La trace africaine marque les musiques caraïbéennes : elle est à la fois force de résistance et racines rythmiques maintenues par l’élément religieux.
Au début du XVIème siècle, le génocide des Amérindiens, la traite négrière et les conflits entre les puissances européennes dessinent la géographie politique de la planète pour les siècles futurs sur la base rigide de rapports de force figés sur la prétendue supériorité de la civilisation occidentale. Marchands d’esclaves, prêtres, maîtres à penser et commerçants européens avaient trouvé de quoi justifier leurs crimes dans le mépris de l’autre érigé en doctrine.
Pourtant, quelque chose de très intense s’est bien passé dans l’enfer de l’esclavage et pendant la longue nuit coloniale. Cinq cent ans de résistance noire, indienne et populaire ont laissé un patrimoine indélébile de formes d’organisation sociales et culturelles sans lesquelles les réalités contemporaines de la Caraïbes et des sous-régions limitrophes ne seraient même pas concevables.
C’est à partir de ce constat que l’histoire du « sixième continent » est encore à écrire. Elle coïncide également avec une section spécifique de l’histoire de l’Afrique noire, car ses enfants, qui survécurent à l’horrible traversée pour s’installer en terre américaine, adaptèrent aux nouvelles et difficiles conditions de vie da la société esclavagiste les croyances et les murs de leur continent, enrichis du contact avec un environnement différent et des peuples inconnus.
» Il a fallu quatre continents pour faire une île « , dit Daniel Maximin de sa Guadeloupe natale, et le dicton peut s’étendre à toute la Caraïbe.
Mais il est sûr que parmi tous les éléments qui ont participé à ce brassage sans latitudes, la trace noire a été le collant par lequel les nouvelles sociétés issues de ce processus de métissage et de syncrétisme ethno-culturel ont pu préciser les contours d’une identité à la fois spécifique et largement tributaire de la grande mère noire.
Comme le dit Edouard Glissant, » la musique caraïbéenne s’est reconstituée à partir des traces, et notamment de la trace africaine « . Les migrants européens sont arrivés dans le nouveau monde avec leurs chansons qui les berçaient pendant les réunions de famille, et dont les échos retentissent encore aujourd’hui. Les Noirs de la traite, au contraire, ne sont pas venus avec les airs de leur pays natal : ils ont débarqués aux Antilles complètement nus, parce qu’on les a coupé de tout ce qui faisait leur quotidien, y compris la langue. Mais les traces du rythme africain et des différentes mesures de base de la musique africaine sont restées en eux. Avec ces traces, ils ont recomposé une musique valable pour tout le monde et qui, selon les lieux, s’appelle béguine, calypso ou reggae. Ces styles ne sont pas issus de la tradition spécifique d’un seul peuple : ils ont pu justement se généraliser car ils ne sont pas l’héritage direct de chansons précises dont les Noirs auraient gardé la mémoire. Ils sont plutôt expression de ce fondement rythmique recomposé ensuite d’une manière différente : cela a donné les blues, le gospel et le jazz chez les Noirs américains, l’afro-cubain à Cuba et les autres genres aux Petites Antilles.
Le fond commun de toute cette expérience demeure le rythme de base des musiques africaines, qui s’est ensuite différencié selon les régions intéressées. C’est la raison pour laquelle ce patrimoine afro-américain peut être adopté et adapté partout ailleurs : le jazz a donné le rock’n roll et d’autres musiques blanches, le reggae a donné des formes multiples, qui vont du dub jusqu’au rap en passant par le dance-hall.
Cette diversité fondamentale nous ramène à cette notion de trace, comme à celle d’un souvenir qui n’a jamais cessé de hanter l’esprit des esclaves noirs. Ceux-ci sont arrivés sans rien : sans photos de famille, sans casseroles, sans instruments de musique… Ils ont dû emprunter d’autres instruments, comme le saxophone ou la clarinette ; ou bien ils ont reconstruis des tambours. Et il est remarquable que le tambour martiniquais ne soit pas le tambour guadeloupéen, ni celui de la Jamaïque ou de Trinidad.
Cette musique n’est pas une musique « folklorique » mais une musique du souvenir, de la trace, de la mémoire et, donc une musique inventive, à la portée de tous. C’est là que se situe la chance de cette extraordinaire explosion des musiques caraïbéennes (1).
A ce propos, nous avons fait une expérience significative.
