La paralysie entraînée par le blocus de 2002 a révélé combien la population malgache est mobile et marchande. Les échanges entre régions d’une part, entre villes et campagnes d’autre part, montrent à quel point le cloisonnement territorial est obsolète. C’est une des plus grandes mutations des styles de vie. Antananarivo est une mégalopole de deux millions d’habitants dans un pays de treize millions d’âmes. La crise a démontré que si la famine n’a pas succédé au blocus dans le pays, c’est aussi parce que l’esprit de marché a surmonté la « grande peur des campagnes » et le blocage des voies de communication. A Madagascar, plus important que la cuisine, il y a le marché.
Les 192 » fokontany « (1), communautés de base, de la commune urbaine d’Antananarivo sont si conscients du patrimoine constitués par ces derniers qu’ils en font un de leurs premiers projets post-crise. Antananarivo compte plus de deux millions d’habitants.
L’été austral étire ses derniers rayons ensoleillés sur le miroir des eaux de l’Atsimondrano. Le ruban luisant de l’Androndra faiblit au pied des villages sang de buf aux toits de chaume. Les ombres jouent en damier sur les plaques liquides des rizières inondées.
Le dernier » mille kilos » secoue ses passagers dans les ornières de la digue qui sert de route vers la capitale à une vingtaine de kilomètres.
» Ny lalana, masaka « , » le chemin est mûr » affirme Dista. En effet, il est bien tracé et l’empreinte profonde des roues charettières dans la boue témoigne qu’il est fort emprunté. » Ny rano no olana rehefa fahavaratra. Loakan’ny kodiaran-tsarety ny lalana » : l’eau et les roues défoncent la piste.
Comme chaque jour à cette heure, les charrettes convergent vers la route pour former une caravane. Selon les saisons, elles sont remplies de poireaux, d’oignons verts, de choux ou de riz.
Il est sept heures du soir, des hommes, des femmes et des enfants s’apprêtent à convoyer leur récolte vers la ville. Une femme enceinte s’active parmi les » soubiques « (2) et s’aménage une place pour le trajet. Des » lamba « (3), quelques couvertures apparaissent.
Les villages du » firaisana « (4) ont établi un roulement pour transporter les marchandises vers la capitale et éviter à chacun de faire la route tous les soirs. Il n’y a pas de collecteur qui vienne à Ambohijoky. » Ny mponina ihany no mampakatra ny vokatra « . » C’est la population elle-même qui fait monter la récolte » à Antananarivo.
Le convoi s’ébranle au pas tranquille des zébus. Les enfants s’ébattent encore le long de la caravane avant de s’endormir plus tard dans le balancement des charrettes. Les hommes étirent des muscles sculptés par la marche et le travail de la terre en devisant sur le registre gaiement philosophique de la conversation malgache.
La nuit est fraîche. On ne se départit pas d’une vague appréhension. Moins nombreux qu’auparavant, les » mpanendaka « , détrousseurs, sévissent encore. Mais ceux d’Ambohijoky sont moins inquiets que d’autres. Car concernant Ambohijoky il est dit que » ny halatra amin’ny hanohanana androany na halatra madinika afaka ihany, fa ny halatra vaventy tsy afaka eto « . » Les vols causés par la faim ou les menus vols peuvent réussir à Ambohijoky mais pas le reste « . Ils espèrent que cette protection ancestrale préservera les fruits de la terre d’Ambohijoky sur le chemin.
Dista raconte que récemment deux belles voitures volées dans une » opération » à Tana se sont engagées sur la route d’Ambohijoky. Elles ont été retrouvées » nivadika teo ambany teo « , » renversées en contre-bas là « .
La nuit étire la route le long des rizières noyées d’ombre et des maisons de terre et de briques. Les voix de la caravane ne réveillent plus fenêtres ni varangues endormies.
Passé minuit, la route est moins chaotique, les maisons plus grandes et plus serrées. Des clôtures apparaissent, quelques jardins au milieu des cours. Des voitures stationnent le plus près possible des habitations. Des pancartes sont lisibles dans la clarté nocturne, » tsenakely « , » petit bazar « , » épicerie « , » coca-cola « , » misy savony ato « , « du savon ici « , » farmasia « . Bientôt, on rejoindra le bitume et quelques lumières. Le changement de rythme des zébus tire les convoyeurs de la somnolence.
Le grand pont traverse l’Ikopa et la caravane frémit de l’arrivée toute proche : le marché de gros d’Anosibe. Les charrettes de riz se sont déjà séparées du convoi pour amener le riz à l’usine d’Anosizato et le vendre sur place. Les charrettes de légumes » mijanona eo amin’ny arabe fa tsy miditra an-tsena « , se rangent le long de la route mais n’entrent pas dans le marché. Il est 2h du matin.
