L’inutile utilité de la littérature

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La question de l’engagement hante la littérature africaine depuis la négritude. Aperçu historique des débats qui ont secoué la scène littéraire africaine francophone. (1)

 » Chez (les écrivains de la négritude), le rêve est une prise directe sur l’action et la littérature est d’emblée une arme de combat, chez eux donc, interpréter poétiquement le monde ne s’oppose plus à le  » changer  » politiquement comme dans la fameuse XIe thèse sur Feuerbach.  » (2)
C’est ainsi que Paul Ricœur présente au lecteur l’essai de Claude Souffrant : Religion et développement chez Jacques Roumain, Jacques Stéphane Alexis et Langston Hughues, prolongeant par là même le travail de Jean-Paul Sartre qui considérait la poésie de la négritude comme une arme miraculeuse (3).
Véritable littérature mineure au sens où l’entendent G. Deleuze et F. Guattari, la littérature négro-africaine est née dans un contexte de domination sous le signe du  » militantisme « . Hantée par le sens du destin collectif, elle se propose de libérer le Noir de  » l’aliénation coloniale  » et réhabiliter par là même la civilisation nègre. Voilà pourquoi elle refuse dès sa genèse de dissocier l’esthétique de l’éthique. Mieux, les écrivains et critiques africains produisent parallèlement aux textes littéraires des discours sur ce que doit être la littérature négro-africaine. A cet égard, le texte emblématique reste la critique de Mongo Beti contre Camara Laye, où il lui reproche d’écrire une littérature rose dans une Afrique noire au moment où il faut combattre le colonialisme :
 » Laye ferme obstinément les yeux sur les réalités les plus cruciales. Celles justement qu’on s’est toujours gardé de révéler au public d’ici. Ce Guinéen, mon congénère, qui fût, à ce qu’il laisse entendre, un garçon fort vif, n’a-t-il donc rien vu d’autre qu’une Afrique paisible, belle, maternelle ? Est-il possible que pas une seule fois, Laye n’ait été témoin d’une seule petite exaction de l’administration coloniale ?   » (4)
Ce rappel à l’ordre suscite la réaction de Senghor, qui récuse la critique de Mongo Beti :
 »  (…) Le but et les moyens de l’art, écrit Senghor, ne sont pas ceux de la politique (…). Lui reprocher de n’avoir pas fait le procès du colonialisme, c’est lui reprocher de n’avoir pas fait un roman à thèse, ce qui est le contraire du romanesque, c’est lui reprocher d’être resté fidèle à sa race, à sa mission d’écrivain.  » (5)
Mais, comble de l’ironie, Mongo Beti lui-même, après avoir publié deux romans engagés, notamment Ville cruelle où il dénonce l’exploitation des paysans camerounais, vendeurs du cacao par les commerçants grecs, et Le pauvre Christ de Bomba où il stigmatise de manière très ironique l’action des missionnaires français au Cameroun, commet un roman picaresque, Mission terminée, décrivant les aventures d’un jeune lycéen dans les campagnes camerounaises.
Il sera sèchement renvoyé à ses études littéraires par le poète David Drop, lui faisant savoir qu’il a d’autres missions à terminer :
 » Nous avons tous en mémoire l’admirable Ville cruelle, un roman court et incisif qui mettait en pleine lumière les sanglants dessous du colonialisme au Cameroun (…). Tout dans ce roman en faisait un instrument de lutte contre la situation coloniale, le style tendu, les dialogues d’où se précisaient peu à peu les caractères des personnages, la relation impitoyable des faits. Faut-il s’étonner qu’un tel témoignage nous ait laissé une impression plus durable que Mission Terminée ? Certains ne manqueront pas de nous accuser  » d’obsession anticolonialiste « . Quoi s’écrieront-ils, un romancier africain, pour mériter vos louanges doit-il systématiquement s’attaquer au fait colonial ? Certes non. Deux cents pages de généreuse indignation ne constituent pas nécessairement un bon roman et atteignent rarement leur but. Mais que l’on ne nous demande pas de nous satisfaire sans réserve d’un livre dont, la lecture achevée, il ne nous reste qu’un vague sourire (…). Tout cela fait-il le poids quand autour de nous en Afrique tant d’événements majeurs sollicitent notre attention ? Nous ne pensons pas qu’il soit abusif de demander à nos romanciers d’être les témoins actifs de ces événements. C’est pourquoi nous considérons le dernier roman de Mongo Beti comme d’agréables vacances d’un auteur que nous apprécions et qui a bien d’autres missions à terminer.  »  (6)
On pourrait, dans le même ordre d’idées, évoquer le débat organisé par la revue Présence Africaine sur la poésie nationale, opposant d’une part Aragon et Depestre adeptes des formes traditionnelles de la versification française et de l’autre David Diop, Senghor et Césaire prônant  » le marronage poétique « .
