Comédien, dramaturge, fondateur des Récréâtrales à Ouagadougou, Etienne Minoungou interprète depuis plusieurs années les mots d’Aimé Césaire, Dieudonné Niangouna, Sony Labou Tansi. Dans cette continuité, il incarne actuellement sur scène ceux de Felwine Sarr avec « Traces » à la MC93 de Bobigny. Des auteurs qui sont, pour Minoungou, des « pacificateurs de la mémoire », des chantres d’une poétique active dans les pas desquels l’artiste trace sa route sur les planches et au-delà. Rencontre.
Vous avez présenté « Traces- Discours aux nations africaines » écrit par Felwine Sarr une première fois fin 2018 pour l’ouverture du Musée des civilisations de Dakar, puis, entre autres dates, au Festival de Limoges et actuellement à la MC93 à Bobigny. Comment lisez-vous cette adresse au monde de demain ?
L’art devance toujours toute construction du réel. « Traces » proclame la destinée commune ; toutes les régions du monde concourent à la civilisation contemporaine. Le destin du monde et le destin de l’Afrique sont intimement liés, c’est une évidence. Alors, les solutions pour un devenir plus habitable sont à chercher aussi en Afrique, dans ses dynamiques de vie et ses ressources propres. Au cœur du texte un personnage revient d’un long voyage et prend la parole en s’adressant à la jeunesse du continent et à sa diaspora pour restituer la mémoire collective : d’où est ce qu’on vient, qu’avons-nous traversé depuis la rencontre violente avec l’esclavage et la colonisation, comment dans ces rencontres s’est développé le capital qui va constituer les sociétés industrielles et ouvrir la perspective de la mondialisation ? Avoir conscience de tout cela n’est pas prétexte pour se retirer du monde mais au contraire, l’occasion de s’adresser, à partir du continent, au reste du monde. Pour plus de fraternité, plus de désir d’avancer ensemble. Et c’est vrai que le COVID19 vient nous rappeler que nous sommes un et vulnérables. Et c’est cela Traces, avec une perspective très spirituelle que porte Felwine Sarr pour rappeler la nécessité d’une élévation commune.
Vous faites un lien entre ce texte et d’autres portés précédemment sur scène : d’Aimé Césaire, de Dieudonné Niangouna et de Sony Labou Tansi. Quel est ce lien ?
Ce sont des pacificateurs de la mémoire ; que ce soit le Cahier d’un retour au pays natal de Aimé Césaire, M’appelle Mohamed Ali de Dieudonné Niangouna, Si nous voulons vivre de Sony Labou Tansi ou maintenant Traces. Toutes ces paroles ont en commun de pacifier nos mémoires en les revisitant mais aussi en les posant dans des perspectives nouvelles ; non pas dans une perspective de confrontation, mais en affirmant qu’elles sont constitutives de nos mémoires communes par lesquelles nous pouvons désirer l’avenir. En cela il s’agit d’envisager demain. Dieudonné Niangouna dit dans M’appelle Mohamed Ali ; « Le rêve qui prend la forme d’un homme ne se réalise pas dans le corps du champion mais bien dans celui qu’il inspire ». Le travail de la mémoire c’est ça ; qu’est-ce qui nous inspire, qu’est-ce qui permet de s’affranchir de la dichotomie du bien et du mal, du nord et du sud, du noir et du blanc pour nourrir l’humain … Césaire dans Cahier d’un retour au pays natal écrit « Et nous sommes debout maintenant, mon pays et moi, les cheveux dans le vent ». Qu’est-ce ce vent sinon le monde ? Sony Labou Tansi, lui, clame « L’homme est trop beau pour qu’on le néglige », l’homme dans toute sa totalité ; sa totalité historique, sociologique, géographique, poétique… Et Felwine dans Traces rappelle toute cette soif et cette passion commune : « La liberté doit devenir notre passion ». Pas la liberté d’une communauté mais celle du monde et de l’universel. Ces paroles sont liées, ces auteurs sont des pacificateurs et « inséminateurs » de la mémoire. Et j’inscris mon travail sur ce chemin.
Vous confiez que « C’est un défi d’acteur de jouer les textes de grands poètes »[1]. En quoi est-ce un défi de s’emparer de leurs mots ?