» Tsy avelany hiditra « , on ne nous permet pas d’entrer dans l’enceinte du marché, explique Dista. » Ifampizaran’ny avy any Antsirabe, Ambatolampy, Ambohimandroso ny ao « . » Ceux d’Antsirabe, Ambatolampy, Ambohimandroso se réservent la place « . De plus, en ce mois de Janvier 1998, la Commune d’Antananarivo maintient un cordon sanitaire autour d’Anosibe pour cause de peste.
» Izahay koa tsy miditra satria tsena mihelina « . » Nous n’entrons pas non plus car c’est une vente à la marge « . Je pense à ce que dit Rajemisa-Raolison(5) : » tonga kelikely dia lasa « , » arrivé depuis peu, déjà en allé » ; » mandeha eo akaiky nefa tsy miditra « , » cheminant à proximité sans entrer « . Une des images des relations entre la campagne et la ville. Mais » tsena mihelina « , c’est aussi se dispenser de » haban-tsena « , patente.
Les » détaillants » arrivent, » mpivarotra an-tsinjarany » qui avec fourgonnettes et camionnettes, qui avec pousse-pousses et corbeilles. Certaines taxes sont mêmes sollicitées. Les légumes d’Ambohijoky se répandent à travers les embouteillages de la ville : le marché du » firaisana « , les marchés d’arrondissement Besarety, Andravoahangy, l’ancien Zoma à » Petite vitesse « , et les » tsenam-pokontany « , marchés de quartier.
Ambohijoky a son propre marché, » tsenan’ny firaisana eo Antanetikely « . Chacun peut y vendre mais le gros du surplus est acheminé à Tana : » ny ankabetsahan’ny ambim-bava « , » le reste de la bouche « , » ce qui n’est pas consommé « .
A 7 heures, tout est fini, les charrettes reprennent le chemin du retour. » Toy izay isan’andro « , » il en est ainsi chaque jour « .
Nous ramenons Dista chez lui, au bas de la colline sacrée. » Fa tsy eto izahay no mamboly fa ery an-tampon’Ambohijoky ery « . » Cependant ce n’est pas ici que nous cultivons mais au sommet d’Ambohijoky là-bas « , à l’ancien emplacement du village. C’est l’administration coloniale qui a déplacé le village dans la vallée. La piste escarpée est à fleur de roche, rongée par l’érosion à flanc de ravin.
Les propriétaires du tombeau seigneurial, » manome vola kely itandroana ny lalana « , » allouent une petite somme pour entretenir cette route « . » Ambolena zava-maniry ny sisiny hitazonana ny nofon-tany. Arenina, asiana vato « . » On plante des végétaux sur les bords pour retenir la terre. On la terrasse, on l’empierre « .
» Ity fikarakarana an’Ambohijoby ity moa dia ny tena no efa nitokisany « , » concernant cet entretien d’Ambohijoky, ils nous a fait confiance « . » Ry zareo moa ve hanome vola isan’andro fa dia efa atao am- pitiavana koa « . » Ils ne vont pas donner d’argent tous les jours mais je le fais aussi avec amour « . » Dia mba manentana izany ny tena dia sarotra mihitsy satria hoy ny sasany hoe : ianao no mahazo vola koa izahay no hanao « , On essaie d’entraîner les autres mais c’est vraiment difficile. Les autres disent c’est toi qui y gagne l’argent et c’est nous qui ferons ?! »
Ce chemin sert à Dista à évacuer sa récolte jusqu’à la piste charretière qui la mène à Tana. C’est aussi celui qui va jusqu’au site sacré d’Ambohijoky où l’histoire, les mythes et les rites se lisent sur le sol, dans la pierre des tombeaux et tout le paysage. Dista entretient aussi les autels, où les offrandes accompagnées de veto se font régulièrement, la pierre où les sacrifices sont effectués. C’est le même chemin qui porte les fidèles jusqu’à l’imposante Eglise du village. C’est aussi celui du pèlerinage touristique.
Nous repartons vers la ville, puissamment tractés par notre 4×4 rutilante. Un dérapage puis soudain dans la boue, une roche qui affleure, un bruit d’explosion. Le moteur rugit de douleur et se bloque sur la première vitesse. Nous rejoignons Tana mais l’engin en a pour trois mois et plusieurs millions de réparation
1. Association FI.FAR 192, créée le 16 juillet 2002
2. Sobika : corbeille, panier
3. Lamba : pièce de tissu servant de pagne, de châle, de couverture ou de linceul
4. Firaisana : commune
5. Dictionnaire malgache 1985 : 601///Article N° : 2977