De la littérature nègre aux littératures nationales
Sur le plan continental, la bataille littéraire opposera le mouvement de la négritude et la délégation congolaise au festival d’Alger en 1969. Là encore, on assiste à un jeu ironique de la vie. Senghor, après avoir fait savoir à Mongo Beti que les buts de l’art et de la politique étaient antinomiques est lui-même interpellé par les écrivains congolais. Ces derniers récusent ses théories esthétiques :
 » Le danger le plus grave que présente la négritude, c’est qu’elle constitue, pour les écrivains noirs, une force inhibitrice en ce qui concerne l’activité créatrice. Si elle ne pousse pas à la littérature folklorique que dénonçait David Diop, elle conduit à un conformisme de style et de contenu aussi préjudiciable à la vitalité culturelle que tous les autres carcans d’ordre moral ou autres, comme l’a écrit notre poète J. B. Tati-Loutard : ‘Aujourd’hui, dit-il, une crise d’originalité sévit parmi les jeunes écrivains africains et paralyse les vocations littéraires. Dans leur phobie de ne pas pouvoir s’exprimer autrement que l’Européen ou l’Asiatique, ils usent leurs forces à cultiver une différence convenue, alors qu’il leur suffirait d’ôter l’écran de la race pour libérer leur tempérament d’écrivain’. Aussi terminerons-nous notre intervention en soulignant comme il est grand temps que l’art africain se débarrasse de certaines idées qui engendrent et entretiennent une conception essentialiste et statique de la culture. (7)  »
Ce discours a un mérite : il tourne le dos à la littérature nègre et inaugure l’ère des littératures nationales  (8). Surtout, il opère une alchimie entre le pouvoir politique congolais et les écrivains. Pour le pouvoir, qui se prétend marxiste, ce festival offre une tribune pour instruire le procès du socialisme africain senghorien. Pour les écrivains, il est un cadre idéal pour s’affranchir de l’esthétique de la négritude. Là s’arrête cette complicité. Du reste, les écrivains se gardent d’adopter le réalisme socialiste et ne substituent aucune autre doctrine à la négritude. Bien au contraire, ils revendiquent la liberté du créateur, tissent une solidarité intergénérationnelle et une complicité intertextuelle exemplaires que Sylvain Mbemba qualifiera plus tard de  » phratrie « .
Ecrivain engagé, écrivain engageant
Mais cette approche ne résiste pas à la critique d’Emmanuel Dongala. De tous les écrivains congolais, il est celui qui a su très tôt tracer une ligne de démarcation entre le champ politique et littéraire. Absent au festival d’Alger (il était encore étudiant), il reproche à ses collègues leur positionnement ambigu par rapport au pouvoir politique.
« Pour le Congolais qui écrit, la réalité première est qu’il vit dans une société hautement politisée, à parti unique, dont l’idéologie officielle est le marxisme-léninisme, où le maître mot est ‘Révolution’. Discuter de l’étape actuelle de la littérature congolaise sans prendre ce facteur en considération, c’est faire la politique de la légendaire autruche.  » (9).
Joignant l’acte à la parole, il publie trois ans plus tard un recueil de nouvelles, Jazz et vin de palme (10), qui stigmatise entre autres la démagogie des élites, leur opportunisme et surtout leur arrogance à l’égard des paysans notamment dans sa nouvelle  » Le procès du père Likibi « , qui met en scène un paysan accusé de sorcellerie par un juge marxiste timoré. La question qu’y pose l’auteur est moins la critique du pouvoir marxiste que l’incapacité de l’intellectuel se piquant du marxisme à penser le Congo, à faire une synthèse digeste entre une idéologie née dans un contexte socio-historique différent et la réalité nationale où se chevauchent plusieurs sociétés à l’intérieur d’une seule.
