Dagmawi Woubshet, professeur de littérature anglaise et africaine à l’Université de Cornell (à Ithaca, New York), a interviewé en 2014 à Paris ce grand témoin de la Harlem Renaissance, décédé en août 2019. En hommage au professeur Kiflé Béseat Selassié, nous donnons un large extrait de l’entretien dans la traduction de Makeda Moussa. Entretien publié dans l’ouvrage Harlem Renaissances. La modernité du New negro (Editions Riveneuve)
Dagmawi Woubshet : Donc vous êtes à Toulouse pour un an, vous êtes diplômé et arrivez à Paris en 1961, qui était La Mecque intellectuelle des cultures noires à cette époque. Comme vous me l’avez dit plus tôt, vous connaissiez beaucoup d’Ethiopiens à Paris, qui deviendront des figures culturelles majeures ; comme S. Boghossian et S. Deressa. Et vous avez reçu chez vous des personnalités américaines comme Langston Hughes, Malcom X. D’ailleurs James Baldwin est resté quelques jours chez vous. C’était à Paris, au début des années soixante. En quoi tout cela a pu influencer votre perception du monde, votre conscience ?
Kiflé Beseat Selassié : En rencontrant ces personnes, et pas seulement les écrivains que vous avez mentionnés, mais aussi des intellectuels africains majeurs comme Cheik Anta Diop, j’ai compris que si l’Éthiopie devait être fière d’une chose, c’était celle d’être en Afrique. Au-delà de l’importance de son indépendance pour elle-même, l’Éthiopie est resté un modèle pour l’Afrique. Le mot Éthiopie, comme vous l’avez vu à l’école, signifie les visages brûlés. Dans la cartographie des Grecs, comme dans la poésie d’Homère, le nom donné à l’Afrique est l’Éthiopie. Donc Éthiopie veut dire la terre des peuples noirs. C’est le nom de toute l’Afrique. Le mot Afrique vient de la conquête arabe. Nous sommes chanceux d’avoir le nom de l’Éthiopie pour nous, mais nous devons aussi savoir comment le partager. C’est là que j’ai mesuré à quel point les gens étaient très informés et fascinés par une Éthiopie mythique, que nous avons nous-mêmes sous-estimée. Et les gens connaissaient l’Éthiopie moderne, et son rôle durant la seconde guerre mondiale. Le rôle de l’empereur Ménélik II et le rôle de la victoire de la bataille d’Adwa en 1896. Cette victoire est à l’origine du mouvement panafricaniste. Toute cette compréhension m’est venue progressivement, pratiquement par morceaux, par pièces. L’une des personnes que j’ai rencontrée en 1962 et qui a marqué la majeure partie de ma vie est Aimé Césaire. Il avait une connaissance aiguë de cette histoire, y compris Benito Sylvain. L’envoyé à la conférence panafricaniste en 1900 à Londres était un Haïtien, Benito Sylvain, qui y était également pour représenter l’Éthiopie. Donc il était fasciné par le fait que l’Éthiopie sous Ménélik II, ainsi que sous Hailé Selassié, ait résisté aux puissances coloniales. Ce qui en faisait un symbole de liberté pour tous les hommes noirs. Cette conscience m’est venue à travers la littérature comme vous l’avez mentionné, et à travers la politique. Oui, en France, où nous nous trouvons aujourd’hui, et en particulier, Paris était l’écho de la guerre d’Algérie à l’apogée de sa lutte. Dans un Paris où le leader était un homme comme De Gaulle. Qui était par ailleurs venu en Éthiopie avant son retour au pouvoir en France en 1958. De Gaulle était proche de l’empereur parce que tous deux étaient en exil à Londres. Ils savaient que la Grande-Bretagne les aidait d’une main et essayait de les contrôler de l’autre. La façon dont il a sorti la France de la guerre d’Algérie était très significative. Bien sûr, les Algériens ont résisté, mais il s’est finalement rendu compte que l’heure des indépendances avait sonné.
