Rencontre avec le socioanthropologue Pierre Bouvier, auteur de Aimé Césaire et Frantz Fanon, Portraits de décolonisés.
Les points de convergences entre l’uvre de Fanon et de Césaire sont manifestes à la lecture de votre essai, pourquoi avoir attendu la mort de Césaire pour écrire ce livre ?
En 2008, l’état critique puis le décès d’Aimé Césaire ont retenu l’attention de nombreux observateurs de la scène antillaise. L’importance du personnage de par ses prises de positions successives : loi dé départementalisation, adhésion au Parti Communiste, démission de celui-ci puis création du Parti Progressiste Martiniquais ont scandé l’histoire de ces îles. Le passage incontournable qu’il constituait a, dès l’annonce de son état de santé, réinterpellé les acteurs politiques de tous bords, tant îliens que métropolitains et, de ce fait, les médias. Pour ma part, avant même ces évènements dramatiques, j’avais mis en chantier une réflexion sur les uvres et la biographie d’Aimé Césaire tout comme sur celles de Frantz Fanon. Les circonstances ont rendu le travail plus que d’actualité.
» Bovarysme et Assimilation « . Ce chapitre de votre essai est suggestif. Le bovarysme et l’assimilation sont-ils encore d’actualité aux Antilles ?
Les processus analysés par Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs n’apparaissent pas comme ayant disparus. En témoignent, d’une certaine manière, les résultats des dernières élections de janvier 2010 quand à une éventuelle plus grande autonomie accordée aux insulaires. Il est évident que la crise économique qui sévit depuis plusieurs années a contribué au choix des électeurs non pas de mimer stricto sensu les valeurs de la métropole mais du moins de rappeler la volonté, dans ces temps difficiles, de s’assurer d’un minimum de garantie quant au niveau de vie et aux devenirs. Les aspirations exprimées, avant la seconde guerre mondiale et plus encore celles liées aux lois de départementalisation ont fait, en grande partie, long feu. Les illusions assimilationnistes dénoncées par Aimé Césaire tout comme par Frantz Fanon laissent place, faute d’alternatives tant soit peu argumentées, à un pragmatisme raisonné, celui des avantages d’une insertion dans un espace politico-économique supposé pouvoir pallier aux aléas de la fortune et de la crise mondiale.
L’un est poète ; l’autre est essayiste. Mais au final, ce qui les rassemble, outre la géographie et la critique de la colonisation, n’est-ce pas la poésie ?
Aimé Césaire est indéniablement, comme le montre ses multiples écrits, un très grand poète. Frantz Fanon, pris dans sa volonté analytique, s’est attaché à déconstruire les conduites des colonisés pour proposer des éléments théoriques rendant compte des impasses et des souffrances individuelles et collectives. La brillance de son verbe, sa maîtrise de la langue font que nombre de ses écrits, en particulier Peau noire masques blancs vont au-delà de l’analyse ou plutôt sont portés tant par une lucidité théorique que, souvent, par un lyrisme étincelant.
Vous venez de comparer avec bonheur Fanon et Césaire. Peut-on comparer le travail de Fanon avec celui d’Édouard Glissant ?
Des points de convergence pourraient associer Frantz Fanon et Édouard Glissant tels que, par exemple, les tentatives d’un Front antillo-guyanais, perspective proto-indépendantiste comme espérée par l’auteur des Damnés de la terre. De même le regard ouvert vers l’universel, au-delà des frontières, conduit ces deux auteurs, nés à peu d’années de différence – 1925 pour le premier, 1928 pour le second – à postuler un au-delà du colonialisme et une ouverture vers un postcolonial chassant les égocentrismes et les scléroses politiciennes.
Si Fanon avait vécu jusqu’aux années 90, aurait-il signé le manifeste de la créolité ?
La question reste pendante car on ne saurait présumer, quant aux éventuelles positions ultérieures, d’un auteur ayant vécu un certain contexte, celui des années 1930-1960.
Dans le dernier chapitre de votre essai, vous évoquez la présence de Fanon et de Césaire. Quelle est, quelle sera, selon vous, la présence de ces deux penseurs dans la vie intellectuelle française, à l’heure où certains essayistes ne cessent de dénoncer la tyrannie de la repentance ?
Les travaux de ces deux auteurs ont une dimension socioanthropologique qui unit tant la réflexion que l’épaisseur existentielle du vécu au plus près des émotions mais ceci sans déroger à la nécessaire maîtrise littéraire et intellectuelle. Ainsi, dans le contexte actuel d’interpellation du fait colonial et de ses multiples effets tant pour les populations colonisées et postcoloniales que pour les peuples colonisateurs, Aimé Césaire et Frantz Fanon permettent de restituer nombre d’enjeux d’identification, de stratégies, un temps occultées, et d’ouvertures vers d’autres relations prenant leur distance avec les ressentiments réciproques des uns et des autres.
Aimé Césaire / Frantz Fanon, Portraits de décolonisés, Pierre Bouvier, Éditions Belles-lettres,Coll. L’histoire de Profil, janvier 2010Paris, janvier 2010///Article N° : 9382