Mais c’est Sony Labou Tansi qui joue franc jeu. D’abord, il tourne le dos à l’idée d’une littérature nationale en privilégiant son identité kongo. Mieux, il tente de sortir la littérature africaine de son nationalisme en rappelant une évidence artistique simple ; peu importe la race, le lieu géographique d’où l’on parle, la littérature reste avant tout une parole humaine qui s’adresse à une oreille humaine.  » J’écris, ou je crie, un peu pour forcer le monde à venir au monde  » (11), ou encore :  » Je suis à la recherche de l’homme, mon frère d’antan – à la recherche du monde et des choses, mes autres frères d’antan  » (12). Du point de vue littéraire, il fait sienne la devise d’Eugène Ionesco :  » Je n’enseigne pas, j’invente « . Ce qui est une manière de récuser l’inflation du réalisme aux relents didactiques omniprésent dans la littérature continentale. Quant à l’engagement, Sony Labou Tansi l’évacue en substituant à l’écrivain engagé un auteur engageant :  » A ceux qui cherchent un auteur engagé, je propose un homme engageant «  (13), écrit-il dans l’avant-propos de La vie et demie. Il opère ainsi un distinguo fécond parce qu’il montre bien qu’on peut être insensible à l’engagement scripturaire et s’engager en tant que citoyen. On a épilogué sur  » l’innovation romanesque  » introduite par cet auteur autour des années 80 dans la littérature africaine, mais on a moins écrit sur son discours préfaciel.
Or, les nombreuses boutades présentes dans les  » avertissements  » de ses livres tiennent lieu de manifestes et ont probablement ouvert les yeux aux jeunes écrivains. De ce point de vue, les prises de position d’un Kossi Efoui, selon lequel l’écrivain africain n’est pas employé du ministère du Tourisme, ou encore la revendication d’Abdourahman Waberi du statut de bâtard international, sont typiquement sonyennes, dans la mesure où elles récusent, à travers ces pirouettes ironiques, l’idée de littérature nationale et de l’écrivain engagé telle que le pensent un Sembène Ousmane ou un Ngugi wa Thiong’o.
Du Rwanda à N’Djamena
Reste que la période où ces écrivains tentent de revendiquer l’autonomie de l’art coïncide avec l’avènement du génocide rwandais. C’est le moment où Boubacar Boris Diop réactualise la notion d’engagement. De tous les écrivains qui ont participé à la résidence d’écriture  » Rwanda 1994 : Ecrire par devoir de mémoire « , initiée par Fest’Africa, Boris Diop est celui dont le séjour au Rwanda constitue une ligne de démarcation dans son itinéraire littéraire et intellectuelle :  » Comme la plupart des intellectuels de ma génération, après avoir été assez proche du mouvement maoïste, j’en étais arrivé à ne même plus oser critiquer le néocolonialisme. Le communisme était mort et c’était brusquement devenu ringard de parler de ces choses-là. J’ai appris avec le génocide que la seule chose vraiment importante aujourd’hui pour un intellectuel africain est de réfléchir sur l’emprise souvent terriblement meurtrière, des intérêts étrangers sur le continent.  » (14).
Depuis, Boubacar Boris Diop s’interroge sur la place des langues nationales dans le processus de création, sur les rapports centre/périphérie, sur le rôle de l’écrivain dans les Afriques violentes. Il s’agit visiblement plus d’une démarche engageante que d’une écriture engagée. Et on le voit bien dans Murambi, le livre des ossements. Même si ce roman repose sur une enquête documentaire fouillée, même si les faits relatés dans ce livre recoupent la réalité du génocide (voir l’opération Turquoise), la démarche de Cornélius, personnage principal de Murambi, est davantage celle d’une âme inquiète qui interroge que celle d’un héros positif prônant la révolution.
Implicite lors de l’opération Rwanda 1994, l’engagement est revendiqué par Fest’Africa en 2003 lors du Nouveau congrès des écrivains d’Afrique et de ses diasporas à N’Djamena. Le mérite de Nocky est d’avoir posé les jalons d’un débat qui ne fait que commencer. Cependant, la manière dont ce débat a rebondi sur le site d’Africultures entre les tenants de l’engagement thématique d’une part et les défenseurs du style de l’autre me paraît discutable. L’histoire littéraire nous montre combien de grands écrivains engagés ont souvent été de grands poètes. En attendant le vote des bêtes sauvages d’Ahmadou Kourouma est sans doute un roman engagé par sa problématique, mais c’est aussi un grand texte littéraire par la manière dont l’auteur revisite, réécrit et finalement se réapproprie le Donsomona, cette épopée des chasseurs malinkés.
