« Quand tu as l’Afrique en toi tu la laisses vivre »

Entretien de Anne Bocandé avec Gauz

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Premier roman, Debout-payé décrit le quotidien des vigiles de magasins parisiens. Une réalité qu’a connu un temps, l’auteur, par ailleurs réalisateur ou encore photographe, Armand Gbaka-Bréké. Une caricature de la société de consommation avec en toile de fond l’histoire d’une immigration africaine depuis les années 1960. Rencontre avec Gauz de son nom de plume dans un café du quartier de Belleville où il vit quand il n’est pas dans la capitale ivoirienne.

Vous écumez les plateaux radio et télévision à Paris depuis la sortie du livre Debout-Payé. Vous dites que c’était un livre « fait pour cartonné ». Qu’est ce que cela signifie ?
Je propose une structure un peu étrange avec un mélange d’histoires et de saynettes. Ce n’est pas censé faire très « littéraire » alors que moi j’avais la prétention de proposer une nouvelle littérature. Je voulais que ce soit différent, proposer quelque chose de neuf. Si tu écris un roman avec un joli imparfait, du passé simple, l’histoire est peut-être bien mais tu ne fais rien de nouveau et d’autres le font mieux que toi. Il fallait oser une nouvelle structure, à partir de ces saynettes, qui sont comme des jets très facebookiens.

Votre roman pose aussi en alternance avec les saynètes un regard quasi sociologique sur la réalité de plusieurs profils de migrants africains : ceux des années 1960 aux clandestins des années 2000.
J’ai un regard sociologique et politique sur tout. C’est lié je pense à ma culture : je suis un Africain urbain des années 70. On est une génération d’Africains qui se sentent très africains mais qui ne le sont plus tout à fait, qui sont occidentaux mais pas assez. Donc on a du recul sur les choses. On regarde tout avec du recul. C’est peut-être cela la socio en fait…
Et puis simplement, quand je décris la rue du Faubourg du temple multi-ethnique dans le détail, je ne fais que regarder. Je regarde et je décris là où d’autres ont perdu cette fraicheur de regarder. Et surtout je lance les pistes sur des réalités que le lecteur va continuer à creuser. Je me retiens pour rester dans la littérature et pas seulement documenter sinon tu pars trop dans la sociologie. J’ai refusé de donner totalement la main aux gens.

Debout payé raconte donc le quotidien des vigiles dans deux magasins parisiens. Vous avez vous-mêmes exercé ce métier.
J’ai écrit les post, les saynettes, pendant que je bossais. Quand on me demandait « mais pourquoi toi le vigile tu es toujours en train d’écrire ? » Je répondais que c’était pour donner l’impression d’être discret tout en regardant tout le monde. Et effectivement je regardais tout le monde mais pas pour savoir s’ils volaient !

La société de consommation insensée et les réalités migratoires dramatiques sont décrites dans ce livre avec énormément de dérision. Pourquoi ce choix ?
L’Afrique rigole de tout. En ce moment il y a plein de blagues sur Ebola. L’Afrique se poile traditionnellement de tout, partout. Ce n’est pas une caricature. C’est fondamental sinon tu ne vis pas. C’est évident pour moi de voir le monde avec ce recul. Ce n’est pas un cynisme méchant.C’est de l’humour noir au propre comme au figuré. Cela ne se départit pas pour autant de son sérieux. Qu’est ce que tu peux faire si ce n’est rigoler quand tu vois Bokassa chialer comme un gamin à l’enterrement de Pompidou ?

Tous les auteurs africains ne prennent pas la littérature avec humour.
Certains se prennent trop au sérieux. Ils écrivent comme des Bblancs. Alors que lisez par exemple Le soleil des indépendances ; un chef d’œuvre universel. Il est sérieux et en même temps drôle. Dans tous les moments. Quand il parle de drames comme l’excision, la stérilité, il y a des scènes à mourir de rire avec le féticheur notamment. Quand tu as l’Afrique en toi tu la laisses vivre. Bien sûr j’ai les deux, aussi, et chacun fait comme il veut. Je ne bride personne. Ce n’est pas une écriture de ghetto, mais une écriture totalement ouverte autant que les gens qui le lisent.

