Le journaliste Samba Doucouré revient sur son expérience en tant que membre de l’Association des étudiants africains de la Sorbonne (2008-2016). Pendant ses années sorbonnardes, il a observé l’arrivée d’une génération de jeunes originaires d’Afrique et de ses diasporas, avide de débattre autour des questions d’histoire, culture et identité. Ce texte a précédemment été publié dans la revue Harlem Renaissances, la modernité du New Negro.
Printemps 2009, j’ai enfilé un costume gris deux pièces, une chemise blanche ainsi qu’une paire de chaussures en faux cuir noir brillant. Il fallait que je mette le paquet pour « bien présenter » durant le colloque que j’organise à la Sorbonne. J’ai 21 ans et c’est seulement la deuxième fois que je porte un costume. La première, c’était quelques mois plus tôt, à l’occasion de la conférence qu’on a tenue sur le panafricanisme. « On », c’est l’ADEAS : l’Association des étudiants africains de la Sorbonne. En ce week-end ensoleillé nous avions invité un panel de doctorants africains à présenter leurs travaux sur les conflits qui minent le continent africain. J’apprenais des tas de choses sur la Casamance, les Comores, le Congo, la Côte d’Ivoire, l’Angola et tant d’autres territoires encore assez obscurs pour moi. J’étais loin d’être aussi brillant intellectuellement que les intervenants du jour mais je compensais avec mon élégance vestimentaire. J’arborais avec fierté un badge avec mon nom dessus et me chargeais de l’accueil du public venu très nombreux.
Parmi les multiples échanges que j’ai eus avec les visiteurs, il y en a un qui m’a marqué pour l’éternité. Un homme d’un certain âge m’expliquait qu’il était extrêmement ému de voir autant d’Africains réunis à la Sorbonne pour discuter lors d’un colloque. « Cela me rappelle le congrès des écrivains et artistes noirs de 1956 », m’a-t-il dit. Il m’a ensuite demandé de le prendre en photo sous la statue de Victor Hugo, dans la cour de l’université. Sur le moment, je ne comprenais pas vraiment à quoi faisait référence cet homme. Surtout je ne voyais pas bien le lien entre nos conférences sur des sujets aussi dramatiques et une lointaine rencontre entre poètes des années 1950. D’ailleurs je ne saisissais toujours pas ce que signifiait réellement le concept de négritude auquel l’ADEAS se référait constamment.
Le colloque m’a totalement « enjaillé » comme on avait coutume de le dire à l’époque. Je me suis mis à étudier des textes d’Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor et Léon Gontran Damas, la sainte trinité de la négritude. Je voyais en eux les modèles qui me manquaient. Il s’agissait de personnes noires qui comme moi, vivaient une ascension sociale grâce aux études tout en faisant l’expérience de la minorité raciale. Pire encore, durant les années 1930, avec la montée des totalitarismes, ils devaient faire face à des gens qui niaient leur humanité. Si dans un contexte aussi hostile ils avaient pu faire émerger un tel mouvement intellectuel, à notre échelle et en 2009, nous devions être capables d’impulser un changement !
Le slogan « le nègre t’emmerde » trouvait un écho en moi, le fan de rap hardcore. J’écoutais en boucle la Mafia K’1fry, un collectif de rappeurs issus de la banlieue sud parisienne. Ils assumaient leur identité de mecs de quartiers, le langage de la rue tout en clamant une union africaine. Cette façon de retourner le stigmate du raciste qu’il nous traite de racaille ou de nègre, revendiquer une double ou triple identité et crier son droit à l’existence. « I have a dream », l’ADEAS serait ma Mafia K’1fry version sorbonnarde.
« Et les mères de la négritude dans tout ça ? »
Un an et demi plus tard, je suis propulsé président de l’association. Une nouvelle équipe se met en place et nous tentons de créer des ponts entre nos glorieux et défunts aînés, notre génération et celle à venir. Nous convions des professeurs, des doctorants mais aussi des cinéastes, des militants, des poètes, des lycéens. À chaque événement, je dégaine un de mes deux costumes et j’introduis la conférence par un discours sur l’importance de la négritude et pourquoi elle nous est utile aujourd’hui. Dans cette France alors sarkozyste, la prose d’Aimé Césaire nous réconciliera tous : c’est un poète noir, originaire des Antilles, qui magnifie le créole et le français, fut un républicain exemplaire et un redoutable militant anticolonial.
Petit à petit les amphithéâtres se remplissent à mesure qu’on avance dans notre quête de cultures et de savoirs, nous explorons W.E.B. Dubois, Fanon, Glissant, Camara Laye, l’Algérie, la lutte antiracisme, etc. Le bouche-à-oreille fait son effet ainsi que les réseaux sociaux. Le public se densifie, diversifie, se rajeunit, se féminise. « Et les mères de la négritude dans tout ça ? », me crie-t-on à l’oreille. Suzanne Césaire, Maryse Condé, Jeanne et Paulette Nardal rejoignent notre panthéon des gloires à célébrer. Je vois apparaître dans la communauté adeassienne de plus en plus de jeunes femmes qui rivalisent en créativité pour arborer un look « afro ». Les garçons se mêlent aussi au défilé de façon plus timide.
En quittant la présidence début 2014, je comprends qu’une nouvelle ère s’ouvre. Plusieurs centaines de personnes réservent leurs places pour assister à nos conférences. Les visiteurs toujours de plus en plus jeunes ont soif de lire, voir, écouter les paroles précieuses qu’on leur rapporte. Ensemble nous souhaitons nous exprimer, débattre, comprendre qui nous sommes, comment en est-on arrivé là et où pourrons-nous aller ? Nous fouillons le passé et nous remettons tout en question. De nouveaux termes font leur apparition dans les discours de nos amphithéâtres : afrodescendant, afropéen, afroféminisme, négrophobie, etc. Les féministes africaines des années 1970 dialoguent avec les afrofems lors d’une table ronde historique. La vague est haute mais nous surfons dessus et c’est jouissif. Le cinéma, la littérature, la mode, la danse, la musique, les couloirs de la fac et les soutenances de thèse prennent des couleurs qui nous parlent.
Ce mouvement péjorativement qualifié d’identitaire est une chance pour notre génération. Aujourd’hui on observe, en France et dans plusieurs nations occidentales, une nouvelle montée des mouvements d’extrême-droite. La société se raidit et fantasme des horreurs sur les corps étrangers que nous paraissons être. Nombreuses sont les analyses qui voient des similitudes entre les années 1930 et notre époque. J’ai toujours du mal à juger la rigueur ou non de ces analyses mais je me plais à penser que nous possédons déjà les armes miraculeuses propices à notre survie. L’antidote au poison du racisme et du colonialisme, c’est nous.
Samba Doucouré
1 . K’1Fry : africain en verlan