Depuis la sortie de son album Wogdog Blues en 2013, souvent cité comme un « classique du rap africain », le rappeur burkinabé Art Melody est considéré comme l’une des figures majeures du rap continental. Sorti fin 2019, son cinquième opus Zoodo est riche d’inspirations musicales allant des chants traditionnels mossi, à l’afro soul des seventies en passant par les grands orchestres voltaïques des années 60-70 et le rap new-yorkais. La voix est rocailleuse, les textes sont percutants et portent un regard lucide sur la société burkinabé, ses failles mais aussi sa capacité à se mobiliser. Rencontre avec un « artiste citoyen », musicien à la ville et agriculteur dans son champ, situé non loin de Ouagadougou.
L’album Wogdog blues vous a propulsé sur la scène internationale en 2013 mais le hip hop était présent depuis bien longtemps déjà dans votre vie. C’est lui qui vous a fait grandir ?
J’ai découvert le hip hop au collège. Il a forgé ma personnalité, mon art, mon identité. J’ai été façonné par la culture urbaine mais aussi par la culture du village qui est celle de mes parents et dans laquelle j’ai grandi. Après plusieurs années de travail, c’est une fierté pour moi aujourd’hui de pouvoir allier mon métier de musicien et mon métier d’agriculteur. Ils ne sont pas incompatibles.
Le hip-hop a une étiquette qui fait parfois peur aux gens, mais quand ils prennent la peine de le découvrir, souvent, ils sont contents. L’énergie donnée par le hip hop est contagieuse.
Dans le titre « Hip Hop Tasobe Soodse », vous utilisez des métaphores guerrières. Plus qu’un engagement, le hip-hop, c’est une sorte de combat pour vous ?
Oui, c’est un combat farouche. Un combat verbal. Un combat d’idées.
Ce n’est pas un combat que l’on fait dans la violence, avec les armes. Mais un combat avec les mots pour se faire entendre par les parents, par la société, par les dirigeants.
Le hip-hop, c’est une voie ouverte pour la jeunesse privée de parole. Grâce au hip-hop, je peux m’exprimer, m’extérioriser, faire passer des messages.
Avez-vous le sentiment d’être entendu ?
Je crois que oui ! C’est important pour moi de me faire entendre, notamment par les jeunes. Nous les rappeurs on s’exprime, on cherche les failles de la société pour les traduire dans nos textes, mais on peut aussi applaudir quand il le faut. On ne se concentre pas uniquement sur le négatif. Quand de belles choses se font, il faut aussi le dire.
Aujourd’hui, nous ne pouvons plus nous contenter des discours et des slogans. Nous devons être en action, faire des choses sur le terrain. Etre en action, c’est frapper fort et l’action peut faire très mal parfois.
Ce passage à l’action, c’est ce qui a motivé votre retour à la terre ?
Je suis né dans la région de Bobo Dioulasso. J’ai grandi au village dans une famille d’agriculteurs. Lorsque j’ai décidé de me consacrer à la musique, je me suis éloigné de mon milieu d’origine. J’y suis revenu il y a quatre ans par nécessité économique. Tous les jours, je travaille la terre pour nourrir les miens mais aussi par désir d’être dans le concret, de passer aux actes.
Nous devons consommer ce que nous produisons pour favoriser les échanges avec les paysans du coin, consommer local mais aussi être guidé par l’autodétermination.
La solution ne viendra pas du haut mais du peuple. Notre vraie carte d’électeur est dans nos actes. Nous devons produire nous-mêmes et donc de façon raisonnable, produire avec moins de pesticides, préserver notre environnement et donc notre santé, mais aussi gagner l’indépendance économique. Tout s’imbrique et tout doit fonctionner ensemble.
Cette volonté d’autodétermination et de consommer local fait écho au message de Thomas Sankara qui disait « produisons ce que nous consommons, consommons ce que nous produisons ».
Il est présent dans votre album notamment dans les titres Burkind et Lik N’Guess. Les jeunes générations ne l’ont pas connu. Que reste-il de son héritage ?
Sankara est pour moi une référence. Depuis l’enfance. Le jour où il a été assassiné, c’est le jour où mes parents m’ont inscrit à l’école. Je devais avoir 6 ans, mais ça m’a beaucoup marqué.
Son idéologie, son regard sur le devenir de notre pays étaient adaptés au contexte de l’Afrique. C’est pour cela qu’il reste encore très présent aujourd’hui. Même s’il est parfois méconnu par la jeune génération et souvent réduit à des slogans ou à une effigie sur des T-shirts, il reste une personnalité importante dont les idées restent. Les jeunes qui les portent ne savent pas toujours qui il était. Beaucoup de gens parlent de lui sans connaître son combat.
