Dans son ouvrage Black-Label ou les déboires de Léon-Gontran Damas, Kathleen Gyssels propose sa lecture des textes du poète guyanais et cherche à sonder toute la richesse de son imaginaire poétique.
Comment parler de l’un des fondateurs de la Négritude sans limiter le spectre d’analyse à la problématique de la lutte pour les droits des Noirs ? Comment comprendre la poésie de Léon-Gontran Damas tenant compte à la fois de l’engagement socio-politique du poète et de la dimension profondément personnelle de son écriture ? Et enfin, comment lire ses poèmes à notre époque, celle de la montée du racisme et de la xénophobie, mais aussi celle des débats sur les acceptions traditionnelles de l’identité qu’elle soit nationale, socio-culturelle ou sexuelle ? Dans Black-Label ou les déboires de Léon-Gontran Damas, Kathleen Gyssels se penche sur le troisième recueil de Damas, Black-Label, publié en 1956 après Pigments (1932) et Graffiti (1952). Le choix d’un seul ouvrage parmi d’autres du poète permet à Gyssels d’analyser méticuleusement les multiples facettes de l’écriture damasienne tout en plaçant cette dernière dans un large contexte socio-historique et artistique des années 1950, décennie cruciale pour la Négritude, mais aussi toute la littérature dite « noire »[1]. Telle que lue par Gyssels, la poésie de Damas se présente comme une écriture qui dépasse toutes les frontières idéologiques et qui joue avec les canons esthétiques de son époque.
Damas : une « troisième voie » entre Césaire et Senghor
En premier lieu, Gyssels démontre que Damas, troisième figure de la Négritude à côté d’Aimé Césaire et de Léopold Sédar Senghor, représente une « troisième voie » quant à la vision de la place de la culture noire dans l’univers socio-culturel mondial. Face à Césaire, traditionnellement perçu comme chantre de la révolte des Noirs contre la domination de la civilisation occidentale et à Senghor prônant le retour à une Afrique mythique, Damas, lui, opte pour une négritude multiple, hétérogène, celle qui saurait englober les acquis des Noirs de différents pays, mais aussi dépasser les binarismes « blanc/noir », « colon/colonisé ». Il s’agirait là d’abolir les frontières entre les langues et les cultures pour faire émerger une communauté supranationale qui ferait dialoguer, au-delà des conflits et des clivages, le « Black Atlantic »[2] et l’Occident. Ainsi, la conception de Damas se montre comme plus à l’avance par rapport aux autres modèles de la Négritude, à tel point qu’il serait légitime de la comparer à la créolité de Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant. Or, là aussi, d’après Gyssels, Damas s’avère plus avancé car pour lui, qui s’appelait lui-même « fils de trois fleuves »[3], l’identité ne saurait jamais prendre une forme figée qui, chez les créolistes, transperce malgré les apparences d’ouverture à la transculturalité[4] :
« Tournant le dos à toute fixation (idéologique et identitaire), dépassant de loin le « duel » entre Blancs/Créoles et Afro-Caribéens, entre Antillais et Français, ou encore entre « nègres » et « blancs », il s’attribue significativement « de faux yeux de Chinois », soit un masque chinois […]. Autrement dit, il plaide pour un tiers-espace, un troisième terme[5]. »
Ainsi, l’anticolonialisme de Damas s’approcherait plutôt de la réflexion de Gilles Deleuze et Felix Guattari ainsi que de la pensée d’Édouard Glissant sur l’identité rhizomatique. De plus, à côté de la pensée de Frantz Fanon, l’attitude identitaire de Damas pourrait trouver sa place dans la théorie du tiers-espace d’Homi Bhabha car loin de vouloir gommer les différences entre les cultures le poète semble opter pour une conception hybride, interstitielle de l’identité.
Or, à part l’aspect socio-idéologique, la Négritude de Damas se caractérise aussi par la mise en relief de la dimension personnelle, intime de l’expérience d’être Noir. En effet, Black-Label, qu’il faut lire selon Gyssels comme un recueil de poèmes autobiographiques, retrace sur un mode lyrique le vécu du poète confronté lui-même aux préjugés raciaux véhiculés dans les sociétés occidentales, réduisant les minorités visibles à la condition de subalternes. Dans l’analyse de Black-Label proposée par Gyssels, Damas apparaît comme un poète attentifs aux séquelles psychiques que le colonialisme et la discrimination raciale causent chez lui-même et, par extension, dans toute la société antillo-guyanaise. Sur ce plan, la thématique des relations amoureuses et érotiques semble particulièrement importante. À la manière de Frantz Fanon étudiant les romans de Mayotte Capecia[6] sous l’angle psychanalytique, Gyssels scrute « les déboires » amoureux de Damas qui fait figure d’un « sujet colonisé », confronté aux interdits d’une société hostile à l’altérité. Le refoulement des instincts sexuels et les troubles psychiques qui en résultent (entre autres rabaissement de l’estime de soi, frustration constante, crises d’anxiété et de dépression) deviennent l’un des leit-motifs du recueil. Black-Label offre également des passages que Gyssels interprète comme évocation des pratiques en dehors de la « norme » socialement admise, notamment celle des relations interraciales, mais aussi celles où la frontière des genres se voit brouillée ou effacée. Il s’agit par exemple des soirées dansées, souvent fréquentées par Damas, durant lesquelles la danse, à travers le rapprochement physique des participants et un certain relâchement des convenances, favorise un mélange, voire un renversement des rôles traditionnellement assignés à l’homme et à la femme. Très présent dans les poèmes de Black-Label, le motif de la danse traduit ainsi l’intérêt que Damas portait à ces comportements transgressant les limites de la moralité bourgeoise. De ce fait, le recueil de Damas se présente comme une critique acerbe de l’hypocrisie régnant dans le monde occidental où les préjugés raciaux ainsi que les modèles sociaux enferment les êtres humains dans des schémas réducteurs, entravant l’épanouissement corporel, émotionnel et sentimental.