Dagmawi Woubshet : Est-ce que vous auriez vécu ce conflit différemment, parce qu’éthiopien ? Une admiration pour De Gaulle proche de l’empereur Hailé Selassié, mais en même temps votre soutien aux Algériens. Votre propre conscience panafricaine grandissait et en vous alignant sur le sort des Algériens et des autres « sujets coloniaux » français, vous éprouviez de l’admiration pour quelqu’un tel que De Gaulle. Était-ce une source d’ambiguïté ou un sens de la contradiction ?
Kiflé Beseat Selassié : Les deux. Je dois dire que c’est aussi une question de génération. Nous étions très critiques envers l’Empereur et, en même temps nous éprouvions une profonde admiration. Nous n’aurions jamais pu imaginer que l’Empereur ne serait plus. J’étais effectivement en Éthiopie en 1974, revenu de France en 1966. Il était profondément enraciné en nous que l’Éthiopie était une monarchie. Il y avait une continuité en Éthiopie, depuis la Reine de Sabah et le Roi Salomon, une monarchie de près de trois mille ans. De même, nous étions sensibles à la forme qu’avait prise la résistance de De Gaulle. Tenez, prenez pour exemple le coup d’État de Mengistu Neway.
Dagmawi Woubshet : En 1960.
Kiflé Beseat Selassié. : Oui, le 7 décembre 1960. L’Empereur était au Brésil, les auteurs du coup d’état n’ont pas eu raison de la monarchie. Ils remplacèrent l’Empereur par son fils, le prince héritier, Asfaw Wossen, et nommèrent Ras Imru au poste de premier ministre. Le coup d’État a duré trois jours parce que l’Empereur est revenu en passant par l’Érythrée, alors fédéré à l’Éthiopie par une décision des Nations Unies. Le général Abiye, représentant de l’Empereur, et chef des armées en Érythrée, vint à Addis-Abeba avec l’Empereur, de retour au pouvoir. C’est à ce moment que naît un mouvement étudiant revendiquant « La terre aux laboureurs ». En France, quatre-vingt-quinze pour cent des étudiants éthiopiens étaient en faveur du coup d’État. Dans le contexte français, n’oublions pas que s’ajoutait à la guerre algérienne, le début de la guerre du Vietnam avec les Américains. Tous ces événements ont stimulé notre adhésion au mouvement progressiste. Nous avons été assez chanceux en France, tout du moins concernant les gens de ma génération. Une partie d’entre nous, légèrement plus conscients que d’autres, ne deviendront pas des marxistes aveugles, ni même socialistes, parce que nous avions des penseurs comme Cheikh Anta Diop,
Joseph Ki-Zerbo, Amadou Hampâte Bâ, Alexis Kagame… Nous avions surtout Aimé Césaire qui avait déjà publié sa démission du Parti communiste en 1956. Il déclara que le progressisme africain devait provenir de l’Afrique, inspiré par ses propres traditions et réalités. Je dirais que notre orientation politique se rapprochait de la social-démocratie, comme on le dit aujourd’hui. Cela n’a rien à voir avec la façon dont la social-démocratie est exercée aujourd’hui. Quand on dit « social-démocrate», c’est un mélange : un mariage entre la solidarité et la démocratie. Maintenant, la démocratie est devenue un mot commun que beaucoup de gens utilisent sans vraiment y réfléchir. L’autre jour, dans notre discussion, je vous ai dit qu’une démocratie de type Mc Donald’s n’en est pas une. Si la démocratie a un sens, ce n’est pas du prêt à consommer. Il doit être adapté à chaque culture et à chaque nation de par sa dimension, sa composition et surtout de par son peuple. C’est dans cet esprit que les événements des années 1960 arrivent. J’avais la chance d’habiter une maison assez grande pour accueillir toutes ces personnalités, beaucoup de musiciens et d’écrivains. Avec certains d’entre eux, nous sommes restés en contact. Chester