Debout-Payé de Gauz sur scène

Mise en scène par la compagnie Yakka

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En sortie de résidence en janvier et juin 2017, la compagnie bordelaise Yakka nous offre la découverte de sa deuxième création – Debout-Payé, issue du roman de l’auteur franco-ivoirien Gauz (2014) – et  glisse parfaitement dans le style de l’œuvre sur un ton humoristique et dénonciateur.

« Les noirs sont costauds, les noirs sont forts, les noirs sont obéissants, les noirs font peur. Impossible de ne pas penser à ce ramassis de clichés du bon sauvage qui sommeillent de façon atavique à la fois dans chacun des blancs chargés du recrutement et dans chacun des noirs venus exploiter ces clichés en sa faveur ». Le style d’écriture descriptif et satirique de Gauz nous plonge dans cinquante ans d’histoire de l’immigration entre la France et la Côte d’Ivoire à travers trois personnages emblématiques : Ferdinand, Ossiri et Kassoum qui deviendront tous des « Debout-Payé », des vigiles.  Ce regard permet à l’auteur de documenter la situation des immigrés africains en France, contraints d’exercer un emploi qui relève d’un « ennuyeux exploit de l’ennui » et offre une vue en contre-plongée sur la société de consommation des Trente Glorieuses jusqu’au XXIe siècle : l’absurdité du capitalisme, en somme. Ce portrait réaliste s’inscrit dans le sillage d’un corpus littéraire de l’immigration africaine en France marqué notamment par Bernard  Binlin Dadié avec Un nègre à Paris (1959), Blaise N’Djehoya Un regard noir (1984),  ou encore Daniel Biyaoula avec L’impasse (1996). Fort de sa propre expérience de vigile, Gauz nous permet ainsi d’entrer dans un roman à la fois autobiographique et historique dans un style littéraire parfois déroutant. On note un savant mélange de passages romancés et de descriptions saccadées créant l’image d’une véritable encyclopédie des grands magasins des Champs-Elysées. Ce parti pris lui vaudra, en France, une reconnaissance littéraire grâce au Prix des libraires Gibert Joseph 2014 et le prix du meilleur premier roman français de l’année 2014 au classement annuel des Meilleurs livres de l’année du magazine Lire.

Théâtre-conte

La compagnie Yakka a retrouvé chez Gauz une sensibilité particulière : un humour à la gâchette frissonnante, le goût pour une forme d’absurdité et une volonté de déconstruire les stéréotypes sur les différentes communautés africaines en France. Pour les deux comédiens, Limengo Benano-Melly et Kokou Namo Ehah, ce roman dresse une critique originale de la vision de l’homme noir en France et dans l’Histoire. De l’esclavage à la colonisation, le texte dépeint de nouvelles formes de domination naissant de ces métiers-types auxquels les immigrés africains sont cantonnés. Il exprime également les conséquences dévastatrices des différentes politiques engagées qui ont engendré des « sans-papiers », des « exclus » et des vies brisées. La Cie Yakka y voit ainsi un « travail d’expression et de revalorisation de soi au vu d’une société française qui semble figée ».
La mise en scène proposée marque le souhait de se rapprocher des traditions orales en s’inspirant des techniques du conte tout en gardant un ancrage dans le théâtre contemporain par la volonté de briser le « quatrième mur ». Avec une scénographie sobre et concise, la compagnie Yakka réussit à dessiner un triptyque ingénieux qui garantit la fidélité au roman, la proximité avec le public et l’improvisation théâtrale. Ce choix est marqué dès la troisième scène lorsque les spectateurs comprennent qu’ils sont dans une salle de formation pour apprendre le métier de vigile.  L’originalité se dégage alors par l’absence d’incarnation de personnages issus du roman de Gauz et par la présence de véritables conteurs qui nous font voyager dans le temps et dans l’espace. On rapporte des faits, des histoires, des anecdotes. Ce lien avec le théâtre-conte met davantage en lumière le regard du vigile – pour s’adresser directement au public – plutôt que la vie quotidienne des trois Ivoiriens venus en France. On peut regretter ce choix qui nous prive de la densité qu’offre aussi le roman sur l’univers de ces trois personnages.
Néanmoins Limengo Benano-Melly et Kokou Namo Ehah sont fidèles au roman, en ce sens qu’ils permettent d’entrer en profondeur dans le texte original. Le registre comique et la musique utilisés viennent révéler l’humour sarcastique de l’auteur et la dénonciation par l’humour de thèmes clés. L’aspect sonore vient en illustration marquer l’absurdité d’une époque. En exemple : les extraits de publicités ultra-colonialistes et racialistes de Banania ou Saupiquet.  On replonge alors dans une période durant laquelle l’image du « noir » a été utilisée à des fins commerciales et purement financières. Des images dégradantes qui renforcent la volonté de la compagnie Yakka de travailler sur les représentations mentales et un ajout dans l’espace scénique qui vient provoquer une prise de conscience déroutante sur la fabrication des publicités.

