« J’habite une blessure sacrée/ J’habite des ancêtres imaginaires »
(Moi, Laminaire, 1982)
Je ressens le décès d’Aimé Césaire comme celui d’un des miens. Le sentiment se comprend-il ? Il demeure étrange. Comme beaucoup de mes compatriotes algériens, il fut un temps où je n’appréciais pas beaucoup le concept de négritude dont il a été, avec Léopold Sedar Senghor, l’artisan et le défenseur farouche. C’était ce temps où, fiers héritiers d’une « Révolution » que l’on croyait pure et raisonnée, en tout cas infaillible, nous nous gaussions de cette posture ironique difficilement déchiffrable pour des lecteurs binaires. Nous voyions les choses en noir et blanc. Les thèses révolutionnaires de Frantz Fanon, ancien élève de Césaire au lycée Schlcher de Fort-de-France, nous convenaient davantage que l’approche libérale des tenants de la négritude. Fanon s’insurgeait contre « la mise à l’écart d’un milliard et demi d’hommes par une minorité orgueilleuse ». Césaire se réduisait à la défense de la négritude.
L’autre jour, j’entendais quelqu’un expliquer la négritude et c’était comme une révélation de simplicité pour moi. A ceux qui traitent négativement les Noirs, Césaire et ses compagnons ont décidé de répliquer par la fierté d’être Noir. Dans une interview rediffusée à l’occasion de son décès, j’ai entendu aussi Aimé Césaire raconter comment l’idée lui est venue de subvertir l’insulte en étendard : « Je passe dans la rue ; je me range mal. On me traite pour cela de sale nègre. Je réponds : le sale nègre vous emmerde ». Le choix du mot nègre relève d’une certaine provocation, celle de retourner l’insulte pour en faire un motif de fierté. Il poursuit : « Lorsqu’il s’est agi de choisir le titre d’une revue pour le monde noir, j’ai préféré le mot nègre ». Ce retournement du sens a libéré d’un coup des millions de Noirs. Au lieu d’essuyer les quolibets racistes en rasant les murs, ils ont, grâce à Césaire, levé la tête et regardé dans les yeux les racistes qui les infériorisaient : « Le nègre te dit
»
Cette repartie fera du chemin et sera traduite en langages sophistiqués, ceux de la littérature, de la poésie, de la politique. Sans cette affirmation, Toni Morrison, l’écrivaine noire américaine, prix Nobel de Littérature en 1993, n’aurait sans doute pas répondu à ce journaliste qui lui demandait si, un jour, il verrait un héros blanc dans un de ses romans : « Auriez-vous posé à un écrivain blanc la question de savoir si un jour il prendrait un héros noir » ?
Le poète haïtien René Depestre décrit ce que l’arrivée de Césaire dans la vie de la jeunesse intellectuelle haïtienne a apporté comme clés pour s’ouvrir a sa présence au monde : « Près de cinquante ans après l’éblouissant effet-Césaire, le parcours nous paraît l’un des plus exemplaires de l’intelligentsia mondiale du vingtième siècle. Son oeuvre aura été le journal de bord de plusieurs générations d’Antillais et d’Africains. En nous invitant, en 1944, à réfléchir sur la poésie et la connaissance, à partir de Lautréamont, Rimbaud, Apollinaire, Breton, et à partir de sa propre expérience de poète et de penseur, il nous aura aidés à voyager en nous-mêmes, à la récupération du moi que la colonisation avait enfoui sous des épaisseurs de mensonges, de poncifs et d’idées reçues »Aujourd’hui, le lion ne rugit plus. Et c’est maintenant qu’ils osent. Ils ont osé espérer mater le vieux rebelle intransigeant en le « panthéonisant ». Lui qui, toute sa vie, a lutté contre ces idées imbues de supériorité blanche que Nicolas Sarkozy a résumée à Dakar dans cette inqualifiable formule sur l’incapacité des Africains à se projeter dans l’avenir, on a voulu le ramener dans le troupeau contre un enterrement dans le saint du saint. La France officielle qui tente de l’embaumer avec une unanimité convenue, cette France qui réalise enfin que le poète et le penseur qu’il est appartiennent à l’humanité entière, continue à bafouer les idéaux auxquels il a consacré sa vie.
Le 7 décembre 2005, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur et président de l’UMP, de passage à Fort-de-France, avait souhaité rencontrer Aimé Césaire. Dans un communiqué, ce dernier répondait qu’il déclinait l’invitation pour des raisons personnelles explicites : « Parce que, auteur du discours sur le colonialisme, je reste fidèle à ma doctrine en anticolonialiste résolu. Et ne saurais paraître me rallier à l’esprit et à la lettre de la loi du 23 février 2005 ».
En 2006, il a accepté de rencontrer celui qui allait être élu président de la République. Mais c’était pour lui offrir Le discours sur le colonialisme dans lequel il est dit sans ambiguïté : » Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme ».
Il y a encore quelques jours, un jeune africain sans papiers est mort noyé dans la Marne parce qu’il avait peur d’un contrôle. Cette mort, comme d’autres, est la conséquence d’une politique de l’immigration basée par la suspicion et l’exclusion, la criminalisation des étrangers et les expulsions musclées. Ce rapport d’inégalité, de supériorité « décomplexée » avec les anciennes colonies, qui a abouti à de multiples drames et injustices, Aimé Césaire n’a pas cessé de le dénoncer. Visionnaire, il a senti, il y a cinquante ans déjà, l’éveil futur du refoulé colonial qui fait aujourd’hui penser que l’épanouissement du vieil empire démembré par la décolonisation consiste à revendiquer l’horreur consubstantielle au colonialisme.
L’excellent poète Césaire, celui qui a « plié la langue française à son vouloir-dire », ne s’est pas contenté d’étudier et d’instruire. Il a aussi mis la main dans le chaudron politique en défendant, depuis Fort-de-France, en tant que député et en tant que maire, les intérêts de son pays natal et celui de ces ostracisés comme le footballeur Lilian Thuram qui résumait sa désillusion ainsi : « En Guadeloupe, j’étais français et en banlieue parisienne, un petit noir »
Très populaire dans les Antilles, dernier poète d’envergure internationale qui mêle le souci esthétique au combat politique pour l’émancipation et la libération des hommes, Césaire était devenu un objet de convoitise électorale en France. Lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy avait tenu mordicus à le rencontrer. Ségolène Royal en a fait de même. Pour ne pas être en reste, Jean Marie Le Pen lui-même, adepte de l’inégalité des races, claironnait : « Césaire est ungrand poète dont je m’étonne qu’il ne soit pas à l’Académie française, je vous le dis franchement »
Franchement aussi, le torrent d’éloges funèbres qui se déverse sur Aimé Césaire a l’air parfois d’un gag. Un vieux dicton de chez moi constate avec amertume : « Vivant, on l’a privé d’une datte. Mort, on en a déposé tout un régime sur sa tombe ». On loue le poète mais on cache sous le tapis la plume anti-raciste et anti-colonialiste acerbe. On est allé jusqu’à, comme cet éditorialiste de Libération, trouver du bon au « système éducatif français » qui permettait à des lycéens pauvres comme Césaire d’accéder à l’Ecole normale et d’y rencontrer « ceux qui avec lui forgeront le concept de « négritude ». La moindre des choses, franchement
Arezki Metref est journaliste et écrivain algérien vivant en France///Article N° : 7536