Bamako, entre deux Rencontres

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En attendant la troisième Biennale de la photographie africaine qui se tiendra, comme les précédentes, à Bamako en décembre prochain, voyons de plus près la place qu’occupe la création dans cette toute jeune capitale de la photographie. Depuis 1994, date de la première édition, l’univers du modeste photographe bamakois s’est totalement transformé : du statut d’artisan, il est passé au statut d’artiste. Ses modèles sont désormais, si l’on en juge par leur succès dans les pays du Nord, les portraitistes de la première génération, tels que Seydou Keita, Malick Sidibé ou plus récemment, Kélétigui Touré.
Que veut dire artiste photographe à Bamako, où l’absence cruciale de moyens techniques de qualité coupe facilement tout élan créateur ? Ici, les produits noir et blanc sont une denrée rare : les pellicules se vendent au compte-goutte sur le marché, sans parler du papier. Il n’est disponible qu’en format 13×18 cm, surface plastique : c’est ce qu’utilisent les photographes de studio ou de rue pour les identités (encore de nos jours, exigées en noir et blanc par l’Administration). Dans ce contexte de pénurie matérielle, comment organiser des expositions dignes de ce nom, en dehors de la Biennale, dont le financement et l’organisation sont assurés par l’Europe et surtout la France (à travers l’association Afrique en créations) ?
Cette Biennale reste avant tout une vitrine de la photographie africaine  » visuellement correcte « , susceptible de s’exporter et d’être montrée dans les galeries ou les musées d’Occident. Ses préoccupations ne concernent que de très loin le photographe bamakois qui cherche d’abord à faire manger sa famille plutôt qu’à  » créer « .
A Bamako, la photographie est alimentaire ou n’est pas : elle se cantonne sagement au domaine du reportage, officiel ou familial. L’important est de satisfaire le client. Autant dire que le marché de la photographie, comme l’entendent les Européens, est quasi inexistant ici. S’il y a des commandes, elles n’ont pas pour priorité l’exigence et la qualité. Pouvoir faire une image et la diffuser, c’est déjà beaucoup.
Que représente la photographie à Bamako aujourd’hui, pour l’homme de la rue ? Contre toute attente, elle est omniprésente, sous la forme essentiellement du portrait : la photo d’identité (le plus gros des demandes) ou la photo-souvenir des êtres chers, des membres de la famille ou des amis. Une photo ne s’enferme pas, elle vit dans les mains de son (ses) propriétaire(s) ; complice, elle tisse des liens forts entre les gens. Elle évoque les beaux jours, les grandes fêtes qui rythment la vie de tout Malien : le baptême, le mariage, le Ramadan, la Tabaski, ou bien un voyage d’affaires à l’étranger, une réunion entre amis… C’est la vie même qui est racontée sur ces clichés en couleur de mauvaise qualité, pris en quantité et vendus à la sauvette par les photographes ambulants, dans les quartiers populaires de Bamako.
La photo est un objet qu’on manipule sans précaution. Sa durée de vie est très courte, mais le peu qu’elle vit est vécu intensément. Accrochée au mur de la pièce principale, joliment encadrée, elle fait l’admiration de tous les visiteurs, elle parle à tous les coeurs. Insérée dans un album, elle passera de main en main, sera commentée avec un vif intérêt.
Si la photographie est aimée, il n’en est pas de même pour les artisans de ces icônes familiales, souvent déconsidérés par leurs clients. La photographie n’est plus un métier qui fait rêver. La technique, accessible désormais au plus grand nombre, y est certainement pour quelque chose. Nous sommes à l’ère du portrait vite fait, vite consommé. Le photographe, à l’affût du moindre client, parcourt inlassablement des kilomètres dans son quartier d’élection. Il va vers le client, alors que du temps de Keita ou de Sidibé, du temps des studios, c’était le client qui se rendait chez le photographe. Le client est devenu, temps de crise oblige, plus économe. Peu lui importe la qualité, ce qui compte désormais, c’est d’avoir sa tête sur la photo et pour pas cher. Comment, dans ce contexte, parler de photographie d’art ?
Où trouver des créateurs dans cette ville proclamée, malgré elle, capitale de la photographie africaine, quand d’autres capitales, anglophones pour la plupart (1), font montre d’un plus grand dynamisme, en matière de production photographique ?
Toute tentative artistique, donc gratuite, reste d’autant plus rare que l’utilisation d’un matériel, souvent vétuste, a vite fait de complexer le photographe. La création est bien souvent le fruit d’une opportunité, comme celle saisie par Alioune Bâ, photographe au Musée de Bamako.