Qu’est ce qu’une littérature de ghetto pour toi ?
C’est comme quand on met des auteurs dans une catégorie, comme Continent noir. C’est dramatique. Ils ont mis une couleur à la littérature. Alors que ça n’a pas de sens : Céline écrit comme Kourouma, une écriture orale… Quand est ce qu’on va être sérieux ? C’est un scandale.

Scénariste de film, tu fais aussi de la photo, comment est née cette envie d’écrire un roman ?
Tout est écriture pour moi. Le cinéma est une écriture, la photo aussi… Ils ont des codes propres mais ce n’est souvent que de la technique. Fela disait que pour jouer du saxophone, si on t’enferme dans une chambre pendant six mois, tu sais jouer du saxophone, mais de là à avoir quelque chose à dire au monde, c’est autre chose.

Diffusé en France, comment envisages tu la diffusion en Côte d’Ivoire notamment, très présente dans le roman.
Pas qu’en Cote d’Ivoire. La migration n’est pas qu’une réalité ivoirienne. C’est une réalité africaine : la désillusion de Ossiri est universelle. Il n’est pas pour autant pessimiste. Il fait aussi découvrir la beauté de ce mélange multiculturel à Kassoum. Mais ce n’est pas de sa faute si un sans papier aujourd’hui est moins bien considéré qu’un dealer de cracks. En 2014 il y a des travailleurs enfermés dans des centres de rétention et il y a des dealers dans le bas de ma rue. Ce monde est contradictoire ; on essaie d’y voir de la beauté mais en même temps il faut être lucide. C’est difficile de se projeter dans le futur. Dans le meilleur des cas tu te dis que peut être ça va continuer comme ça… C’est dur… Il y a beaucoup de réflexions sur demain.

Dans ton ouvrage tu mêles l’écriture et une langue de Côte d’Ivoire, le bété, avec le français.
La francophonie est évidence. Mais quand tu mets une référence abidjano abidjanaise dans une phrase il faut mettre la clé pour que quelqu’un qui n’est pas abidjanais puisse entrer dedans. C’est un exercice très intéressant. Cela m’a beaucoup plu.
Il y a des dizaines de phrases avec plusieurs niveaux de lecture dans le livre. même dans le titre, Debout-payé, quand tu es ici en Occident tu vois l’image du vigile « payé à rester debout » mais un Ivoirien en Cote d’ivoire il ne va pas entendre cela. Ils se disent qu’en fait j’ai voulu écrire « debout cueilli » qui est une position sexuelle. Il y a pas mal de choses comme ça dans le bouquin. C’est très intéressant d’imaginer le truc en français de France et de trouver l’ouverture pour les gens d’Abidjan et vis-versa.

Quels sont tes projets après ce premier roman ?
Un prochain livre c’est sûr. Car ce qui est bien c’est que tu n’es pas obligé de demander de l’argent pour faire un livre, contrairement au film. D’ailleurs depuis 10 ans a-t-on vu un film africain au cinéma ? On va peut être trouver 4 bons films depuis 15 ans, sur tous les pays africains ! C’est impossible de citer un nombre équivalent de films que de pays. Je parle de films comme Hyène ou Le Camp de Thiaroye de Sembène Ousmane. Des films dont on peut dire que c’est du cinéma tout court.
Le cinéma aujourd’hui est sinistré, en raison de l’économie. Pendant longtemps le cinéma a été subventionné par la « mère France », ou par l’Europe.
Mon prochain roman sera une grande fresque sur l’Afrique moderne post-indépendance autour de deux trajectoires historiques…L’idée est toujours de donner mon regard sérieusement sans me prendre trop au sérieux.
Et j’ai aussi un film déjà écrit, intitulé Le Pendu. « celui qui est né pour être pendu ne va jamais mourir noyé ». C’est un film très contemporain sur l’Africain, sur la dérive délinquante de quelques jeunes dans une ville hyper moderne. C’est dire qu’on n’échappe pas à son destin.
Et puis aussi un projet photo sur les vieux, qui devrait voir le jour en 2015 à Abidjan.

///Article N° : 12427

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© Le Nouvel Attila





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