Himes, par exemple, je le voyais pratiquement une fois par semaine. Oui, William Gardner Smith et Richard Wright. Comme vous l’avez justement dit, Paris était l’endroit où il fallait être. Et grâce à Baldwin, et à un de ses articles paru dans Commentary, Paris était devenu le point de rencontre des artistes et des écrivains noirs. Nous devons lui reconnaître son talent d’écrivain. L’article révélait notre destin commun. Ce qui devint évident pour moi. Au même moment en Éthiopie, un vrai combat se déroulait au sein du mouvement étudiant. Et, il est important de noter que peu d’entre eux étaient critiques. Parmi eux, il y eut Daniel Tadesse, Dr Worku Ferede ; plus tard, ce dernier sera l’auteur d’un livre que vous apprécieriez. En amharique, il s’intitule Edget Belo Wedket, la traduction approximative en français serait La régression au nom du progrès. Avec pour sous-titre, Wetaderawi Socialismena Ehiopia, que l’on pourrait traduire ainsi Le socialisme militaire et l’Éthiopie. Dans le Mouvement étudiant éthiopien, une minorité voulait s’ouvrir en rejoignant la Fédération des étudiants de l’Afrique noire en France (FEANF). Une majorité croyait cette lutte propre à la spécificité et à l’histoire de l’Éthiopie. Tout ce que je vous raconte se passait dans le contexte français. À la fin, la minorité à laquelle j’adhérais, gagna. De là, nous rejoignions des gens comme Alfa Sow, l’un des plus grands linguistes africains de la langue Peul, et Alpha Condé, devenu le Président de la Guinée en 2010. Il y eut aussi Mohamed Ali Shérif, qui sera directeur de cabinet du premier président de la Mauritanie. Nous échangions nos expériences. Nous avions des gens qui nous traçaient le chemin dans notre africanité et éthiopiannité : pour n’en citer qu’un, Cheikh Anta Diop, qui a donné son nom à l’Université de Dakar, comme vous le savez. Et Carlos Moore, un frère cubain noir. Quant à lui, il vécut un an chez moi.
Dagmawi Woubshet : Qui était Carlos Moore ? Était-il artiste ?
Kiflé Beseat Selassié. : Non. C’est Carlos Moore qui a organisé la réunion sur la négritude en Floride avec Césaire et Senghor ; beaucoup de personnalités y étaient. Ce fut l’une des rares fois où Césaire se rendait aux États-Unis. Mais le principal intellectuel africain était Cheikh Anta Diop. Vous savez à qui il ressemblait ? Au Général Mengistu Neway, Il était physicien. Cheikh Anta Diop a fait sa thèse sur l’origine noire de la civilisation égyptienne, inspiré par l’Éthiopie. Il avait écrit sur l’unité culturelle de l’Afrique et était désormais l’un des principaux intellectuels que l’Afrique avait donné au monde. Il mourut malheureusement, il y a trente ans. Cheikh Anta Diop avec Césaire et Senghor soutenaient Alioune Diop et son épouse Christiane Diop à la création en 1947, de la célèbre maison d’édition parisienne, Présence Africaine. Parmi tant d’autres, Présence Africaine a publié Frantz Fanon, un étudiant d’Aimé Césaire. Des soutiens de personnes tels que Picasso, Michel Leiris, un grand ami de l’Éthiopie (qui a établi un pont entre la civilisation africaine et la civilisation occidentale) ont joué un grand rôle dans la prise de conscience du mouvement des artistes et écrivains noirs. Ceux-là mêmes qui organiseront le premier Congrès à la célèbre Université de la Sorbonne en 1956. En bref, il a fallu que je quitte l’Éthiopie pour être conscient de mon africanité et du fait qu’avant tout, nous sommes citoyens du monde. Et plus longtemps vous êtes à l’étranger, plus vous réalisez que vous devez regarder d’où vous venez, le lieu de naissance de votre identité.
Dagmawi Woubshet : Et qu’en est-il des interlocuteurs afro-américains ?
