Cocoaïans de Gauz’ : (Ré)invention de la fiction

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Après Debout-payé, Camarade Papa et Black Manoo, Gauz’, romancier et réalisateur publie son quatrième ouvrage aux Editions L’Arche. Cocoaïans. Naissance d’une nation-chocolat , lu ici, par l’auteur Khalil Diallo est « un roman plein d’esprit, riche, attachant qui pousse à la réflexion sur le monde contemporain ».

Cesare Pavese écrivait dans son journal le métier de vivre — que tout écrivain devrait lire à mon avis au moins une fois — : « La poésie commence lorsqu’un idiot dit de la mer : on dirait de l’huile ». En lisant Cocoaïans. Naissance d’une nation-chocolat, on aurait pu affirmer que la fiction commence lorsqu’un rêveur fait dire à un disparu, oublié par l’histoire :  « Ce qui est bon quand on est mort, c’est vraiment de pouvoir dire tout ce qu’on pense sans jamais rien craindre ». C’est là, une belle façon d’entrer dans cette œuvre de Gauz’.

Pour son quatrième roman, l’auteur ivoirien choisit de nous donner, à sa façon, à voir les rapports de domination imposés par l’Occident aux pays producteurs primaires d’Afrique. Ainsi, de la période coloniale jusqu’à un futur proche, en 2031, en passant par la crise ivoirienne de 2010, Gauz’ raconte le projet d’émancipation des Cocoaïans, les habitants du pays du cacao, pour fabriquer et vendre eux-mêmes leur chocolat.

Un dispositif narratif novateur

Gauz’ déploie alors une forme romanesque peu commune où il laisse le lecteur se perdre entre la narration et les dialogues, au cœur d’un pays, de ses plantations de cacao, de ses villes et de ses villages, pour mieux suivre les réunions secrètes, et l’émergence d’une Nation. Il s’agit ainsi, grâce à un dispositif narratif novateur d’un grand roman sur les révoltes et les soumissions d’une Nation. Le mot grand n’est pas usurpé et pour cause l’académicien Vargas Llosa citant W. H. Auden dans une très belle préface du roman fondamental de Guimaraes Rosa dit « la valeur littéraire d’un livre peut être mesurée au nombre de lectures différentes qu’il permet de faire. » Le texte de Gauz’ en offre une multitude. Parmi elles, vous pourrez y voir la lutte pour sortir des mécanismes de domination élaborés par l’Occident depuis la mise en œuvre même de ces liens et une remise en question de l’histoire de cette œuvre longtemps qualifiée de civilisatrice :

« Techniquement, il ne faut pas grand-chose pour posséder un pays. Il ne faut même pas une armée, contrairement à ce que pense tout le monde. L’Europe l’a démontré tout au long de l’histoire. La première des choses pour être maître d’un pays, c’est de dire qu’on le veut. On le rabâche dans des discours-fleuve, des articles interminables, des débats oiseux, des livres stylés et plein de trucs qui remplissent les esprits. Des plus nobles aux plus hypocrites, des plus vils aux plus cyniques, on s’invente toutes sortes de raisons, mais il faut clairement l’affirmer. Ce pays est à moi, je le veux. An nom de l’histoire, au nom du droit des peuples supérieurs de soumettre les peuples attardés. Ce pays est à moi, je le veux. » (p17)

Et qui vous conduit jusqu’à la fameuse réunion de 2031 grâce à laquelle « le monde va plier sous les diktats du Cartel des Cocoaïans ». Dans ce roman, chez Gauz’, le cacao devient une arme de libération massive.

Une autre catégorie de lecteurs pourrait voir dans Cocoaïans l’importance de l’unicité de l’œuvre chez Gauz’ avec un thème qui lui est cher : celui de la transmission. Il s’attèle, comme son narrateur avec sa fille, à tenir la main du lecteur pour lui faire dribbler les machines à création de crétins, de nigauds, grâce à l’histoire qu’il lui conte. L’histoire est un matériau pour lui. Après Camarade papa, le lecteur verra dans ce roman une de ces histoires comme celles qu’on lui racontait plus jeune, qui arrivent à transcender le passé et ses relents opiacés pour dire note époque, forger une révolte, expliquer l’économie et la politique, dire un pays, les mécanismes de révolte et de soumission qui l’ont défini et nous présenter la possibilité d’un monde plus équitable par le savoir, la diversité, l’inversion du cours du temps ou des tendances. Voilà ce qui se cache derrière ce que l’auteur nomme et clame partout « la beauté du geste ». Gauz’ nous fait entrer dans son intelligence en fait une collective et avec ce texte rentre de plain-pied dans ce qu’il appelle « l’école sénégalaise, une école d’écrivains poétiques et grandiloquents » car c’est un roman poétique et dur, révoltant et pourtant jubilatoire.