Des enregistrements réalisés à l’occasion du déroulement de cérémonies du Vaudou à Allada, au Bénin, il y a deux ans, ont été confrontés avec les contenus d’autres bandes sonores enregistrées à deux reprises entre 1992 et 1994 en Haïti, dans le triangle mystique de Souvenance. De ces dernières on a notamment retenu les musiques des rituels d’origine fon, et dont la correspondance avec celles des bandes enregistrées à Allada est stupéfiante : mêmes sonorités, mêmes atmosphères, même chant lancinant, trames rythmiques identiques… Voilà un incontournable élément de réflexion !
Un constat, presque empirique, s’impose : le Noir, dénié de toute humanité par le colon, a pu en revanche affirmer sa propre dignité face au maître grâce à la culture.
Du cri de souffrance, de désespoir ou de nostalgie, le passage au chant illustre l’avènement de la communauté nouvelle et la reconstitution de l’espace sacré, dans lequel, affranchi de la tutelle psychologique du colon, il retrouve dans les dieux d’Afrique la force créatrice pour se réapproprier son histoire et son destin.
Mais ce processus de longue haleine n’aurait pu donner les effets connus sans l’émergence du « marronnage ».
Le mot marron vient de l’expression espagnole cimarron, qui veut dire « sauvage », et désigne les esclaves insoumis qui s’enfuyaient dans la nature, solitaires ou en groupes plus ou moins consistants.
Loin d’être sporadiques, les résistances noires dans les Caraïbes et en Amérique Latine prirent parfois des formes durables, créant de petites sociétés où les fugitifs reproduisaient les coutumes et les croyances de la mère Afrique. Ces communautés, installées dans les mornes ou dans les montagnes boisées insulaires, dans la forêt tropicale ou dans la jungle amazonienne, s’organisaient à partir de la mémoire ancestrale, mais aussi des souvenirs plus récents de la société esclavagiste que les rebelles avaient quitté.
A Cuba, en Haïti, au Surinam, à Panama ou au Brésil, là où la concentration d’Africains était la plus forte, de véritables guerres ou guérillas de longue durée opposèrent les Marrons aux armées espagnoles, hollandaises, anglaises ou françaises. Constituant des entités politiques réelles, les Marrons ne dédaignaient pas de participer à un complexe jeu d’alliances, profitant ainsi des rivalités des puissances coloniales et de la présence de nombreuses flottilles de pirates. Autour de l’isthme de Panama, dont l’intérêt stratégique pour le contrôle de toute la sous-région était évident, de puissantes nations marronnes étaient basées dans une zone fréquentée par les corsaires et les contrebandiers d’esclaves.
» Les côtes de l’Amérique centrale, du Yucatán au Costa Rica, offrent aussi quantité de havres tranquilles dans des régions pratiquement inhabitées. Insoumis et mal connu, l’arrière pays des ports – Cartagena, Nombre de Dios ou Portobelo – est aux mains des Indiens et des cimarrones. » (2) Aux alentours de 1560, les Quilombos – embryons des sociétés rebelles – étaient très actifs entre la ville de Panama et les monts de Vallano. Des relations étaient entretenues avec d’autres noyaux établis au sud de Cartagena. En bonne partie d’origine mandingue, wolof ou congolaise, ces Noirs avaient leur danse nationale, El Tamborito, accompagnée par des ensembles de percussions, les principales étant le tambor et le caja. Un répertoire vocal très développé était exécuté par des groupes de femmes selon le modèle antiphonique, typiquement africain : une chanteuse-leader, dite la cantalante, était secondée par le choeur des segundas. Ces chants très élaborés, au timbre perçant et aigre, combinaient la pratique de l’onomatopée aux effets percussifs et syncopés de la voix : » They sing with de voice of the drum « , écrit Ronald Smith en concluant son remarquable essai sur les traditions musicales des Noirs de Panama (3).
En Haïti, le 14 août 1791, l’insurrection des esclaves, organisée dans la cérémonie secrète du Bwa Caïman et guidée par Boukman, aboutit à la création de la première République noire de l’histoire.
La révolution dans l’ancienne Hispaniola doit sa réussite à la pratique du marronnage, qui avait pris pied dans l’île depuis les débuts de la colonisation. Dans les grottes des mornes, qui avaient déjà abrité les Arawak fuyant les Espagnols, les Noirs résistèrent à la traque des colons pendant de longues années. Dans le massif de la Selle, une « République des bois » se forma au XVIIème siècle, qui tint en échec les troupes françaises près de 85 ans (4). Ici et ailleurs, comme dans les hautes montagnes du Limbé, une foule de personnages légendaires terrifia planteurs et officiers jusqu’au moment du soulèvement général.
