Angola : Fernando Fonseca Santos ou la tradition retrouvée

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Exploration de la remarquable originalité de la recherche linguistique du romancier angolais Fernando Santos.

En 1984, Albert Gérard remarquait que la littérature angolaise ne reflétait que très partiellement les données démographiques, historiques et économiques de la nation (1) : la plupart des prosateurs et des poètes angolais appartiennent à la culture kimbundu, laquelle est centrée autour de Luanda. Pour importante qu’elle soit tant sur le plan littéraire que politique, elle ne saurait faire oublier les autres ethnies comme les sociétés kongo au Nord et ovimbundu au sud dont l’organisation socio-politique et les règles de vie communautaire leur ont permis de résister farouchement aux colons portugais.
L’intérêt majeur du cycle romanesque de Fernando Fonseca Santos (2) réside précisément en ce qu’il porte à la connaissance des lecteurs la  » réalité ethnoculturelle  » (3) des peuples connus seulement de quelques ethnographes comme les Nyanekas, les Kuvales, les Kwanuama et plus largement les populations installées à la frontière de l’Angola et la Namibie. Même s’ils ne représentent que 4 % de la population totale du pays soit 47. 000 individus, les premiers nommés constituent l’un des groupes les plus anciens d’Angola. C’est également (avec les Kwandus) l’ethnie qui a su le mieux préserver son identité en luttant sans merci contre les invasions des populations environnantes et en refusant toute assimilation avec les colons. Ils vivent de l’élevage de bovins en bordure du fleuve Cunene comme les Helelos qui occupent la même zone. Parce qu’ils sont à la fois pasteurs et guerriers, on retrouve dans les légendes qu’ils se transmettent de génération à génération une connaissance profonde
de la faune et de la flore en même temps qu’une exaltation des plus hauts faits d’arme qui ont jalonné leur histoire. Écartant le lexique portugais trop imprécis et inapte à véhiculer la densité symbolique des items de la langue des autochtones, l’auteur multiplie les emprunts aux parlers locaux, ménageant un glossaire à la fin de chaque
tome. Heureuse initiative qui permet de mesurer la précision et l’étendue des mots renvoyant au milieu naturel (la terre, le temps qu’il fait, la flore). Il va de soi que ces langues, pratiquées par des pasteurs éleveurs de bovins, possèdent un lexique très élaboré pour représenter les activités agricoles et la symbolique extrêmement riche qu’elles ont engendrée. Arrêtons-nous sur le mot onawanga : il désigne le taureau sacré, à la robe noire et blanche qu’on promène une fois l’an sur le territoire contrôlé par le régule (administrateur qui assure aussi la fonction de juge dans les affaires courantes) et qui en concrétise la puissance. L’animal est également porteur d’un pouvoir divinatoire car on lui reconnaît la capacité d’apporter malheur ou abondance pour l’année à venir. S’il refuse de lécher les barbes de maïs, la famine va s’abattre sur la communauté.
De proche en proche, les épisodes de cette fiction brossent un tableau très fouillé de l’être-au-monde des autochtones ou du sentiment ethnique pour parler comme les ethnographes (4) et dont les lignes les plus saillantes sont les suivantes :
a) le sentiment de terre et la fierté de se reconnaître membre d’un groupe culturel précis scandent le roman de bout en bout : Pedro Moutinho, personnage principal de 1 ‘histoire, est métis mais il désire que son fils soit noir car  » dans cette couleur, il n’y a pas un sentiment de péché  » (II, p 19). Joana Leal, autre personnage du roman, incarne  » la beauté de l’âme  » (5) que reflète sa peau noire, une peau qui n’a jamais été contaminée par le sang d’un blanc.
La terre est naturellement la source de la vie matérielle ; elle n’est pas simplement nourricière ; elle est le support indispensable de l’activité de l’esprit et à ce titre, elle n’est pas objet de transaction puisqu’elle est sans prix. (Joana refuse de vendre ou de louer celle dont elle est propriétaire car  » elle (y) a des racines très profondes  » (II, p 77). Le texte décrit longuement la beauté des lieux – nous avons affaire à une prose très poétique – dont les moindres composantes sont valorisées c’est-à-dire pourvu d’attributs particuliers connus de tous les indigènes. Ainsi Kalipula, le chef guerrier, s’assoit sous un omu-pupa, un arbre qui croît en bordure d’une rivière dans une zone herbeuse car c’est un point stratégique d’où il aperçoit la plaine qui sera le théâtre de la gigantesque bataille qu’il projette contre les Blancs.
Un autre épisode de la fiction décrit l’union chamelle de Pedro Moutinho et de Joana Leal (II, p 83) – union qui passe par le contact avec l’élément terrestre  » l’humidité de ses entrailles et celle de la terre (furent) un moment liées « – la femme s’identifiant à ce milieu par sa capacité à assurer la continuité de la vie dans la durée.
b) Cette union s’effectue en liaison intime avec la figure du lion, animal emblématique de la société Nyaneka dont la représentation est omniprésente tout au long de l’œuvre qui nous occupe. C’est le modèle du héros par excellence.
D’une part, il incarne la puissance fécondante du mâle. Au cours du coït, l’homme endosse les caractères du fauve dont le rugissement avait d’ailleurs été le signe prémonitoire de l’union chamelle :  » Elle savait qu’elle l’entendrait et qu’il reviendrait. Elle savait qu’il la voulait et qu’il rugirait autour d’elle  » (II, p 82). À ses qualités vient s’ajouter une intelligence aiguë de l’art de la chasse, lequel est compris comme science de la guerre.
Le lion est vu comme un habile tacticien mais aussi comme un combattant sans pitié pour ses proies. Et ici, le travail de l’imaginaire rejoint l’Histoire. Car l’aptitude à détruire la vie et à s’en repaître le fais assimiler au colon blanc dont la puissance militaire permet de décimer des populations entières parmi les autochtones :  » Le blanc, c’est celui dont les plus vieux disent qu’il était lion, celui qui mange le bétail, celui qui, jadis, tua nos frères ; égal au lion qui a commencé par manger le bétail qui est notre famille  » (II, p 151). Cette  » sur-signification  » (6) se projette de bout en bout du récit. On le voit clairement dans cette page où Mutaeni se laisse aller à la rêverie, ranimant alors la figure du lion profondément ancrée dans les souvenirs d’enfance :  » il était en train de manger les restes d’une bête qu’il avait tuée. Elle comprit que cette viande si rouge avait été celle d’un cheval d’un blanc…Le lion, c’était demain, un futur qui avait cessé d’être  » . Ici le contenu sémantique du terme s’inverse : il dénote aussi bien le Blanc par sa capacité à tuer que son contraire ; le lion, c’est alors la figure emblématique du Kuvale résistant farouchement à l’envahisseur étranger, dessinant ainsi un temps où il retrouverait son identité première. D’où cette remarque :  » le lion n’est pas une bête qu’on peut chasser  » car par sa nature même, il ne peut connaître la défaite, porté qu’il est par le cours des choses.
c) La même opacité (alliance de valeurs contraires) s’observe sur le terme Kalunga commun aux langues umbundu et helela. Dans la seconde, le mot désigne Dieu et renvoie à la notion d’éternité. La première retient la référence à l’instance divine mais y ajoute d’autres traits sémantiques et le connote à l’idée de la mort. Vu la proximité géographique des locuteurs, la similitude de leur mode de vie – ce sont des populations de pasteurs nomades ou semi-nomades – on comprend que se soit créé un syncrétisme linguistique qui rassemble toutes les occurrences de sens ; seul le contexte extra-discursif permet d’élire telle ou telle de ces possibilités sémantiques. Lorsque Joana connaît l’amour sous un omy-nyele (espèce d’acacia), elle assimile son partenaire à kalunga (Dieu fait homme) et elle-même à la terre (II, p 103). Ce faisant, elle vit dans sa chair une histoire lue dans sa petite enfance, livrée par les Anciens. Kalunga y est présenté comme source de vie. Dans le même temps, Mutaeni se le remémore également par le biais du rêve (II, p 31) et le terme renvoie alors à un autre foyer de signification. Le mot ne fait plus référence à la sexualité mais à 1 ‘histoire. Il fait référence à un lointain passé, à des lieux mal circonscrits géographiquement et met en scène les acteurs-pivots de la société Humbe-Nyaneka. En faisant progresser simultanément les deux séquences – Kalunga comme principe érotique ; Kalunga comme principe de dynamique historique – l’auteur réactive les épisodes de la guérilla menée par les populations locales contre les colons. Il rappelle les cérémonies commémorant ces évènements inscrits dans la mémoire de tout un peuple dans lesquelles le cœur des femmes scande  » Kalunga, aide-nous  » (l, p 32). Le terme Kalunga est donc le siège de deux vecteurs sémantiques antagonistes : l’un tourné vers l’engendrement de la vie ; l’autre orienté vers la mort et la violence de l’Histoire.
Toute l’œuvre est bâtie sur de telles ambivalences sémantiques ; les personnages ayant en charge d’en découvrir les contenus et la force persuasive. Les dialogues, les actions, les rapports entre les personnages n’ont d’autre finalité que celle d’explorer les significations attachées à certains mots-clés de ces groupes ethniques. Ce travail intellectuel induit des comportements tout aussi régulés vis-à-vis de la sexualité, de la lutte contre  » les gens venus de la mer  » (I, p 82), des divinités, des ancêtres, de la sorcellerie – élément fondamental dans la pensée et la conduite des autochtones. Et le geste de l’auteur consiste à se faire ethnographe de ces sociétés en partant d’une mise en corrélation des termes clés de leur langue.
D’où l’originalité flagrante d’une telle entreprise.