Il serait fier de nous si on mettait en pratique ses discours. Il serait fier de nous si nous consommions ce que nous produisons. C’est pour cela que j’ai choisi l’action.
Les slogans et les discours peuvent être des pièges qui nous endorment et nous donnent l’illusion d’être libres. Mais si nous ne construisons pas notre avenir, nous ne sommes pas libres.
N’importe qui peut s’approprier un discours, mais il ne sert à rien s’il n’est pas suivi par des actes.
La jeunesse doit s’approprier les discours de Sankara et les mettre en pratique.
On sent parfois une pointe de désabusement dans l’album, notamment dans le titre Lik N’Guesse où vous évoquez un « peuple suiveur qui n’a pas assuré la relève », et aussi un certain pessimisme sur le continent « tout ce qu’on entreprend tombe à l’eau : Sankara, Lumumba … »
Oui, il y a un certain désabusement mais il ne veut pas dire renoncement.
On peut tomber dans le fatalisme qui devient un piège. Mais sur le terrain, on y croit malgré les difficultés et même si l’histoire se répète. On a parfois l’impression de tourner en boucle : on construit pendant des décennies et on casse tout. On reconstruit et on détruit à nouveau.
J’ai parfois l’impression que tous ceux qui se sont battus pour le bien du continent en sont morts : Lumumba, Sankara, Steve Biko …
Toute révolution, uniquement basée sur l’idéologie est vouée à l’échec. Il y a besoin d’un pacte pour que ça marche. Surtout en Afrique où la part de spiritualité reste importante. Il faut aussi que la spiritualité ait sa part dans le pacte d’une révolution. C’est elle qui nous protège de la trahison.
Les gens doivent accomplir leurs devoirs civiques, aller voter mais ils doivent aussi se rassembler, se mobiliser pour passer aux actes et réaliser dans leur petit coin des choses concrètes.
Lik Nguess est le titre que je préfère dans l’album. Il parle de la résistance. On se jette parfois dans un mouvement sans chercher à comprendre. Lik Nguess invite à la réflexion.
En cette période difficile pour le Burkina Faso, le titre Zoodo (qui signifie « Amitié » ) est aussi un appel à la solidarité. Sentez-vous la société burkinabé divisée aujourd’hui ?
Oui, d’où ce titre Zoodo qui signifie aussi en mooré « une main tendue vers l’autre »
Quand vous avez été assommé par 27 ans de dictature, d’impunité, de dilapidation de fonds, la frustration gagne du terrain. Et quand le vrai changement tarde à venir et que le système perdure, ça crée des failles dans la société qui est fragilisée par les divisions.
Blaise Compaoré est parti, mais ça ne signifie pas que tous ses soutiens ont disparu. Les gens sont parfois animés par un sentiment de vengeance. Ça crée inévitablement des divisions qui sont accentuées par les tensions entre les partisans d’untel et d’untel.
Il y a des déchirures au sein des populations civiles et dans l’armée qui fragilisent la société.
Au Burkina comme dans d’autres pays africains, nous avons une tradition de parenté à plaisanterie qui faisait que les gens cohabitaient en paix quelle que soit leur ethnie ou leur religion. Nous sommes en train de perdre cette tradition de tolérance entre les peuples et c’est inquiétant.
Inspirer les jeunes générations, inciter les jeunes à retrouver le goût du travail, éveiller les consciences, c’est en cela que vous vous sentez un artiste citoyen ?
C’est tout le sens de mon engagement. C’est même un devoir pour moi. Nous devons faire passer des messages positifs mais aussi réalistes à la jeunesse. Aujourd’hui, dans nos pays, il y a beaucoup de journalistes d’Etat qui écrivent pour le pouvoir. Nous les artistes nous sommes des griots des temps modernes et c’est un chance que le peuple peut saisir.
Notre rôle est de montrer aux jeunes la réalité telle qu’elle est. Même si elle est parfois dure à avaler. C’est plus facile de leur montrer des clips avec des belles voitures et des belles nanas. Les gens aiment ça car ils veulent rêver. Mais il ne faut pas leur voiler la face. C’est pourquoi, mon clip « Génération Mouta Mouta » montre le travail de la terre. Ça fait moins rêver que le bling-bling mais ça peut aussi inspirer les gens. Je ne dis pas que c’est facile tous les jours, mais ça peut aussi être inspirant d’être autonome et d’être producteur.
Vous tenez le micro et la daba – herminette très utilisée par les agriculteurs en Afrique de l’Ouest – . Quand vous êtes au champ, quel regard portent sur vous les autres producteurs ?