Kiflé Beseat Selassié. : En ce qui concerne nos frères afro-américains, sur le plan politique la personnalité marquante était Malcolm X. Le niveau de conscience politique de Richard Wright était moindre comparée à celle de Malcom X. Bien qu’ayant effectué de brefs séjours en Afrique, à deux reprises, Malcom X était comme Aimé Césaire, plus africain que certains Africains. De la même manière, il était plus américain que les Américains. Partir et revenir, ce mouvement yin et yang, est très important. D’autre part, je m’intéressais de près à la Révolution chinoise. J’en parle parce que dix ans avant la Révolution culturelle en 1966, nous suivions sans relâche les débats entre le Parti Communiste chinois et le Parti Communiste russe. Et ceci, quasiment chaque jour, dès 1956 quand Aimé Césaire quitta le Parti Communiste français. J’avais une sympathie naturelle avec la révolution chinoise parce que c’était une révolution paysanne. Quand je retourne en Éthiopie après mes études, entre 1966 et 1974, on me demande d’effectuer un travail comparatif sur la relation entre la Chine et l’Éthiopie au XXe siècle en vue de la visite de l’Empereur en Chine en 1971. Il m’était aisé de faire ce travail ayant lu « Sur la guerre prolongée », les conférences que Mao Tsé-Toung donnait à l’Académie militaire chinoise en 1938 après l’invasion de la Chine par le Japon. C’est là que Mao Tsé-Toung donne l’exemple de la résistance patriotique éthiopienne contre l’Italie fasciste. Mao Tsé-Toung ajoutait : «Si nous nous inspirons de la résistance des patriotes éthiopiens contre l’Italie, nous allons également gagner contre le Japon quand la situation internationale changera ». Comme vous le savez, bien que l’Éthiopie et la Chine aient été parmi les premiers pays projetés dans la seconde Guerre mondiale, aucune puissance n’a été à leurs secours. Quand commencent les attaques de Mussolini en 1934, plus d’un million d’Éthiopiens sont morts sous l’effet des bombes chimiques. Bombes chimiques interdites depuis 1929. Plus d’un million de morts sur une population éthiopienne alors au nombre de quinze millions. Nous avons tendance à oublier la portée de cette tragédie. Nous ne semblons pas réaliser l’importance de la résistance éthiopienne. Il était très intéressant pour moi de voir à quel point cette résistance victorieuse a inspiré le monde, y compris Mao Tsé-Toung, un maître de la guérilla et un disciple de son compatriote Sun Tze’s, auteur de L’Art de la Guerre (écrit au Ve siècle avant J.C).
(…)
Dagmawi Woubshet : Il y a un autre point que je tenais à relever, et les lecteurs de Callaloo apprécieront. Un point qui souligne à nouveau l’internationalisme et le panafricanisme de l’empereur Menelik II. En effet, Menelik II a été l’initiateur du premier hôtel moderne construit à Addis-Abeba, l’Hôtel Taitu, qui porte le nom de l’impératrice Taitu. Cet hôtel est construit pour commémorer le centenaire de la révolution haïtienne et pour accueillir ceux invités à cette occasion venus de l’étranger.
Kiflé Beseat Selassié. : En effet ! Non seulement pour commémorer mais aussi, comme nous l’avons vu, pour accueillir des invités de l’étranger qui venaient célébrer le centième anniversaire de la République de Haïti. C’est vraiment fascinant parce que c’est une monarchie célébrant l’avènement d’une république. C’est pourquoi, je tends à penser qu’il y a certaines monarchies qui sont démocratiques et républicaines, et certaines républiques sont ultra-monarchistes et dictatoriales. La monarchie de Ménélik II était souple et pouvait s’adapter, accueillir et recevoir. Mais vers la fin, la monarchie d’Hailé Selassié était tombée dans ce dernier piège, tout en demeurant le symbole de notre liberté. Bien que nous le critiquions, nous devions aussi reconnaître que les étudiants éthiopiens de ma génération devaient leurs bourses d’études à son gouvernement. Sans parler de l’argent donné aux étudiants éthiopiens à l’étranger pour leur permettre d’avoir une vie sociale. Il est aussi à noter que nous n’avons pas été mis en prison pour nos critiques de son régime. Renverser Hailé Selassié était une autre histoire, et cela n’a même pas traversé notre esprit d’aller aussi loin. Cependant, nous voulions changer les relations au pouvoir. De manière progressive, il s’agissait de réconcilier tradition et modernité.
