Anne Cillon Perri fait sa profession de foi poétique

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L’une des voix majeures de la poésie camerounaise de l’heure, Anne Cillon Perri, a exposé tout récemment cette profession de foi poétique lors de la dédicace à Yaoundé de son tout premier recueil de poèmes publié, « Sur les rues de ma mémoire ».

Je voudrais commencer par remercier ceux qui ne sont pas venus. Allez leur dire qu’en décidant d’honorer de leur absence cette cérémonie, ils m’ont soulagé au plus haut point. Car, devant eux, « tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire ».
Quant à vous qui êtes présents, je vous remercie du fond du cœur d’être venus. Je dois vous le dire non seulement pour m’acquitter d’un agréable tribut de gratitude, mais aussi parce que je suis à présent convaincu que Sur les rues de ma mémoire, je ne serai plus jamais seul. Vous serez toujours au bout du chemin le public qui m’attend avec ses angoisses et ses espérances. Votre présence massive dans cette salle me rend à l’évidence que j’ai eu raison de ne pas céder au désespoir du silence. Il me fallait absolument sortir de la réserve pour hurler cette parole poétique que j’ai vraiment voulue exemplaire, bien que je ne sache pas si j’y suis parvenu. J’ai posé dans ce livre des pierres d’attente. Certains y trouveront ce que j’y ai mis, d’autres, ce qu’ils redoutent d’y trouver et quelques-uns ce qu’ils y apporteront. Voilà pourquoi je décevrai encore ceux d’entre vous qui m’avez posé la question de savoir ce qu’au juste je veux dire dans mes poèmes. J’ai toujours soigneusement éludé cette question. Je vous avoue enfin aujourd’hui que je ne dis rien. Cependant, tout en ne disant rien, c’est-à-dire, en m’offrant corps et âme à des riens, je me suis investi dans la production d’un tissu vocabulaire dont la réalisation accordait un primat beaucoup plus aux motifs figuratifs qu’aux motifs significatifs. En effet, il s’agit pour moi toutes les fois que j’écris un poème d’opaliser la parole pour en faire non pas un objet vulgaire de communication, mais bien d’avantage une pièce d’orfèvrerie dont l’ornementation procède d’une volonté tenace de donner à voir, à entendre, à sentir, voire à ressentir. Je m’emploie à essayer de mettre en avant le « côté palpable des signes » linguistiques, dans un réglage rythmique et sonore qui n’est pas toujours idéologiquement marqué, mais qui s’acharne à conserver la mémoire des choses exprimées, à retenir l’odeur symphonique d’un regard de femme, la saveur d’un souvenir ou d’un coucher de soleil, la musique d’un clair de lune ou la couleur d’un sourire. Mes poèmes sont par conséquent des oeuvres suggestives plutôt que des pièces démonstratives. Ce sont des œuvres dans lesquelles je me suis épuisé à essayer de saisir toutes choses de biais pour n’en retenir que les reflets et les formes essentielles. Ma poésie se veut donc un espace ludique de convivialité et de partage. Sur les rues de ma mémoire, je m’amuse à fond avec les muses. Leur visitation est toujours pour moi l’occasion de m’en aller plus loin du monde, loin des soifs, pour guérir de la migraine d’une vie que je n’aurais indubitablement jamais choisie telle qu’elle m’échoit quotidiennement. Il convient par conséquent d’interroger mes textes plutôt que leur auteur. Car, dans l’enthousiasme de la visitation des muses, le « je » qui parle est véritablement « un autre ». C’est un sujet qui évolue dans un espace de liberté et de fantaisies multiformes, un sujet qui vogue dans une zone de permissivité où il peut se livrer à tous les jeux interdits, même les plus lubriques. C’est donc d’une régression à l’enfance qu’il s’agit, ma folle enfance forestière irriguée par une ruralité d’autant plus têtue qu’elle s’articule sur ma cosmogonie bantou, ma paganité boulou et la spiritualité de ce siècle qui sent encore le relent de celui qui vient de s’achever et dans lequel j’ai bêché loin de mon père que j’ai vraiment failli aimer.
Il faut donc se donner des yeux de môme pour mieux évoluer avec moi Sur les rues de ma mémoire. Car ici, mes mots copulent dans une phraséologie particulièrement transgressive de la norme, mais qui demeure tout de même respectueuse de la langue française. Ma poésie se lit avec les yeux, d’ailleurs quoi de plus normal ; mais elle se lit aussi avec la bouche, la peau, le nez, les oreilles et le sexe, c’est à dire avec le cœur. il faut donc se donner devant mon poème un regard désaccordé et s’exercer à voir dans certains de mes mots des perles rares. Il faut s’accoutumer à rêver la vie, je veux dire, à vivre le rêve, non pas comme un rêve, mais bien davantage, comme possible ancrage au vrai, au juste, au bien et au beau. Ainsi donc, dans la douleur jubilatoire du dire vrai et juste, j’ai voulu oser l’ascèse de promouvoir le bien et le beau. Toute ma vie, je voudrais vouer un culte au beau pour donner créance au bien. Je voudrais épuiser tous les codes de l’amour pour faire un sort à la vie. Voilà pourquoi je me suis toujours défendu contre ce que Brecht a appelé « l’art pour tous ». Car, je ne suis pas un idéologue. Je ne cherche à construire aucun système révolutionnaire pour bouleverser la face du monde. Le démocratisme poétique, à mon avis, tue la poésie.