Théâtre-danse

L’absurde est également présent par la mécanique de gestes répétés. L’esthétisme et la candeur des mouvements trouvent leurs origines dans l’inspiration de deux chorégraphes hétéroclites : Pina Bausch d’abord, célèbre chorégraphe allemande d’après-guerre, symbole de la danse contemporaine et de la TanzTheater (danse-théâtre). Par un travail engagé elle met en avant les déambulations du corps tout en les reliant aux vies personnelles des danseurs. Dans la mise en scène de Debout-Payé, on retrouve ce détail dans l’action mécanique des deux vigiles lors de la file d’attente pour l’entretien d’embauche et dans la course-poursuite contre des voleurs du grand magasin Coco Chanel. Leurs bras ballants contre l’escalier et leur course effrénée contre le voleur rappellent les mouvements amples du corps caractéristiques des danses de Pina Baush.  En second lieu, la compagnie Yakka s’est inspirée du travail de Sidi Larbi Cherkaoui, chorégraphe belge d’origine marocaine. Avec sa pièce Rien de rien il s’est attaché à la multi-culturalité et à la différence et explore les contours de l’identité humaine. Il a également réalisé un spectacle sur le thème de l’immigration, Origine, en 2008. Comme dans la pièce, sa force tient à l’utilisation fréquente de l’humour dans les mots, les gestes et la musique. Ces deux pans de la danse contemporaine marquent donc l’inspiration clé de la mise en scène de Debout-Payé.

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Théâtre-objet

Un troisième souffle est à noter dans l’originalité de la scénographie : l’utilisation du théâtre-objet, en particulier avec le pagne rouge dressé contre le tableau de présentation de la formation au métier de vigile. Le bout de tissu, étiré dans sa longueur, et non plus sur un corps, jonche le sol et nous permet de retracer son histoire doucement dénaturée. Toujours perçu comme un élément de tradition africaine, les conteurs nous rappellent que le wax a été fabriqué au Pays-Bas dans le contexte de la colonisation. Comme à l’origine du théâtre d’objet, il a une symbolique forte : la tradition et la consommation à outrance d’un tissu importé (on joue sur la mémoire collective). Il refuse d’ailleurs d’être apprécié par la mère d’un des trois personnages, Ossiri (Kokou Namo Ehah) qui voit là un élément d’aliénation. Les différents moments de l’histoire se retrouvent alors à travers le wax : la colonisation, la Françafrique, la domination culturelle et commerciale.
La compagnie Yakka épouse parfaitement les contours du roman de Gauz et révèle l’humour à la fois subtil et sincère du texte original en se saisissant des pépites de l’œuvre. Debout-Payé vient permettre d’appréhender notre société sous l’œil intrépide et décalé d’immigrés africains, autrement dit loin d’un regard « à l’occidentale ». Dans leurs pupilles, on aperçoit une société émiettée, fondue dans le capitalisme et l’individualisme, morcelant les individus en créant des divisions. En toute subtilité, on plonge également en plein cœur de l’actualité sur la crise de ceux que l’on nomme des « migrants » ou encore sur l’absurdité de « l’Affaire Théo » comme le rappelle le comédien Kokou Namo Ehah. Son acolyte Limengo Benano-Melly ajoute avec un sourire qu’« on lit toujours l’Histoire des vainqueurs, et aujourd’hui, ce sont des vaincus qui racontent l’Histoire ».

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Texte : Gauz
Mise en scène : Compagnie Yakka
Avec : Kokou Namo Ehah, Limengo Benano-Melly
Lumières : David Bross
Photo : David Bross

Le 8 Juillet 2017 à 20H00 au Grand Parc (33000 Bordeaux)

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