Après un premier recueil de nouvelles qui immergeaient déjà le lecteur dans la culture comorienne, et un premier roman Vert Cru publié aux Editions Komedit, Touhfat Mouhtare entre en scène en cette rentrée littéraire 2022 pour nous plonger dans le monde spirituel de l’archipel… Une promesse tenue et une grande réussite !
Saison après saison, dans son île au milieu des eaux, Gaillard est une petite fille espiègle et travailleuse, qui grandit sous la bienveillance de Fundi Ahmad, le maître qui lui enseigne le Coran, et Tamu, la femme qui l’a recueillie et élevée après que sa mère de sang l’a abandonnée encore bébé. Au sein de ce milieu plutôt protecteur, si elle peut craindre les verges d’orties en cas de désobéissance, elle sait que le monde a sa justesse, ses règles et ses lois immuables, qui font d’elle une jeune servante née pour servir les autres.
Tout commence le jour où elle remarque que quelqu’un a foulé avant elle la partie du bois dans laquelle elle est chargée de collecter des branches sèches pour la cuisine du maître. Parce qu’elle est curieuse et surtout parce qu’elle possède quelque chose que ses cinq amies de cœur n’ont pas, elle fera, au cours des jours suivants, la rencontre de Halima. De là, elle sera soumise à une terrible et bien étrange épreuve initiatique. Pour son bonheur et pour sa perte à la fois, leur destin à toutes les deux se trouve irrémédiablement lié, quand elles se retrouvent dix ans plus tard, au début de leurs vies de femme, dans leurs rôles immuables de maîtresse et de servante, unies toujours par un puissant amour :
« Tandis que je posais les bouts de bois incandescents dans sa noix de coco évidée, la fillette s’approcha de mon visage et me chuchota à l’oreille le véritable but de sa venue, un murmure qui avait encore la chaleur fluette d’une voix d’enfant, mais qui portait déjà en elle la suavité d’un timbre plus mature :
– Olympe dit que sa maîtresse veut te voir ce soir, à l’heure du bain.
Je faillis chanceler et lâcher ma louche emplie de braises dans les mains maigrelettes de l’enfant. Elle avait un petit sourire entendu, tout heureuse de s’être vu confier une mission secrète, tout excitée à l’idée que, pour une raison qu’elle ignorait, elle tenait entre ses mains quelque chose de plus brûlant qu’une noix évidée pleine de braises fumantes. J’acquiesçai, un peu trop rapidement, un peu trop docilement aussi, comme si cette petite pouvait effacer ce qu’elle venait de dire si je ne répondais pas tout de suite. Elle ajouta mon accord à ses braises, puis partit en courant, suivie d’une ou deux étincelles qui voletaient derrière sa main. Un ou deux éclats de mon cœur qu’elle rapportait à sa maîtresse. » (p. 77-78)
L’enseignement de sagesse reçu depuis le plus jeune âge ne demande qu’à grandir en Gaillard, elle qui a été diminuée dans son corps de femme pour ne pas attirer la convoitise des hommes, dit-on, comme si la promesse d’érudition et de savoir était incompatible avec la condition féminine. Jouet des autres, elle a tout un chemin de vie et cinq mystères à percer pour apprendre pour elle-même, affranchie des ambitions de ceux qui la font voyager pour leur propre compte à travers le temps et les rêves, et c’est ce qui est merveilleux dans ce premier roman de Touhfat Mouhtare, d’une grande maîtrise et écrit dans une langue limpide et belle, aux images parfois sauvages et subtiles, le lecteur y est invité à suivre l’héroïne sous toutes les formes qu’elle emprunte à travers ses existences antérieures, homme, tigresse ou plume, pour y puiser une connaissance nouvelle : ce que signifie être une femme dans ce milieu où l’homme est le maître – et pourtant, elles prennent des libertés et songent souvent plus loin que leurs époux, les filles et les femmes du Feu du milieu –, comment on y évolue, comment on y aime, comment on y est heureux. Sur le ton du conte, on y apprend sans répit, parce que si quelque chose vaut bien la peine en cette vie, c’est de s’élever sans cesse, en faisant naître en soi-même la paix de l’esprit, celle qui offre l’harmonie entre l’univers et nous, nous permettant d’y inscrire notre place et d’y rencontrer ceux qu’on aime. Si le monde paraît alors différent, meilleur peut-être, ce n’est pas qu’il ait changé, mais que notre regard sur lui, enfin capable d’aller plus loin et de traverser les apparences, a trouvé cette indulgence et cette douceur qui donnent à toute chose le sel et la couleur apaisée d’un ciel étale, alors nous refermons Le Feu du milieu et, à tort sûrement, mais peu importe, nous sentons à notre tour que le monde est devenu plus beau.
Extrait lu p. 313
Annie Ferret
Touhfat Mouhtare, Le Feu du milieu,
Le Bruit du monde, 2022