Le texte poétique doit être fait pour résister un peu à l’assaut des importuns. C’est en cela que le poème est comparable à la femme. Il s’agit en clair de se donner par bribes successives, en résistant un tantinet d’une étape à l’autre. Il s’agit de se donner sans mettre en relief cette volonté. Cela induit de la part du lecteur la nécessité de cultiver un art de lire. Comme un amant qui s’acharne à visiter en dedans l’objet de son amour, le lecteur doit développer des stratégies opératoires. C’est-à-dire, caresser longuement ce dont il faut connaître le système de fonctionnement. Le poète n’est pas un comédien. L’expressivité qu’on met dans la voix en disant des fadaises n’en fait pas de grands poèmes. De même, un navet dit par un bon comédien demeure un navet. Au demeurant, vouloir faire de l’écoutant d’un poème, non pas une personne qui prend une part active dans la réception du texte, mais un spectateur qui en est étranger détourne la poésie de sa vocation originelle. Car le poème est avant tout un texte et non un geste.
S’il y a un théâtre muet, on ne peut concevoir une poésie muette, c’est-à-dire sans paroles. Même Paul Verlaine qui est de manière lointaine le père de l’idéal moderne n’a pu faire ses Romances sans paroles qu’en alignant des vers. C’est dire que le jeu scénique est détachable du poème auquel il n’ajoute rien. Bien au contraire, il détourne du texte qu’il masque, étouffe et tue.
Le poète n’est pas forcément un militaire qui se sert des mots comme d’autres se servent du canon. Mais il est toujours un fleuriste qui peut, soit le demeurer uniquement, soit alors se servir des fleurs à des fins combattantes. Voilà pourquoi il ne faut pas prendre une grippe de s’entendre dire que l’on ne milite pas dans ses poèmes pour une grande cause sociale. Car, « l’art n’est pas d’un parti ». Musset a pleuré toute sa vie, il a été poète. Césaire n’a fait que tonitruer dans ses textes, il est aussi poète. Certains comme Hugo ont parfois gémi, parfois bramé contre des systèmes sociaux, ils ne perdaient pas la qualité de poète dans une situation pour la gagner dans une autre. Et ce qui est vrai de ces maîtres l’est aussi de Ernest Alima qui doit définitivement comprendre que le tam-tam pleure, mais le tam-tam rit aussi. J’ai dit de lui que globalement, il n’était pas engagé comme René Philombe par exemple. Mais cela n’a rien de dépréciatif. De même, dire que la guerre froide fait désormais partie de l’histoire ne range pas dans un musée l’œuvre de Mveng qui lui consacre une place de choix dans Balafon. L’antagonisme Est-Ouest s’est mué en un monisme dictatorial qui s’exerce du district de Columbia vers le reste du monde mené par le bout du nez.
Mesdames et messieurs,
Je vous prie de croire qu’un autre monde est vraiment possible et qu’on peut le réaliser loin du marxisme en promouvant un commerce mondial équitable, plus de démocratie et de liberté. Je vous prie de croire en un monde émancipé de la dictature des grandes firmes et libéré du terrorisme des marques. Je suis très conscient des dangers auxquels je m’expose dans la haute administration où je suis fonctionnaire et où je rêve tout de même d’une carrière, en osant dire aujourd’hui que le monde et, singulièrement l’Afrique, sont plus terrorisés par les marchands que par les barbus. Ceux qui veulent nous imposer le blue jean et le coca cola comme alternatives incontournables à notre mal-être sont précisément nos plus grands malfaiteurs.
Nous avons ouvert les marchés, nous avons accepté le pluralisme politique, nous avons confiné l’Etat à ses seules missions régaliennes, en inhibant toute vision keynésienne de la relance économique, le néolibéralisme est triomphant, mais nous n’avons plus d’électricité, encore moins le téléphone qui sont quand même des préalables incontournables à une insertion dans l’espace virtuel mondialisé.
J’ai tenu à le souligner afin que Sur les rues de ma mémoire, personne ne se méprenne sur le sens profond de mon engagement qui ne prendra jamais fait et cause pour ceux qui sont si différents de nous qu’ils pensent suffisant de garder la barbe pour changer la face du monde. Mais ce n’est pas leur barbe qui m’offusque. C’est bien davantage le fait qu’ils refusent d’envoyer leurs filles à l’école et qu’ils offrent régulièrement leurs têtes à exploser pour abréger leur chemin du Paradis en emportant au passage quelques innocents qui veulent bien profiter des joies de la terre.
Mesdames et messieurs, j’ai vraiment rêvé d’aller avec le monde main dans la main, jusqu’à l’orgasme de la paix. Si vous pensez comme moi, je vous invite à me suivre Sur les rues de ma mémoire. Vous y trouverez beaucoup de poésie. C’est moi qui les ai ainsi parées. L’amour, la fraternité et la justice vous y hèlent dans un réglage qui s’efforce de concilier les isotopies sonores avec « la violence faite au langage », selon l’expression d’Octavio Paz. Rien ne doit vous impressionner. J’ai versifié librement dans ce livre pour mieux exorciser les fantômes qui nous font des grimaces effroyables sur toutes les sentes de la liberté. J’ai voulu surmonter l’épreuve de leur morale surannée en prenant comme Francis Ponge le parti des choses par un travail de figuration qui risque de vous dépayser comme je l’ai souhaité. Il s’agit ici, comme chez André Salmon de souvenirs sans fin dont la succession reprend la phrase interrompue de Louis Aragon et les chants émouvants du « cortège des femmes, long comme un jour sans pain ».
Mesdames et messieurs, c’est sur ce vers de Blaise Cendrars dont je me sers pour illustrer comme Max Jacob le fond de l’eau que je voudrais avoir terminé.

///Article N° : 3989

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