Je suis ce que je suis là où je suis. Quand je suis sur scène ou en studio, je suis musicien. Quand je suis au champ, je suis agriculteur. Les deux vont ensemble. Nos aînés qui travaillaient la terre voyaient les griots arriver aux champs avec leurs tam-tams. Ils les posaient pour travailler et les reprenaient à la pause.
Vous évoquiez le griot des temps modernes. Vous êtes un rappeur du 21ème siècle avec des influences diverses, rythme traditionnel, kora, balafon, son afro futuriste, rap new yorkais … Est-ce une façon de créer une passerelle entre hier et aujourd’hui ?
Rien n’est nouveau. Tout était déjà là. La culture afro-américaine dont on parle beaucoup aujourd’hui, elle était déjà chez nous il y a 400 ans.
Quand j’écoutais ma mère, je ne connaissais pas le rap. Je ne savais pas qu’à sa manière elle faisait du rap. Quand j’enlève sa voix sur la musique et que je pose un rap, ça fonctionne. Je n’ai pas besoin de modifier la musique. Tout est déjà là.
Les gens disent qu’avec les nouvelles générations tout a changé. Les choses ont évolué, la technique a apporté des choses nouvelles et permis un travail sur le son, mais au fond, rien n’a changé. Les bases sont restées les mêmes. Mon but n’est pas de dénaturer ce qui a été fait, mais de le prolonger à ma façon. Ça fait 25 ans que je le fais. J’ai commencé à chanter avec ma mère à l’âge de 8 ans.
La musique est présente dans ma vie depuis mon enfance.
Vous avez vécu la tentation de l’exil, vous avez traversé une partie de l’Afrique jusqu’en Algérie. Vous êtes revenu, vous vous êtes consacré à la musique et c’est finalement elle qui vous a fait revenir à la terre. D’une certaine façon, le hip-hop vous a sauvé ?
Oui ! Dans mon album « Wogdog Blues», sorti en 2013 , je chante le titre Parka Parka où je remercie le hip-hop de m’avoir sauvé. J’ai fui une certaine réalité pour faire de la musique et cette réalité a fini par me rattraper à travers la musique. Et c’est ce qui m’a sauvé.
Le hip-hop est considéré comme une musique de gangsters mais nous sommes bien loin de ça ! Le hip-hop est l’un des mouvements les plus influents du moment. Quel que soit le pays, dans n’importe quelle partie du monde, tu trouves toujours quelqu’un qui fait du hip-hop en partant de sa culture. Parfois le hip-hop est mal compris, soit parce que les gens n’ont pas la curiosité de le découvrir vraiment, soit parce qu’ils le réduisent à une image de bad boy qui ne reflète pas sa diversité. Les acteurs du hip-hop ont une responsabilité, celle de laver l’image du hip-hop des clichés qui le poursuivent. J’essaye de le faire dans mon travail.
Si un jour un vieux qui n’aime pas le hip-hop me voit travailler au champ et aller chercher mes enfants à l’école, il aura une autre image du hip-hop !
De plus en plus de femmes se mettent au hip-hop en Afrique. En Afrique du Sud où elles sont nombreuses, mais aussi au Kenya avec Muthoni Quenne, ou au Niger avec Zara Moussa. Amy Kassy, pionnière du genre en Guinée, est présente sur votre album. Quel regard portez-vous sur la scène rap féminine en Afrique ?
Elle est encore méconnue, presque marginalisée. Pourtant Elle existe. J’ai un regard vif sur le rap féminin. Il est présent, fort, plus chargé que le nôtre. Il est plein de potentialités. Il faut donner leur chance aux rappeuses. Nous ne faisons pas mieux qu’elles. Je travaille depuis neuf ans avec Amy Kassy et quand je sais que je vais entrer en studio avec elle, je vous assure que je travaille dur parce si je ne suis pas bon, elle ne va pas me laisser faire !
Une longue collaboration avec Amy Kassy, cinq albums avec le label Tentacule Records, trois avec le beatmaker Redrum, la fidélité dans la collaboration artistique c’est essentiel pour vous ?
On ne change pas une équipe qui gagne ! On se connait bien. Tentacule Records casse les barrières, Nicolas Guibert , son fondateur, et Redrum, le beatmaker, ont le bon regard. Ils savent dire les choses et les faire avancer. Mes albums réalisés avec Tentacule Records sont le fruit d’un travail d’assemblage réalisé en équipe. Et puis chacun étant dans un pays différent, Tentacule en France, Amy Kassy en Guinée, moi au Burkina, ça permet de créer des ponts.
Entretien de Virginie Andriamirado avec Art Melody