D’abord le défi est d’entrer dans des imaginaires puissants. Le génie de ces textes est éblouissant : comment dans la tête d’un auteur peut surgir quelque chose d’aussi lumineux ? Et comment restituer cette puissance sans l’édulcorer, sans l’entraver pour la donner dans toute sa dimension ? Le défi de l’acteur est là ; tu prends quelque chose qui ne t’appartient pas, qui a été pensé, construit dans l’esprit et l’âme d’un auteur et tu te questionnes sur comment trouver les moyens de se laisser traverser par cela pour que ces mots atteignent le public avec la même intensité qu’au moment où avec sa plume, tremblant, l’auteur les a écrit. Je les vois les écrire, trembler en les écrivant. Le défi de l’acteur est là ; comment restituer le tremblement premier qui agite l’auteur pour que celui-ci passe dans le cœur, la chair du spectateur ?
A partir de 2013, vous êtes seul en scène avec d’abord M’appelle Mohamed Ali de Dieudonné Niangouna. En quoi est-ce une rupture avec vos travaux précédents ?
Être seul en scène, ce n’est pas rien pour un acteur. J’ai toujours pensé qu’il fallait un certain âge, une certaine expérience et densité de vie pour avoir la prétention de surgir seul devant les spectateurs. D’abord il y a beaucoup de doutes. Le théâtre est un art collectif et même s’il y a toujours du monde qui t’accompagne, là, la prise en charge du texte est quand même solitaire. Et puis l’on apprend à se connaitre physiquement ; quelles sont les zones de l’acteur qui n’ont jamais été énoncées ou jamais explorées ? Quels sont les ressorts par lesquels tu rassembles tout ça pour faire œuvre de création ? Et le rapport assez inédit avec l’assemblée est à la fois effrayant et très excitant. Après M’appelle Mohamed Ali, je me suis emparé du Cahier puis tout naturellement ensuite de Sony. Parce qu’il y a aussi des anecdotes entre les auteurs qui ont construit mon cheminement : Quand je travaillais sur M’appelle Mohamed Ali, j’ai appris que le livre de chevet de Niangouna était le Cahier d’un retour au pays natal. Quand je travaillais sur le Cahier, que Sony avait fait un texte sur le Cahier rappelant comme cette œuvre l’avait fortement marqué. Et quand j’ai rencontré Felwine Sarr j’ai découvert qu’il connaissait par cœur le Cahier d’un retour au pays natal. Ces anecdotes, ces liens disent beaucoup de leurs tremblements. Saisir ce tremblement, c’est aussi parvenir à le transmettre à mon tour. Avec ces textes, en tant qu’acteur, j’ai fait un travail tout autre qu’auparavant, et aussi tout un parcours spirituel, littéraire. Des rencontres intimes avec des auteurs vivants ou non mais qui ont en commun quelque chose d’absolument total.
De quelle totalité parlez-vous ?
Ils ont en commun que la littérature leur a permis de vivre. Felwine dit : « La poésie est fondamentale, j’y ai toujours trouvé des éclaircissements, elle m’a nourri ». Quant à Niangouna, il a échappé à une fusillade du fait même d’être comédien. Au Congo, pendant la guerre, il s’est retrouvé aligné en passe d’être fusillé et un milicien l’a reconnu, s’est rappelé l’avoir vu jouer au centre culturel de Brazzaville et lui a dit « toi tu n’es pas un rebelle, tu es comédien, sors du rang ». La fureur de Niangouna à écrire, jouer et mettre en scène n’est pas une fureur d’écrivain seulement c’est une fureur de vie, une passion dévorante de la survie, sortir en permanence du rang de la mort. Sony écrivait aussi pour que ça fasse peur en lui, cette peur est vitale. Il écrivait tout le temps. La littérature aide à vivre et cet attachement viscéral qu’ont ces auteurs avec leur acte d’écriture transparait dans toutes leurs œuvres. Moi, le sachant, je ne peux pas les jouer comme si je faisais une performance. Je joue ces auteurs comme s’il s’agissait de trembler avec la vie pour sauver sa peau.
Pour le festival de théâtre Mantsina-sur-scène il y a quelques années vous avez déclamé les mots de Sony Labou Tansi à Brazzaville. Quel défi pour un acteur que de clamer ce texte dans le quartier même de l’auteur ?
