment le reflet de ma personnalité et des personnes vers lesquelles je suis attirée. Ce n’est pas calculé. Il est vrai que je travaille beaucoup sur la notion de sororité, donc implicitement cela ressort dans mes productions.
Sur quels projets travailles-tu actuellement ?
Je travaille sur la série suivante Intra, qui s’attache à restituer tout un ensemble d’écritures, de langages et de symboles philosophiques issus des mondes africains. J’essaye d’être dans une représentation à partir du lien. Je travaille toujours ce qui relie les mondes afrodiasporiques, mais cette fois à partir d’anciennes photos d’archives en noir et blanc. Je les colorise dans mes tableaux, j’en fais quelque chose d’actualisé que je mélange avec certains éléments. Toujours à partir de cette représentation visuelle avec des dorures, des motifs, des adinkras pour jouer là-dessus. J’aime explorer la symbolique qui m’a nourrie. Il y a beaucoup d’éléments de Madagascar mais aussi d’Afrique de l’Ouest. Quelques-uns de ces tableaux sont visibles sur le site. Mais la série n’est pas terminée. En ce qui concerne Constellation Noire, j’envisage de prolonger l’exposition, mais plutôt à Paris cette fois.
Le mot de la fin ?
Allez voir l’exposition. Elle explore des thèmes utopiques rarement représentés à travers la justice, l’exil, le panafricanisme. Elle explore aussi nos imaginaires et rend hommage à des personnes qui travaillent ces imaginaires et les valorise en tant que communauté afrodiasporique. Ce sont des figures qui sont vivantes. C’est important pour moi de leur rendre hommage de leur vivant. Les utopies et imaginaires vivants, c’est notre présent. C’est pourquoi il faut aller voir cette exposition. Elle nous parle à nous, elle nous parle de notre présent et de nos mouvements actuels.