Dagmawi Woubshet : Un autre aspect à évoquer sur Ménélik avant de changer de vitesse. Ce n’était pas simplement que lui-même avait une perspective, une ouverture et vision internationales, mais Ménélik était aussi considéré mondialement comme une personnalité d’envergure internationale. Nous savons que la Conférence panafricaine qui a lieu en 1900 à Londres l’a nommé président d’honneur. Et encore quelque chose que vous m’avez confié dernièrement : lorsqu’il est mort, une publication parut en 1916 en son honneur au Brésil, intitulée O’Ménélik. Vous m’avez dit qu’il a été réédité très récemment à Sâo Paulo. Vous m’avez transmis une copie. Je voulais rappeler ces faits pour mémoire, qui sait quelle thèse cette histoire peut inspirer. Maintenant, laissez-moi me diriger vers la poésie. Est-ce que je me trompe en disant qu’en tant que poète, vos familiers sont Rimbaud et Césaire ?
Kiflé Beseat Selassié. : Vous y êtes !
Dagmawi Woubshet : Vous avez écrit sur Rimbaud et vous avez écrit un poème en amharique et en français qui lui est dédié. La version amharique est superbe et parce que mon français est au mieux médiocre, je ne saurais le saisir entièrement dans cette version. En amharique, on comprend ce qui vous conduit à Rimbaud. Ce ne sont pas seulement ses liens immédiats avec l’Éthiopie, mais son sens… de la prophétie. Avec ce pouvoir de convoquer l’avenir du monde comme s’il était déjà là, déjà tangible. Si vous pouviez nous le dire, pourquoi Rimbaud ? Et ensuite nous aborderons Césaire.
Kiflé Beseat Selassié. : Pourquoi Rimbaud ? Il y a une chose que nous avons mentionnée plus tôt dans notre échange, il était en Éthiopie, mais avant et après tout, c’est un poète mort très jeune, à l’âge de trente-sept ans, qui a cessé d’écrire la poésie à l’âge de vingt-deux ans. Il avait déjà dit l’essentiel de la poésie. Et quand vous dites ce qui vous fascine semble être sa vision prophétique, il faut se rappeler qu’à l’âge de dix-sept ans, il écrit cette lettre le 15 mai 1871 (peu après la Commune de Paris) à son professeur Demeny où le propos est de lui dire sa conception de la poésie et ce qu’elle devrait être. Rimbaud révèle ce que la poésie permet de voir dans le passé, le présent et l’avenir. Selon lui, dans le passé, comme aujourd’hui et demain, la fonction de la poésie est de comprendre le monde matériel, d’aussi près que possible, de connaître la mesure exacte de toutes ses composantes – son matériau et son nombre. En vérité, la poésie combine ces deux éléments pour nous permettre de voir ce qui va se passer à l’avenir sur les fondements et les fondamentaux du passé. Rimbaud pense que la poésie nous éclairera un jour sous la forme d’un langage universel. Et ce jour arrivera quand les femmes et les hommes auront les mêmes droits, quand les femmes seront aussi des poètes ou des architectes. Le sens même de la poésie est de nous permettre d’accéder à ce que nos yeux ne peuvent voir. Pour arriver à ce qui est caché, nous ne devrions pas avoir peur de dérégler tous nos sens : de faire de nos yeux, des oreilles ; de faire de nos oreilles, des bouches ; de faire de nos bouches, un nez. Afin de saisir l’essence de ce qui est caché, de l’invisible. Il y a plus d’un millier de livres écrits sur Rimbaud. Dans le monde entier, plus de livres ont été écrits sur Rimbaud que sur Napoléon. Pour une personne qui a cessé d’écrire la poésie à l’âge de vingt-deux ans, c’est un véritable exploit ! En même temps, il vint vivre dix ans en Éthiopie et se maria avec Miriam, une Éthiopienne. Il a aussi apporté des armes en Éthiopie, deux fois, à notre demande. La deuxième fois, c’était une quantité très importante d’armes, environ trois mille canons et un demi-million de balles. Dix ans plus tard, ces armes contribuèrent à la victoire de la bataille d’Adwa.
Dagmawi Woubshet : Pour l’Empereur Ménélik ?