Ça s’est passé dans un contexte particulier : pour cette édition du festival, Niangouna, qui l’avait enfanté avec d’autres, était interdit de séjour à Brazzaville. Cette année-là, on avait interdit au festival ses espaces habituels. Il n’y avait plus de lieux possibles pour jouer. Donc le festival a été obligé de se replier sur des cours familiales et dans l’espace public – exactement l’expérience que nous avions inventé à Ouaga. Mais pour nous, c’était une option potentielle, un rêve à réaliser. Eux devaient inventer une solution de repli. Et donc je me suis retrouvé dans ce contexte dans la rue, dans le quartier de Sony Labou Tansi avec sa parole incandescente au milieu de tout et de rien. Mais voyez-vous, c’est la vocation même de la parole et du poète que d’être dans l’espace public. Et l’émotion et l’atmosphère de ce contexte-là donnaient davantage de force encore à la parole de Sony qui, de tous côtés, n’a jamais cessé d’interroger la mauvaise conscience de son époque. Et aujourd’hui, même mort, lui et ses héritiers continuent d’agiter cette mauvaise conscience là.
Vous abordez justement l’expérience des Récréâtrales, un festival devenu incontournable que vous avez fondé en 2002 et qui a cette particularité de ne pas être circonscrit aux lieux dédiés communément au théâtre. Pouvez-vous revenir sur ce « rêve réalisé ».
A l’époque nous tentions de résoudre un problème : l’expérience professionnelle du théâtre nous avait éloigné progressivement du public. En ne jouant que dans nos salles ou au centre culturel français, on amoindrissait le public et aussi notre capacité de présence dans l’énergie de la ville, de la communauté… Nous nous interrogions : le théâtre est pour qui et appartient à qui ? Dans nos contextes africains, quel est l’endroit où se discutent de façon plus intime et en même temps collective les questions de société ? Et la réponse était : la famille. Nous sommes allés dans cet espace intime, familial, communautaire. Il ne s’agissait pas d’aller faire du théâtre dans l’espace public, mais d’entrer dans des espaces non-théâtraux, des espaces qui ont une énergie intime pour y reconstituer une assemblée. C’est ainsi que sont nées Les Récréâtrales. Et évidemment de la cour familiale, de la porte de la maison, on déborde vers la rue. La rue redevient ainsi un deuxième espace communautaire, intime et partagé par le voisinage. Donc ce n’est pas du théâtre de rue, c’est du théâtre qui se fait dans une configuration ouverte avec une assemblée qui se crée par affinité et débordement et se connecte ensuite à d’autres contours d’espaces. Et c’est à ce moment-là et de cette manière que le théâtre reprend toute sa place dans la cité.
Autre originalité, dès le départ des Récréâtrales, il a été important que les artistes créent directement aussi dans ces espaces.
En effet, en amont de la plateforme festival où les spectacles sont prêts et représentés, il y a un temps de résidence, que j’appelais “l’Atelier-espace de la forge » : un temps de résidence de trois mois et demi divisés en plusieurs étapes. Cet atelier-espace de la forge est le lieu même de la possibilité de renouveler le langage esthétique ; comment construire l’espace, le texte, l’interpréter, travailler la dramaturgie, en même temps que l’on discute au cœur de la communauté et dans son quotidien ? Cela influe forcément sur l’œuvre poétique en cours de création. Ce temps de la communauté c’est toute l’immédiateté de la vie qui vient interférer dans la création. C’est de la nourriture en flux permanent. Quand l’enfant rentre de l’école et que vous êtes en train de répéter dans la cour, il s’assoit et commence à écouter, finit par répéter des bouts de phrase, par faire le souffleur… Il se passe quelque chose d’énergisant et de grisant. Quelque chose que le théâtre avait perdu parce qu’il se réduit souvent à un travail hors de portée de tout regard extérieur. Ici le travail de construction de la pièce se fait au su et aux vues de la communauté. Il n’y a rien de tel pour renouveler la manière dont les artistes travaillent parce que tous les jours il y a quelque chose dans le regard de l’enfant, dans l’attention ou l’incompréhension de la mère ou dans l’interférence d’une conversation des visiteurs qui vient susciter une réflexion, nourrir la répétition. Et alors l’œuvre devient littéralement collective.
Quelles sont les recettes de ce rêve réalisé ?