D’une part, dans sa poésie, Damas donne libre cours à sa rage d’un révolté qui fustige à la fois l’impérialisme colonial de la France et l’assimilationnisme de ces compatriotes antillo-guyanais. D’autre part, les vers névrotiques du recueil laissent entrevoir un être tourmenté, déchiré par ses ambitions et les espoirs déçus, recherchant frénétiquement la proximité et l’amour, en proie aux crises émotionnelles qu’il tente de noyer dans l’alcool. Encore un cas parmi d’autres artistes hypersensibles, paralysés par l’hostilité et l’indifférence du monde. La profondeur de sa réflexion sur le colonialisme ainsi que la complexité de sa vie sentimentale poussent Damas à investir dans une écriture hybride qui combine différents registres et tonalités et dans laquelle la note romantique se marie avec les expériences formelles des modernistes ainsi qu’avec les effets stylistiques propres au discours politiques. Proche parfois de l’esthétique contemporaine du rap et du hip-hop, la poésie de Damas combine la rhétorique et le lyrisme, se donne à lire comme un réquisitoire anticolonial et un chant d’amour malheureux, sachant exprimer les convictions socio-politiques et traduire les états d’âme d’un poète noir insurgée contre son destin de colonisé et d’homme livré à la solitude.
L’un des avantages majeurs de l’analyse de Gyssels est la mise en contexte intertextuel de la poésie damasienne. Les incursions vers les théoriciens du panafricanisme (W.E.B. DuBois), les poètes de la Harlem Renaissance (Claude Mc Kay) ou les modernistes européens (Appolinaire) font ressortir tout un réseau de liens esthétiques entre Damas et les plus grands penseurs ou artistes de son époque. Dans cette carte d’affinités et d’affiliations, il convient de mettre en relief celle avec les poètes indigénistes haïtiens, et notamment Jacques Roumain. La mise en lumière de certains parallélismes entre Damas et l’auteur du recueil Bois d’ébène (1945), semble particulièrement pertinente. En effet, si dans les poèmes tels que « Bois d’ébène » ou « Sales nègres » Roumain s’insurge contre la domination des Blancs, autant dans ses articles parus dans La Revue indigène (1927-1928), il prône une approche transculturelle à la réalité coloniale des Caraïbes et se donne à lire comme l’un des précurseurs des théories postcoloniales. Ainsi, à l’instar de Damas, Roumain a su joindre la révolte antiraciste et un appel au dialogue entre les nations, les races et les cultures.
Un cri de révolte socio-politique ainsi qu’un chant lyrique d’un homme noir exposé à la souffrance sentimentale, Black-Label exige une lecture particulièrement attentive où la connaissance du contexte historique de sa parution doit se joindre à la sensibilité émotionnelle et esthétique. Kathleen Gyssels fait preuve de ces trois capacités et, même si l’image de Damas dressée dans son ouvrage semble parfois trop subjective, compatissante ou marquée par une vision victimaire du poète, elle offre une analyse à la fois minutieuse et raffinée de l’univers poétique damasien. Un univers où se côtoient les grandes questions idéologiques de l’époque de la décolonisation et l’introspection d’un homme Noir socialement marginalisé, qui fait de son expérience le sujet principal d’une écriture esthétiquement sophistiquée à tel point qu’elle a su garder son attrait et sa puissance jusqu’à nos jours.
[1] En effet, c’est l’époque de la publication de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française (1948) de Léopold Sédar Senghor, du premier Congrès des écrivains et artistes noirs tenu à la Sorbonne (19-21 septembre 1956), ainsi que le temps du début du processus de décolonisation.
[2] Cf. Paul Gilroy, The Black Atlantic : modernity and double consciousness, Cambridge, Harvard University Press, 1995.
[3] Métis, Damas soulignait par cette figure ses triples origines : noirs, amérindiens et blanc.
[4] Cf. Alessandro Corio, « De l’Éloge de la créolité au manifeste Pour une littérature-monde », Francofonia, 59, automne 2010, pp. 75-86 (numéro « Les manifestes littéraires au tournant du XXIe siècle »).
[5] Kathleen Gyssels, Black-Label ou les déboires de Léon-Gontran Damas, Caen, Passage(s), 2016, p. 55.
[6] Cf. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, coll. « Points », 1952.