Naguère encore l’Afrique était surtout le terrain favori de cette ethnie bizarre des « chasseurs-cueilleurs de sons », des ethnomusicologues patentés qui arpentaient vaillamment ses pistes à travers la brousse, Nagra ou DAT en bandoulière, en quête de musiques inédites. Depuis quelques décennies, à ces chercheurs passionnés sont venus s’en ajouter d’autres qui ne le sont pas moins, mais qui ont des méthodes et des motivations différentes : ce qui les intéresse, c’est le patrimoine enregistré, bien souvent ignoré et tout aussi menacé d’oubli, des musiques africaines urbaines
Les États africains, hélas, ne font rien pour préserver, recenser et répertorier les centaines de milliers de disques qui ont témoigné, au temps du 78 tours puis du vinyle, de la créativité fabuleuse des musiciens du continent. Il n’y a d’ailleurs à ce sujet, à notre connaissance, aucune initiative en cours ni même en projet, de la part de l’Unesco et des institutions culturelles internationales en général. Face à cette carence incroyable, on assiste à l’éclosion de nombreuses initiatives privées, venues le plus souvent du continent européen.
Cette anthologie passionnante en fait partie. Elle est l’uvre d’un jeune producteur Tunisien établi à Francfort, Samy Ben Redjeb, qui consacre sa vie à la préservation et à la redécouverte du répertoire musical des années 1970 dans les grandes villes africaines. Sa démarche est exemplaire, et on le comprendra vite à la lecture du livret abondant (44 pages !) et magnifiquement illustré, écrit à la première personne, qui se lit comme un véritable roman doublé d’un reportage pointilleux : Samy nous entraîne avec lui dans une excursion fascinante à travers l’espace et le temps, en nous faisant rencontrer d’abord les collectionneurs de disques locaux, à Cotonou, Lomé, Ouidah ou Porto Novo, qui lui ont permis d’écouter, puis de retrouver, souvent vivants mais parfois misérables et oubliés, les héros méconnus de cette incroyable saga. La façon dont ce cd est édité est exceptionnelle et exemplaire, car elle offre une profondeur historique à l’écoute de ces musiques, en même temps qu’une grande familiarité.
J’aime aussi la façon élégante dont ce cd est décoré, comme les pastilles des bons vieux 33 tours tunisiens, clin d’il amusant du producteur à ses origines nord-africaines : Samy Ben Redjeb est un Africain, il se sent comme tel et il le prouve en lançant l’un des labels les plus sérieux qui aient jamais été consacrés aux musiques urbaines africaines. Il est probable que cette anthologie magnifique n’est qu’un début, même si Samy est évidemment fasciné par son sujet
Il n’a jamais fait aucun doute que le Bénin et le Togo fussent, au même titre que le Ghana et le Nigeria, un prodigieux vivier musical dans les années 1970. Le fait que ces deux pays appartiennent à « l’espace francophone » les a malheureusement un peu marginalisés sur la scène internationale.
Le Bénin (ex-Dahomey, à ne pas confondre avec l’ancien royaume du même nom, devenu un état du Nigeria) est le berceau du vodun. Cette religion, qui du temps de l’esclavage a essaimé au Brésil, dans les Caraïbes et au sud des États-Unis sous le nom de vodou (voodoo en anglais) est partout fondée sur la transe provoquée par le chant, le cri, la percussion et les rythmes syncopés.
On ne s’étonnera donc pas que la musique béninoise urbaine soit particulièrement frénétique, et qu’elle ait accueilli avec enthousiasme des genres modernes qui doivent beaucoup à l’influence du vodun, comme le jazz, le son afro-cubain (dont le rythme de base, la clave est celui des cérémonies vaudou, et aussi le gospel, la soul puis le funk.
Dès le début des années 1970, James Brown est devenu une idole dans toute l’Afrique, où ses concerts dans les stades tournaient à l’hystérie collective et où ses disques passaient en boucle sur toutes les radios. C’est en Afrique de l’Ouest que son influence a été le plus profonde, comme en témoigne la majorité des plages de ce cd. Les langues à la fois mélodieuses et percussives du Golfe du Bénin (surtout le fon, celle du vaudou) se prêtent d’ailleurs très naturellement à l’imitation du style vocal contrasté de James Brown, entre incantation et éructation. Les plages 6 et 7 (l’Orchestre PolyRythmo et Roger Damawuzan) offrent des exemples stupéfiants de ce « clonage ».
Pays francophones, le Bénin et son voisin-jumeau le Togo sont « sandwichés » (comme le dit joliment le livret) entre le Ghana et le Nigeria, ce qui explique leur familiarité avec toutes les musiques du monde anglophone, notamment le highlife ghanéen (première musique urbaine d’Afrique, héritée du jazz) et le sulfureux afrobeat nigérian.
Le premier titre – « Mi Kple Dogbekpo » par Lokonon André & Les Volcans – donne bien le ton de cette enthousiasmante fusion afro-américano-cubano-béninoise : le chant initial purement vodun débouche sur une orgie de rythmes ponctuée par la double-cloche qui est l’instrument sacré de cette religion, puis des riffs de cuivres typiquement « salsa » se superposent à des lignes de basse et de guitares funky. La virtuosité des orchestres béninois est impressionnante, avec un petit côté brouillon qui fait tout leur charme.
Le livret explique d’ailleurs très bien qu’à l’époque il n’y avait pas d’école de musique au Bénin, et que la plupart des chanteurs et instrumentistes urbains sont issus du monde musical traditionnel, principalement celui du vodun, CQFD.
Deux des sommets de cette anthologie sont chantés en fon et en français dans un style funky-jazzy : « Ou c’est lui ou c’est moi » de Ahehehinnou Vincent, avec une partie de percussion obsédante, et
« Vinon So Minsou » de Ouinsou Corneille (« écoutez ce que vous dit Papa, l’avenir vous sera très meilleur ! »)
S’il s’agit de Papa James Brown, en tout cas, on peut dire que tous ses fistons béninois (et togolais) ont tout fait pour être dignes de lui !
À commencer par les formidables orchestres, si bien nommés, les Black Devils, Poly-Rythmo ou Les Volcans de la Capitale dont les éruptions n’avaient rien à envier à celles de leur proche voisin nigérian Fela Kuti. On sera aussi émerveillé par les accents islamo-mandingues mâtinés de soul du Super-Borgou de Parakou, et ceux rugueusement vodouisants du Discafric Band.
Rappelons que cette compilation n’est qu’une sélection draconienne de quatorze titres parmi des centaines collectés : le producteur avoue d’ailleurs dans le livret combien il a eu du mal à choisir, tant cette épopée musicale de l’afrobeat béninois fut féconde et éclectique.
Les fous de funk, de jazz, de soul ou de salsa y trouveront leur miel, comme ceux qui savent que l’Afrique des musiques urbaines est encore un continent inconnu, inexploré et d’une richesse inouïe.
On attend aussi beaucoup de ce label, Analog Africa, qui a déjà, paraît-il, édité aussi une anthologie de musiques du Zimbabwe, dont nous vous parlerons aussitôt que nous l’aurons reçue.
African Scream Contest (Analog Africa / Socadisc)///Article N° : 7940