Kiflé Beseat Selassié : Oui, pour l’Empereur Menelik, pour l’Éthiopie, pour l’Afrique et le reste du monde dans l’esprit de la Commune de Paris de 1870. Rimbaud était aussi un ami proche de Ras Makonnen et du conseiller suisse-allemand de Menelik, Alfred Ilg. Ses correspondances de cette période traitent de ces questions et de comment moderniser l’Éthiopie. Il écrivait à sa sœur et à sa mère en demandant des livres sur la construction des chemins de fer, sur l’exploitation minière, etc. Il fut le seul ferenji (occidental) invité à l’inauguration de l’église d’Entoto Mariam. Plus j’en savais sur lui, mieux je réalisais à quel point Rimbaud était devenu un Africain. Nous savons maintenant avec certitude qu’il avait commencé à étudier la langue amharique à l’âge de onze ans à Charleville, sa ville natale. J’ai eu la chance de connaître l’ancienne première maire (2002-2012) de cette ville, qui est maintenant Ambassadeur de l’Océan Indien, l’ambassadeur Claudine Ledoux. Durant son mandat, Charleville et Harare, où se situait la maison de Rimbaud en Éthiopie, ont été jumelées. Nous devons revoir et réécrire la totalité de cette histoire. Il est important pour la génération à venir de mesurer l’engagement de l’Éthiopie sous Ménélik envers le panafricanisme et le rastafarisme. Ainsi très tôt, nous devenons solidaires de nos frères afro-américains dans le monde entier – Amérique du Nord, les Caraïbes et Amérique du Sud. Solidarités nées de l’expérience de la résistance au colonialisme. Résistance et libération sont les deux faces d’une même médaille. Notre frère Horace Campbell, dont le livre sur le Rastafarisme comme forme de résistance, traduit aussi en français, a introduit la nécessité de revisiter le panafricanisme à partir de Ménélik. Sans aucun doute, le rastafarisme avait une force de résistance distincte qui lui était propre et nos frères ont rejoint notre lutte quand les fascistes nous ont attaqués dans les années 1930. Il y avait des liens avec les Caraïbes comme Melaku Beyan, mais ces liens ne se limitaient pas aux Caraïbes, ni aux Amériques. En France, par exemple, il y a eu plus de deux mille réunions en faveur de l’Éthiopie concernant la guerre italo-éthiopienne. Deux mille réunions, vous imaginez ? En particulier, le mouvement ouvrier. Ensuite, le mouvement de la Négritude suivit.
Dagmawi Woubshet : Il existe beaucoup d’histoires et d’essais qui dépeignent les citoyens afro-américains ordinaires qui contribuaient financièrement pour aider à soutenir l’Éthiopie. Ils prélevaient donc de leurs propres chèques de paie durement gagnés. Et Baldwin, dans un de ses essais, dit qu’il boycotterait les épiceries italiennes à New York, en allégeance à l’Éthiopie.
Kiflé Beseat Selassié : Exactement ! Ce même sentiment était présent dans le monde entier. Malheureusement, Baldwin n’a pas eu la chance et la possibilité de venir en Éthiopie. Quant à Césaire, il a été invité avec Alioune Diop, le fondateur de Présence Africaine, par l’Empereur. Césaire écrit « Ethiopie » à l’occasion de la fondation de l’O.U.A en 1963, un très beau poème. En résumé, ce poème dit la beauté des Éthiopiens, hommes et femmes, de la cuisine, de l’injera et du tej, et évoque sa ressemblance à un éthiopien oromo. Il dit ce qui le fascinait : « le Gueze et l’Amharique sont des écritures mystérieuses. L’Afrique commencera à utiliser une belle langue avec la possibilité de dire deux choses en même temps, « sem ena work », la cire et l’or, les principes de la poésie éthiopienne ».
Dagmawi Woubshet : Exactement ! Ce poème n’est pas une photo de l’Éthiopie ou une idée ou un idéal romantique. Il est puissant par la texture des mots qu’il utilise pour décrire le paysage éthiopien, le paysage urbain d’Addis-Abeba, la culture, la littérature, la nourriture, les vêtements ; c’est si riche de détails.
Kiflé Beseat Selassié : Merci, Dagmawi. Comme vous le dites à juste titre, lorsque Césaire parle non seulement de l’injera (galette) et du tej (un parent de l’hydromel), mais aussi de lieux tels Entoto, Abadina, Giorgis, il vous donne l’impression qu’il traverse effectivement ces endroits.