La première chose c’est qu’il y avait nécessité. Et puis au fur et à mesure nous avons enrichi l’expérience de tous les regards extérieurs aussi qui venaient d’Afrique du sud, du Maghreb, d’Afrique centrale et des artistes de la diaspora etc. A partir de 2008-2010 nous sommes arrivés dans le quartier Gounghin, dans les cours familiales, et l’accueil, l’acceptation, la générosité et l’appropriation par les gens du quartier ont fait que petit à petit ils sont devenus des co-producteurs indispensables du festival. Ils ont développé toute une série d’activités qui sont venues consolider, compléter la démarche. La troisième chose c’est le réel engouement du public. Dès lors l’expérience était inarrêtable. Il y a entre 2000 à 3000 personnes tous les jours pendant le festival. Les familles sont investies dans la logistique, l’hébergement, la restauration, la salubrité, la sécurité, la billetterie… et plusieurs métiers du quartier sont partie prenante de toute la scénographie. Cet ensemble a permis de développer le projet. Aristide Tarnagda et Odile Sankara qui sont désormais aux manettes des Récréâtrales, sont en train d’aller plus loin encore et je me réjouis d’assister à la prochaine édition. Ils ajoutent de nouveaux horizons au projet.
Comment existe cette dimension panafricaine aux Récréâtrales à laquelle vous faites référence ?
Dès le départ je souhaitais que ce soit un espace de convergence en Afrique. De Kinshasa à Brazzaville en passant par Bamako et Abidjan, Dakar, Niamey, en tant que professionnels du théâtre nous nous rencontrions régulièrement. Mais il n’y avait pas encore à l’époque de propositions d’espace convergents de travail. Il l’a été tout de suite. Et grâce à cela, on a pu construire ensemble cette plateforme. Et aujourd’hui l’expérience des Récréâtrales inspire de nouveaux lieux du Théâtre ; « l’Univers des mots » à Conakry, les « Practicables » à Bamako, « Mantsina -sur-scène » à Brazzaville, « Emergences » à Niamey, ou d’autres expériences à Kinshasa et Bujumbura. Chacun s’est senti co-constructeur de cette utopie des Récréatrales et a pu la dupliquer en l’adaptant à son contexte particulier dans son propre pays.
Vous parlez souvent de rêves et les dernières thématiques des Récréatrales abordaient aussi la notion de « courage ». Comment s’entremêlent ces termes pour un artiste ?
Littéralement le courage signifie « la rage au cœur », celle de toutes celles et ceux qui essaient de fabriquer quelque chose de précieux. Quand tu es artiste sur le continent africain, si tu n’as pas la rage au cœur, les obstacles sont tellement énormes – financiers, politiques, symboliques – que l’on peut baisser les bras. Avec la rage au cœur j’ai l’espoir qu’un jour quelques politiques prennent le relais pour traduire nos rêves dans la réalité. Pour le Burkina Faso j’ai des raisons de penser que nous sommes sur le bon chemin, celui de construire une politique culturelle qui puisse impacter le présent et l’avenir des créateurs. Voilà un rêve debout !
La présence poétique doit donc être, en ce sens, une présence politique ?
En cela oui, elle doit déboucher sur la présence politique. En 2018 j’ai invité le président de la République du Burkina Faso aux Récréâtrales. Je l’ai accueilli à l’entrée de la rue qui fait plus d’un demi-kilomètre et nous avons marché ensemble. Et j’ai vu son regard sur la scénographie géante : il était impressionné, fasciné je crois. Des femmes et des enfants du quartier l’ont accueilli, il est entré dans les cours familiales. A sa sortie, j’ai senti qu’il avait été ému par la Beauté. C’est ainsi que nous devons investir l’espace politique, par la Beauté et au nom d’elle seule. Si nous touchons le cœur du plus grand nombre, si nous rassemblons le peuple par la Beauté, forcément nous croisons le personnel politique qui rêve de cela aussi j’imagine. C’est donc à cet endroit que nous pouvons inspirer et proposer. Un artiste n’est pas un syndicaliste ou un partisan, mais un travailleur de la Beauté. Et c’est au nom de la Beauté qu’il peut parler, qu’il peut exiger la vie. J’ai vécu cela donc je suis convaincu que cette rencontre du poétique et du politique aura lieu. Et c’est nécessaire qu’elle ait lieu pour inventer un devenir plus juste et plus désirable. Comme disait Shelley : « les poètes sont les législateurs secrets du monde ».
[1] http://africultures.com/cahier-dun-retour-au-pays-natal-13549/
Interview de Anne Bocandé. Publiée initialement dans la Revue SWAG.