Parmi eux, les noms de Makandal, de Romaine la Prophétesse, de Teyssele ou de Mayombe retentissent encore dans la mémoire des Haïtiens avec ceux de nombreuses femmes marronnes qui prirent la tête de la révolte : Marie Jeanne de Nippes, Marie Kingué et Cécile Fatiman, la célèbre Mambo Inan, qui avait officié avec Boukman pendant le serment du Bwa Caïman.
Le cas haïtien mérite une attention toute particulière, car il illustre les caractères de fond d’un mouvement, dont l’étendue, la tenue et le succès s’expliquent à travers une prise de conscience allant bien au-delà de la lutte contre l’esclavage. Les Noirs qui s’échappaient des plantations s’organisaient par groupes ethniques et pouvaient plus directement adopter les coutumes ancestrales et se vouer aux cultes des divinités.
Leur mentalité resta profondément ancrée dans les formes d’organisation sociale liées au travail de la terre et, à la proclamation de l’indépendance, leur combat continua contre les élites créoles qui avaient pris le pouvoir et reproduit dans le nouvel Etat, calqué sur le modèle occidental, le système d’exploitation des plantations inauguré par les colons. Aux Dessalines, aux Toussaint Louverture et aux Christophe, qui s’acharnèrent à les poursuivre et à les massacrer, ils opposèrent les Lakou, communautés paysannes basées sur l’appartenance tribale et le maintien des langues et des croyances africaines.
Dans cette dynamique, dont l’héritage n’a jamais cessé de se manifester, l’élément religieux demeure fondamental.
» En pleine terre d’exil, il (le Noir, n.d.r.) a créé une des cultures les plus merveilleuses, les plus puissantes du monde. L’institution centrale de cette formation sociale s’appelle candomblé ou terreiro. Le terreiro est d’abord l’espace sacré où s’accomplit la possession : c’est un espace polyvalent. Durant le jour, la pièce principale du baraco, de la grande case se situant au centre des habitations des membres de la communauté, peut très bien servir comme salon de réception de la yawolorixa, prêtresse en chef, ou parfois même comme salle de fête pour les célébrations profanes des croyants et de leurs familles. Plus fréquemment le terme de terreiro désigne cependant la communauté culturelle comme telle. Le candomblé désigne à la fois un système de représentations mentales, une hiérarchie de pouvoir, un ensemble de rites et la communauté humaine qui les véhicule « . L’exemple des Noirs brésiliens, mentionné par Jean Ziegler (5) confirme la formidable analogie des comportements des Africains et de leurs descendants dans le nouveau monde.
L’importance accordée à l’adoration des dieux d’Afrique, dont l’intervention pendant la possession symbolise le lien avec le sol ancestral, ont été, et sont encore aujourd’hui, le ciment d’une alliance ininterrompue et le vecteur d’une identité culturelle qui s’imposèrent malgré l’effroi des conditions de vie.
La survie des religions africaines au Caraïbes et en Amérique latine est aussi due au cabildo, une société d’entraide, que les autorités coloniales et ecclésiastiques acceptèrent en dépit des risques de coalition des Noirs contre les colons. Au Venezuela d’ailleurs, les cabildos n’empêchèrent pas les soulèvements des esclaves et la formation conséquente de quilombos ou « cumbe de cimarrones« , dont la force et l’extension ont joué encore une fois un rôle essentiel dans la conservation de la culture d’origine.
A la Jamaïque, la première « nation » de marrons se constitua en 1655. Avant de quitter l’île sous la pression de la flotte de l’amiral anglais William Penn, les Espagnols libérèrent les esclaves. Ceux-ci, dirigés par Juan de Bolas, partirent se réfugier dans les montagnes de Sainte Catherine où se joignirent aux derniers noyaux des Arawak, avec lesquels ils conduisirent une sanglante guérilla contre les troupes britanniques. En 1690, une autre révolte fait rage dans les environs de Clarendon. Sous la conduite de Cujo, les guerriers bossales font la guerre aux Anglais jusqu’au traité de paix, signé à Petty River Bottom en 1738.
Les révoltes et les guerres ayant éclaté par la suite (1760, 1795, 1831, 1865) ne font que confirmer l’incidence et l’autonomie culturelle de la population noire. Le patrimoine musical en particulier, nous a été légué à travers divers rituels témoignant tous des racines africaines, notamment celles des Ashanti, ethnie prédominante parmi les esclaves venant d’Afrique.
(1) Communication orale.
(2) Carmen Bernard – Serge Gruzinski, « Histoire du Nouveau Monde. Les Métissages » (Fayard).
(3) « More Than Drumming » (Harvest University, 1985).
(4) Charles Najman, « Haïti, Dieu seul me voit » (Balland).
(5) Jean Ziegler, « Le pouvoir africain » (Seuil). ///Article N° : 302