Dagmawi Woubshet : Oui, il est là.
Kiflé Beseat Selassié : C’est qu’il a toujours marché dans ces lieux. .
Dagmawi Woubshet : C’est tout à fait ça !
Kiflé Beseat Selassié : J’ai eu la chance de le connaître en 1962. Lors de ma dernière visite chez lui en Martinique, à Fort-de-France, dix mois avant sa mort, j’y étais allé avec une grosse équipe jouer
« Palabres en négritude », une de mes pièces. J’ai voulu lui lire le poème que vous avez mentionné plus tôt, celui que vous avez lu en amharique, et je voulais le lui lire dans la version française parce qu’il lui était dédié, ainsi qu’à Rimbaud. Il a répondu : « Non, non, non, je ne veux pas que vous le lisiez en français, s’il vous plaît, lisez-le en amharique ». J’eus soudain l’impression que cet homme se souvenait du rythme des tambours comme nos frères déportés aux Amériques trois cents ans plus tôt. Bien sûr, il était très conscient de cela. La musique de toutes les langues. Ça aurait le goût d’un plat africain. Ce qu’il était lui permettait de retrouver un rythme d’Afrique, au-delà de la variété des langues éthiopiennes. Aux Caraïbes, je pense qu’il est très important d’avoir des liens avec le continent parce que vous vivez sur une petite île. Je ne fais pas référence à l’aspect objectif, mais à celui subjectif qui lui donnerait la possibilité de prendre ce qu’il cherche et trouve de notre côté. Notre côté, l’Afrique, a apporté à nos frères et sœurs, à l’échelle mondiale, je pense en particulier aux Amériques, Nos percussions, notre musique, notre sens de la fraternité et de la solidarité.
Le préambule de la constitution de l’UNESCO déclare, et c’est en ça que je l’aime, que ce qui va nous permettre de bâtir une paix durable et sincère, serait l’intellect, ce qui veut dire le rationnel, et une morale, c’est-à-dire, l’éthique, la philosophie, de la solidarité humaine. Dans le continent ou dans nos pays respectifs sur le continent, bien que nous soyons pauvres matériellement, il y a une santé spirituelle incroyable. Cette extraordinaire santé spirituelle nous a permis jusqu’à aujourd’hui de résister aux diverses valeurs dogmatiques, qu’elles soient religieuses ou politiques. Ma crainte est que si nous perdions notre approche traditionnelle de notre relation à l’autre, nous basculerions dans le mode de pensée McDonald. Je n’ai rien de personnel contre McDonald. De fait, de temps en temps, j’aime manger un sandwich au McDonald. Le hamburger est bon, mais le modèle de pensée qu’il véhicule… si cela signifie uniformité, l’absence de diversité en toutes choses.
Dagmawi Woubshet : les principes qui le gouvernent.
Kiflé Beseat Selassié : Oui ! Tout ce qui est uniforme est l’ennemi de l’unité. L’unité est basée sur le respect de la diversité, et l’uniformité forme la pensée d’une façon bien singulière ; comme un uniforme militaire ou dictatorial. C’est comme si on s’en remettait aux machines. Si nous continuons à confier aux machines/à l’intelligence artificielle nos relations et nos échanges, avec ce que ça comporte de confusions, avec ses hauts et ses bas, les erreurs que nous faisons n’existeront plus. L’intelligence artificielle ne fera pas le genre d’erreurs que nous faisons, parce qu’ils sont basés sur des algorithmes froids. À force d’éliminer peu à peu tout potentiel d’erreur, les outils que nous avons créés nous asserviront. Nous avons tendance à penser que nous trouverons toutes les solutions que nous recherchons dans ces machines. Quand ce jour arrivera, nous ne serons plus. Au lieu de les utiliser comme vous le faites maintenant, en enregistrant l’entrevue, il se pourrait qu’un jour ce soit nous qui les servions. Dans les rares choses que nous avons dites ce matin et au cours des derniers jours, c’est l’expression de la capacité des personnes comme vous et moi à se rencontrer et à découvrir tout à coup que nous avons une communauté d’intérêts et de points communs. Essentiellement, dans la façon d’interroger le monde et nous-mêmes dans le respect de nos différences.