« Exterminez toutes ces brutes. » Cette phrase prononcée par Kurtz, personnage du roman de Joseph Conrad, Au coeur des ténèbres, hante Sven Lindqvist. Quand il découvre l’ouvrage en 1949, cinquante ans après sa parution en anglais, Lindqvist n’a que 17 ans. Impressionné, il vit en Conrad un prophète annonçant les horreurs de la Seconde guerre mondiale et les images des camps de concentration que le monde venait de découvrir. Des années plus tard, il réalisa que Conrad faisait allusion aux »génocides de son temps », ceux qui avaient eu lieu bien avant l’Holocauste.
Récit de voyage et essai, Exterminez toutes ces brutes mélange rêves, souvenirs, documents historiques et anecdotes. L’auteur qualifie le style de »combinaison de deux voyages, un dans la géographie et un autre dans l’imaginaire » et s’explique : »Les pensées sont toujours celles d’un homme, voyageur mais aussi rêveur. J’ai voulu intégrer cet homme dans le livre, ancrer l’histoire quelque part. » Ici, l’homme en question sillonne le Sahara, ordinateur portable sous le bras, et explore les origines du génocide dans des documents emmagasinés dans une pile de disquettes.
En 1816, le français Georges Cuvier bouscule l’idée d’un monde abouti en démontrant qu’au cours de l’Histoire certaines espèces ont disparu, détruites par ce qu’il nomme des »révolutions de la terre » et remplacées par d’autres, mieux adaptées. En 1859, Darwin avance que cette évolution pourrait se produire aussi chez les humains et, en un glissement insidieux, entre races humaines – processus « par lequel les races moins intellectuelles sont exterminées ». La théorie est prête. Quand les Tasmaniens disparaissent, chassés et massacrés par les colons britanniques, ce ne fut qu’une conséquence naturelle de leur état de « fossiles humains ». Petit à petit, on en vint à considérer le génocide comme « le corollaire inévitable du progrès ». L’extermination devient la base de la domination.
La démonstration de Sven Lindqvist est truffée de minutieux détails historiques, rassemblés dans les récits de voyage des explorateurs et les archives. Et pourtant l’auteur déclare n’avoir finalement rien à nous apprendre : « Ce ne sont pas les informations qui nous font défaut. Ce qui nous manque, c’est le courage de comprendre ce que nous savons et d’en tirer les conséquences. »
Ecrivain à mi-chemin entre l’essayiste et le romancier, Sven Lindqvist aime aborder ses sujets par des détours. Ainsi, ne voulant pas allonger la liste des essais sur le racisme, il choisit d’écrire Anti-racistes (Anti-rasister), une histoire des personnalités ayant oeuvré contre le racisme. Au mois de septembre, son éditeur suédois publiera son nouveau livre qui traite de la »promesse des bombes ». En attendant, les traductions d’Exterminez toutes ces brutes se succèdent. Après les Allemands et les Anglais, ce sont les Kurdes et les Indiens d’Amérique latine qui s’y intéressent – belle preuve de l’actualité de l’ouvrage.
Si l’Holocauste sert de point de départ à la réflexion de Lindqvist, il est au centre de La Nature humaine, dernier roman traduit de Caryl Phillips, écrivain originaire des Antilles. L’auteur y développe trois récits à trois époques différentes : celui d’Eva, jeune femme juive envoyée dans un camp d’extermination ; celui de la communauté juive de Portobuffole, près de Venise, et ses trois membres brûlés vifs, fin XVème siècle ; enfin, celui du général noir Othello en mission à Venise. La boucle s’ouvre et se ferme par le récit de Stephan, oncle d’Eva installé en Israël.
Si, à première vue, ces trois histoires sont liées par la religion juive, elles permettent surtout de poser la question de l’exclusion et de la persécution. Est-ce une nécessité de la »nature humaine » que de ne pouvoir se définir que face à un Autre, de fabriquer des exclus pour pouvoir se construire une identité, de définir l’Autre par la race, comme l’évoque le titre anglais, The Nature of Blood, qui renvoie au lien de sang ? Si Othello est apprécié pour ses qualités de général, il n’en reste pas moins noir de peau, tout comme cette jeune femme juive originaire d’Ethiopie ne parvenant pas à s’intégrer à la société israélienne naissante qui génère ses propres exclus.
Phillips parsème sa fiction de quelques bribes de documents historiques. Le récit se précipite vers la fin, les trois histoires se rejoignent dans un tourbillon de douleur. La boucle est close par un gros-plan sur l’oncle Stephan, échoué au bord de ses souvenirs qui semblent peser trop lourd. C’est le poids du survivant, celui qui transperce aussi les mots secs et épuisés d’Eva – une mémoire si lourde à porter mais nécessaire pour ceux qui suivront.
A lire avec l’essai de Lindqvist, pour une autre façon d’aborder »la nature humaine ».
Exterminez toutes ces brutes (Utrota varenda jävel), de Sven Lindqvist. Traduit du suédois par Alain Gnaedig. Ed. Le Serpent à Plumes, 234 p., 99 FF.
La nature humaine (The Nature of Blood), de Caryl Phillips. Traduit de l’anglais par Pierre Charras. Ed. Mercure de France, 292 p., 140 FF.
Autres ouvrages traduits de Caryl Phillips :
Cambridge, Editions Mercure de France, 1996.
La traversée du fleuve, Editions de l’Olivier, 1995. ///Article N° : 977