(1) Albert Gérard : Identité nationale et image littéraire en Afrique lusophone in Les littératures africaines de langue portugaise-Centre Gulbenkian -Paris-1985 p 490.
(2) Fernando Fonseca Santos : A Lenda dos Homens do Vento (la légende des hommes du vent) tome 1 (349 pages) et tome II (330 pages) – Editions Quetzal-Lisboa- 1997 1998.
(3) L’expression est de Russel Hamilton.
(4)  » Le sentiment ethnique est l’un des réflexes sociaux les plus partagés, c’est le
phénomène social par excellence  » (Roland Breton : Les ethnies -P.U.F.-1981). Voir
également l’article de Catherine Coquery-Vidrovitch : De la nation en Afrique Noire in Le Débat-n°84-mars-avril 1995.
(5) unjali comme dit l’umbundu, une langue parlée par le groupe Ovimbundu dont les Nyanekas ne font pas partie mais que le protagoniste maîtrise parfaitement, ce qui prouve l’énorme brassage linguistique de la région septentrionale du pays en même temps que la proximité lexique morphologique des langues qui s’y pratiquent.
(6) Henri Mitterand : Corrélations lexicales et organisation du récit : le vocabulaire du visage dans Thérèse Raquin. Revue La Nouvelle Critique – Linguistique et littérature 1972.
///Article N° : 3594

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