Allah n’est pas obligé est incontestablement un livre engagé, mais c’est aussi une vaste méditation sur le rapport entre l’écriture et le mal pour reprendre l’expression de Georges Bataille. En mettant trois dictionnaires dans les mains de son personnage pour décrire les horreurs de nos guerres ethniques, Ahmadou Kourouma ne dénonce pas que notre degré zéro de la bêtise, il nous invite aussi à réfléchir sur l’incapacité du langage à dire, voire à penser le mal. C’est d’ailleurs la même prouesse littéraire que réalise Ken Saro-Wiwa dans Sozaboy, lorsqu’il décrit la guerre du Biafra dans  » un anglais pourri « , nous signifiant par là que non seulement notre continent est pourri, mais également la langue comme signe qui nous distingue de la bête. Ce qui est une façon radicale de nous dénier le statut d’humain.
Engagement et exil
La question de l’engagement devrait être traitée avec un minimum de sérénité et de distance. On pourra à l’avenir s’interroger sur les raisons de sa recrudescence ici et maintenant. Et un parallèle entre  » l’exil  » de nos aînés à Paris dans les années 50 et notre errance actuelle s’impose. Car dans les deux cas, les débats sur l’engagement se déroulent en France, plus précisément à Lille et à Paris, qui par l’ironie de l’histoire sont devenues  » des capitales africaines « . On pourra également réfléchir sur la relation entre la violence de la situation coloniale des années 50 et le chaos actuel du continent, sur notre faillite culturelle qui fait que, quarante ans après les indépendances, aucun pôle culturel viable ne se dégage sur le continent. Voilà autant de pistes parmi d’autres qui pourront prolonger les débats initiés à N’Djamena. Ce sera l’occasion d’approfondir le distinguo de Sony Labou Tansi entre l’écrivain engagé et l’homme engageant. Il pourra alors libérer l’écrivain africain. Et peut-être fera-t-il alors sien l’aveu de Tierno Monenembo :
 » Le romancier n’est pas une conscience. C’est une âme inquiète. Ce n’est pas une étoile, c’est un feu follet qui brûle et s’éteint de toutes les passions. Ce n’est pas un éclaireur, c’est un homme simplement exalté qui cherche à communiquer son exaltation. Il n’analyse pas. Il ne juge pas. Il ne tranche pas. Il est ému et s’il a un rôle, c’est celui d’abord d’émouvoir.  » (15)

1. J’emprunte cette expression à Francis Marmande dans son article  » Sous le soleil noir de la poésie  » in Sartre-Bataille, Lignes, mars 2000, p. 42.
2. Paul Ricœur, préface à l’essai de Claude Souffrant, Religion et développement chez J. Roumain, J.S. Alexis et L. Hugues, 1985.
3. Jean-Paul Sartre,  » Orphée noir « , préface à Anthologie de la poésie nègre et malgache de L. S. Senghor, PUF, 1948.
4. Alexandre Biyidi,  » L’enfant noir « , in Présence africaine, n° 16, 1954, p. 420.
5. L.S. Senghor,  » Laye Camara et Lamine Diakhité ou l’art n’est pas d’un parti « , in Liberté I Négritude et humanisme.
6. David Diop,  » Mission terminée, roman par Mongo Beti « , cité par B. Mouralis in Littérature et Développement, Paris, Silex, 1985, p. 248.
7. Discours de la délégation de la République du Congo-Brazza. Alger 1969.
8. Arlette et Roger Chemain, Panorama de la littérature congolaise, Paris, Présence Africaine, 1979.
9. Emmanuel Dongala,  » Littérature et société : ce que je crois  » cité par Koffi Anyinefa dans Littérature et politique en Afrique noire. Socialisme et Dictature comme thèmes du roman congolais d’expression française, Bayreuth, African studies, 19/20, p. 32.
10. Emmanuel Dongala, Jazz et vin de palme, Paris, Hatier, 1982.
11. Sony Labou Tansi, avertissement de L’Etat honteux, Paris, 1982, p. 6.
12. Sony Labou Tansi, avertissement de Les sept solitudes de Lorsa Lopez, Paris, Seuil, 1985, p. 12.
13. Sony Labou Tansi  La vie et demie, Paris, Seuil, 1979, p  9.
14. Cf. Africultures n° 30, Rwanda 2000, mémoires d’avenir, p. 16.
15. Tierno Monénembo,  » Le romancier africain est ontologiquement monstrueux « , Géopolitique africaine, Paris, juin 1986, p.. 293.
Responsable littéraire à Africultures, Boniface Mongo-Mboussa a une maîtrise en langue et littérature russes et est docteur es Lettres. Il est l’auteur de Désir d’Afrique (Gallimard, 2002). ///Article N° : 3373

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