Ecouter un extrait lu de « Cocoaïans, Naissance d’une nation-chocolat » de Gauz’ 

Une parole politique

Il y a aussi une lecture qui me semble juste, qui touche l’amoureux du verbe que je suis et qui pour moi dit l’ensemble de ce qui précède. Il s’agit de celle qui s’empare d’un patrimoine social, historique, spirituel défini (celui du pays du cacao) pour le transfigurer grâce à une construction, une poésie particulière, une esthétique nouvelle ou travaillée par l’auteur pour reconsidérer l’altérité, donc la condition humaine. Dans Cocoaïans, Gauz’ offre une nouvelle façon de faire du roman, une nouvelle forme en tout cas dans laquelle l’écriture se veut au centre de la construction et où les descriptions, l’histoire, l’intrigue, les personnages ne sont qu’un grand prétexte pour qu’apparaisse la Grande vérité romanesque de Cocoaïans, celle qui se passe de tout et qui vaut tout le reste : la parole politique.

Lire aussi : « Quand tu as l’Afrique en toi, tu la laisses vivre » Entretien avec Gauz’.

Gauz’  s’attache à reproduire une vision de la réalité, à savoir l’histoire ivoirienne d’une manière allégorique, métaphorique et toujours avec beaucoup d’humour pour en faire un roman très agréable à lire. Sans jamais verser dans la caricature, il trace de savoureux portraits satiriques et met remarquablement en scène ses personnages tout en croisant ou en multipliant les points de vue. L’une de mes parties préférées :

« Monsieur le président, madame la secrétaire d’État aux affaires étrangères de la république des États-Unis d’Amérique voudrait vous parler au téléphone. Que me veut cette vieille chouette à botox ? Hein ? Une proposition de sortie de crise, monsieur le président. Elle vous offre un poste de professeur d’histoire à l’université de Washington. The famous University of Colombia ? L’université qui distribuait les doctorats honoris causa à tous les dictateurs bananiers d’Amérique latine ? Ahahahaha! Qu’elle propose un poste à son chirurgien plastique, elle aura meilleure mine. Ahahahahaha ! Non, attends… attends. qu’elle propose ça aux minettes de son mari, il aura l’air plus reposé. Ahahahahaha! Hilarante, celle-là. Ahahahahaha ! Dis-lui : il a ri. Moi pas bouger. Allez, laisse-moi, mon vieux Chef de protocole »  CQFD : Toute ressemblance à une personne vivante ou ayant vécu n’est pas du fait du chroniqueur.

106 pages pour dire les mécanismes institutionnels de domination

Ainsi, avec le sens de la construction romanesque qu’on lui connaît, Gauz’ mêle son goût pour l’histoire, le communisme, ses théories marxistes, son rejet de l’ultra libéralisme et de l’asservissement des hommes et son talent de raconteur d’histoires pour composer un roman à la fois très actuel et qui éclaire le présent par le recours au passé. Roman qui, à coup sûr, suscitera des débats passionnés. Roman qui d’après le romancier Sami Tchak sera « culte », nous ne lui donnons pas tort.

Le reproche qu’on pourrait faire à ce roman serait l’ultime crime de lèse-majesté : lui demander d’être ce qu’il n’est pas et ce dont il n’a nulle ambition : ce que l’amoureux de Bolano et Pavese que je suis aurait aimé voir, c’est que soient creusés davantage certains personnages pour avoir une sorte de Germinal des plantations. Mais c’est forcément être naïf ou rêveur (ce que je suis dans les deux cas) car ici, il ne s’agit ni de Zola ni de Cesare, mais bien de Armand Gauz’, du grand Gauz’!  Assurément mon préféré de l’œuvre du Géant de Bassam. Cocoaïans, c’est Sophocle, Virgile ou Homère, c’est un roman plein d’esprit, riche, attachant qui pousse à la réflexion sur le monde contemporain. Les épopées et les fresques n’ont pas besoin de milliers de pages pour être contées. 106 pages suffisent. 106 pages pour dire les mécanismes institutionnels de domination. Gauz’ est grand et cette critique aurait pu s’intituler le cacao (ou le chocolat) au prisme de l’émancipation. Et puis lisez le aussi comme une dystopie et allez avec lui « former un cartel, le premier cartel des Cocoaïans. » Voici Gauz, cocoaians, de la bonne, de la pure, de la dure !

 

 

 

Gauz, Cocoaïans, L’Arche éditeur 106 pages août 2022 14€

 

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