Manu Dibango fut le premier artiste africain ayant connu un succès quasi planétaire avec son fameux Soul Makossa, composé en 1972. Son livre autobiographique, Trois kilos de café, qui raconte ses débuts en France dans les années 50, illustre bien la situation des artistes africains à l’intérieur et hors de leur continent à l’époque des indépendances. En Afrique, à cette époque, le musicien africain fait les éloges du pouvoir en place. Pour gagner de l’argent, il est politiquement correct. En Europe, la musique africaine est peu connue. Elle concerne surtout les immigrés qui, le dimanche après midi, l’écoutent dans les bals.
Depuis trois décennies, Manu Dibango a fait des émules : vers le début des années 80, le public occidental découvrait Yéké Yéké du Guinéen Mory Kanté, Ema des frères sénégalais Touré Kunda, ou encore la voix haut perchée du Malien Salif Keïta. Ces artistes vendent des milliers d’albums : les majors commencent à s’y intéresser, réorganisent le marché, créent de nouveaux concepts. Le terme World music fait son entrée dans le vocabulaire musical. Les festivals de jazz accueillent les musiques africaines, certaines villes osent lancer leur propre festival de musiques africaines (Angoulême, Nantes, Langon, Saint-Denis, Bruxelles, Montréal
). Pendant ce temps, en Afrique, d’autres artistes émergent. Grâce à la radio, puis à la télévision, d’autres musiques, venues d’ailleurs, leur parviennent et créent des fusions. De ce côté de l’océan vont aussi naître des festivals (MASA, REMY, Festival de jazz de Saint-Louis
.). Les marchés locaux, tant bien que mal, s’organisent : les bureaux de droits d’auteurs tentent de faire leur travail tandis que le marché des cassettes est inondé de copies. Les pirates découvrent la poule aux ufs d’or
Ce dossier n’est ni un bilan, ni un état des lieux des musiques africaines. Notre ambition est de donner la parole aux acteurs de ces musiques, sur leur évolution et leurs orientations, en interrogeant la délicate relation entre la musique et sa commercialisation. José da Silva, producteur capverdien a eu l’intuition de découvrir Césaria Evora : l’avenir lui a donné raison, ses disques se vendent par milliers. Philippe Conrath a fait le pari de lancer un festival en plein hiver : la musique malienne lui ouvre la voie du succès. Sans passer sur scène, les disques restent dans les bacs : Christian Mousset illustre la nécessaire relation entre label et festivals tandis que Guillaume Bougard souhaite un gros coup de ménage dans les maisons de disques. En Afrique, nombreux sont les artistes qui ont du mal à toucher leurs royautés ; on lira comment madame Siby, responsable du bureau des droits d’auteurs à Dakar, se bat pour défendre les artistes, tandis qu’Aziz Dieng, directeur de studio, et Jean-Alain Texier, éditeur de cassettes, apportent un éclairage différent. Au Mali, deux semaines suffisent pour que le marché soit inondé de cassettes piratées : la société Mali K7 est mise en danger. Face à la main-mise des majors sur le domaine de la production et de la distribution du disque, les petits artistes ont du mal à subsister. Pablo Symbol nous fait part de son expérience. Youssou N’dour quant à lui, après de nombreuses années de travail, rencontre un véritable succès. Il réinvestit le fruit de son labeur. Le chanteur Lokua Kanza, qui lui aussi réussissait de grosses ventes chez BMG, est mis à la porte de la major : il s’en explique. En Côte d’Ivoire, Jacques Deck, responsable de l’organisation des spectacles à l’Agence de la Francophonie, participe au lancement du MASA, un autre moyen pour les groupes locaux de se faire connaître et de sortir du continent. Les musiques africaines et caribéennes génèrent de plus en plus de revenus : on entre dans le monde des concepts et des tendances que nous illustrent Claudy Siar et Soeuf Elbadawi.
Quel avenir pour ces musiques ? De nouvelles maisons de production apparaissent, qui diffusent des uvres musicales à travers le web. Internet est en passe de changer la donne mondiale : et s’il permettait de dépasser les implacables logiques marchandes que met en lumière ce dossier ? On pourrait l’espérer, s’il n’était pas lui-même dominé par ces logiques. Découvertes, émergences et appropriations sont possibles qui resteront probablement marginales dans la grande toile mondiale, tant le grand jeu est en place et se consolide.
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