Avez-vous assisté à un concert de Mbaqanga avec les époustouflants Soul Brothers, à une performance des rappeurs Boom Shaka, fers de lance du mouvement hip-hop, ou à une exhibition de polyphonies Mbube avec les Colenso Abafana Benkokhelo ? Avez-vous été frappés par les choeurs lancinants et limpides que l’on entend pendant la mise en scène de la pièce théâtrale Sarafina ou par les images des cortèges estudiantins qui, à l’époque de l’apartheid, allaient affronter la police ou l’armée en chantant et en dansant ?
Si oui, vous aurez sûrement été étonnés par l’unité esthétique et la particularité de toutes ces formes. Bien qu’issues de contextes différents, elles partagent en fait les éléments de fond du vif expressionnisme culturel des peuples d’Afrique du Sud, et notamment des Zulu.
Se joignant aux chorus de voix grondantes, ces danses, assez physiques, traduisent l’urgence d’extérioriser le sens caractérisé de la participation aux événements de la vie de la communauté.
Appartenant à l’ordre du symbolique, les postures diverses et la rapidité d’exécution des pas témoignent à la fois d’une sorte d’auto-affirmation identitaire et du besoin de dégager les énergies du groupe dans un espace collectif.
Typique est par exemple l’élancement des jambes en avant suivi par le coup retentissant des pieds sur le sol – exemple de séquences dont le message est à déchiffrer dans une conception traçant le clivage entre danse africaine et danse contemporaine d’inspiration occidentale.
Si dans cette dernière, le temps fort est dans l’air, hypostase figée, représentation apollinienne de l’attitude corporelle, chez les Zulu, le temps fort est dans cette tombée sur le sol. Vue de l’extérieur, la différence est évidente entre la construction cérébrale qui préside à la création chorégraphique blanche et la correspondance suggestive du physique et du spirituel explosant dans les figures vibrantes des danses zulu.
Il est ainsi assez maladroit de vouloir nier toute valeur à la danse africaine, tant qu’elle n’accède pas à ces formes mentales qui lui dénient toute souplesse, mais aussi toute signification.
Et il est triste de constater que certains chorégraphes africains sont partisans de cette occidentalisation forcenée qui ne rend sûrement pas un bon service aux exigences de l’échange culturel.
Le résultat serait de perdre de vue un élément essentiel et constitutif de la nature et de la beauté de la danse zulu : » La technique de cette danse consiste à projeter la force et l’énergie pendant un moment très bref, puis de se reposer sur une période courte, une seconde au plus. Quand on se redresse après avoir tapé du pied, on reste très détendu. On ne gaspille pas son énergie et on peut danser plus longtemps en étant en mesure de ressentir le ‘pouvoir’ de cette danse… « (1).
Nous avons déjà étudié comment (2), à partir d’une série de critères de base, les langages vont se diversifier pour s’adapter aux fonctions particulières auxquelles la danse est dévolue selon les occasions.
Il importe ici de mettre en relief le fait que la voix et le geste apparaissent même avec une approche superficielle dans la danse zulu comme l’expression d’un seul idiome, unis pour véhiculer un seul discours, l’une à travers le son, l’autre par les biais du mouvement.
Il s’agit de véritables chants dansés ou dance-songs, dans lesquels les contenus des deux formes convergent en une synthèse fort originale, douée d’un impact communicatif remarquable.
Tout comme les motifs des textiles bambara sont structurés sur les rythmes de la musique bambara, la danse est, chez les Zulu, l’image de la parole chantée.
Il est vrai qu’on pourrait objecter que, dans tout le continent, l’association musique-danse est une constante marquant surtout les expressions les plus authentiques.
Mais chez les éleveurs-agriculteurs du Natal, ce binôme présente des aspects que l’on ne saura pas réduire à la généralité de manifestations analogues diffuses un peu partout en Afrique.
Deux données sont à mettre en évidence. La première concerne l’absence de musique instrumentale dans la plupart des dance-songs. La seconde, qui découle de la première, est que la relation art vocal – mouvement corporel s’en trouve renforcée jusqu’à atteindre le stade de la symbiose.
On pourrait ainsi dire que la danse se déroule comme une visualisation du chant car elle en illustre les contenus par une gestuelle appropriée aux diverses circonstances, sacrées ou profanes.
Avec les Swazi et le Xhosa, les Zulu font partie du grand ensemble ethnique Nguni et habitent la province sud-africaine du Kwazulu ou Natal, sur la côte orientale du pays.
L’élevage, le travail de la terre, la chasse et la guerre étaient les activités principales de ce groupe jusqu’au XVIIIe siècle, lorsque la pénétration européenne en modifia pas mal le mode de vie.
Situés à l’extrémité méridionale de l’axe migratoire des peuples issus de la millénaire civilisation pastorale qui trouve son origine dans les hauts plateaux éthiopiens et la région des Grands Lacs, les Zulu, précédés par les Xhosa, sont arrivés sur les terres qu’ils occupent actuellement en vagues successives et cela à partir du troisième siècle de l’ère chrétienne. La riche tradition vocale dont ils sont dépositaires les rattache singulièrement à tous ces autres peuples de la Rift Valley qui ont essaimé en toute direction depuis le berceau commun.
Toutefois, leur répertoire garde des traits spécifiques que l’on peut comparer à celui des autres éleveurs de l’Afrique de l’Est sans établir de recoupements indifférenciés.
Suivant le modèle appel-réponse, leurs chansons se déroulent en une forme de polyphonie qui n’est pas exécutée à l’unisson, sans pour cela donner le contrepoint, comme par exemple chez les Pygmées.
Les ethnomusicologues qualifient ce mode d’hétérophonie : » Il y avait au moins deux voix en relation d’antiphonie leader-répondant, l’une par rapport à l’autre, et ces parties se recoupaient souvent, créant une polyphonie. Une caractéristique essentielle était le fait que les deux voix ne commençaient ni ne terminaient en même temps. Des contre-mélodies complémentaires venaient souvent s’ajouter, et la voix principale variait fréquemment par des improvisations « .(3).
Or, les groupes de danseurs évoluent d’habitude selon des similitudes frappantes avec les styles vocaux, comme l’alternance entre mouvement divers qui se répètent ou celle entre le soliste et les autres.
Les dance-songs sont finalement l’expression la plus prégnante et élaborée d’une ethnie dont l’histoire, balisée de transhumances et de guerres, a produit des coutumes assumant le renforcement de l’identité collective des divers clans.
(1) Directeur artistique du festival Africolor, Philippe Conrath écrivait ainsi dans Libération (24.06.88) à l’époque où il était journaliste et revenait d’un voyage en Afrique du Sud.
(2) Cf La Lettre des Musiques et des Arts Africains n°21 (juillet 1995), rubrique Saga : Aux sources de la Mbaqanga. L’Umrhubhe et l’Ukobodla, p. 7.
(3) Cf David B. Coplan, In Township Tonight ! (Karthala 1992), qui cite David Rycroft, Nguni vocal polyphony, Journal of International Folk Music Council, 1967. ///Article N° : 241