Alioune Bâ est considéré comme le  » premier représentant d’une photographie dite d’auteur au Mali « . Né en 1959 à Bamako, il a commencé la photo en 1983, formé au Musée National du Mali. Depuis, il effectue régulièrement des missions photographiques pour la sauvegarde du patrimoine, et gère avec d’autres personnes, elles aussi photographes, le fonds d’archives photographiques du Musée. Ces reportages ont été chaque fois pour lui l’occasion de produire des images  » à part « , en fin de pellicule, de s’aventurer sur des voies plus personnelles, de réaliser enfin  » des images sans autre nécessité que la poésie  » (A. Potoski, dans la préface de sa monographie (2), parue en 1997 à Bamako). Le regard d’A. Bâ explore les architectures de terre et les paysages de son pays, dans des ambiances toujours intimes et douces. Son dernier travail, tout en finesse, saisit des attitudes de mains et de pieds…
A. Bâ a exposé en Europe et aux Etats-Unis, dernièrement au Japon, avant de se voir consacrer une exposition personnelle dans sa ville natale, au CCF, en octobre 1997. Très sollicité, il se sent un peu seul et dépassé face à la demande. Il est le photographe à qui tout journaliste occidental, en débarquant à Bamako, s’adresse pour être introduit auprès des  » célébrités locales  » (Keita et Sidibé, pour ne citer que les deux plus grands). Investi du rôle très lourd d’ambassadeur de la photographie malienne, il ne lui reste plus beaucoup de temps pour s’adonner en toute sérénité à son travail personnel.
Djaw est un jeune collectif de photographes franco-malien, qui a vu le jour en 1996, avec pour vocation de  » dépoussiérer  » le reportage. Pour promouvoir les photographes africains et leur propre regard sur le continent africain, Djaw utilise les outils technologiques les plus en pointe. Sa véritable ambition est de créer une base de données iconographiques, consultable sur Internet et les lignes numériques, dans le monde entier. A plus ou moins longue échéance, Djaw doit devenir une agence photographique qui couvre toute l’Afrique, un véritable outil pour remplir des besoins de production, d’archivage et de diffusion.
Les deux membres maliens de cette association, Emmanuel Daou et Cheick Soumaré, sont photographes à plein temps. Jusqu’à présent, ils ne faisaient que de la photographie alimentaire. Désormais, quand l’occasion se présente (par exemple, une commande pour la presse spécialisée), ils réalisent des reportages complets sur un sujet donné, en veillant surtout à la qualité.
E. Daou, la trentaine résolue, est sorti de l’Institut National des Arts (INA) de Bamako, avec une formation de peintre. En 1993, il entre au quotidien Nouvel Horizon, en tant qu’illustrateur graphique. Doté d’un très bon coup de crayon et d’un fin esprit d’observation, il adopte sans difficulté l’univers du journalisme, et vient rapidement à la photographie. Formé sur le tas, pour ce qui concerne la technique, son oeil, déjà aiguisé par le dessin, en fait un spécialiste des cadrages efficaces. L’un de ses reportage (une commande pour le premier numéro de la revue culturelle malienne Tapama), portait sur Bamako. Il a réalisé à cette occasion une série très forte en noir et blanc sur le Rail da, un marché installé tout au long de la voie ferrée, en plein centre de la ville (3).
Cheick Soumaré a également participé à cette commande pour Tapama. Originaire de la région de Kayes, ce dernier a d’abord travaillé dans l’usine de son oncle à Bamako, avant de monter son propre studio en 1993. Entre temps, il s’est constitué toute une clientèle, celle de la nuit, en fréquentant les bars et les dancings les plus en vogue dans la capitale. Il a commencé avec du petit matériel, en se formant sur le tas, à la manière d’un ambulant. Star Photorama, son studio, situé en plein coeur de Bamako, draine actuellement une clientèle fidèle, surtout pour les identités et les mariages. Le mariage reste la spécialité de C. Soumaré. Il s’est mis dernièrement à la vidéo, pour satisfaire les nouveaux goûts de ses clients. Grâce à Djaw, il peut approcher un autre type de demande, plus exigeante, celle du reportage pour la presse nationale et surtout internationale.
Pour Djaw, le pari est de prouver la vitalité de la jeune photographie africaine.  » On a remarqué que lorsqu’on parle ici de photographie africaine, c’est presque toujours les vieux et les photos des tiroirs que l’on ressort. Nous voulons prouver qu’il y a aussi des jeunes qui veulent bouger, témoigner de l’actualité, de la vie moderne  » (Balafon, n°132, p. 32).
Si les conditions matérielles et économiques freinent la création, l’amour du médium n’est plus à démentir, même chez certains petits photographes ambulants qui, malgré des conditions d’exercice précaires, n’en prennent pas moins au sérieux leur profession, jusqu’à se constituer un univers photographique bien à eux. Arouna Diarra, né en 1968 à San, est de ceux-là. Il est ambulant jusqu’à ce jour, et travaille pour l’un des plus grands laboratoires couleur de Bamako. Armé d’un compact, il mitraille inlassablement ses clients, à la demande. A. Diarra est non seulement un photographe, mais également un commercial infaillible : il sait appâter le client et surtout le fidéliser. Et pour le garder, il travaille sans relâche, de jour comme de nuit.
Chez lui, on trouve toute une collection d’albums photo, remplis de tirages couleur standard : ses plus belles  » prises  » qui prêtent à des tas d’anecdotes. Son plaisir à photographier le pousse parfois jusqu’à la pratique de l’autoportrait. Il met en scène, avec délice, des épisodes de sa vie, réels ou fictifs : en grand reporter, équipé d’un énorme télé-objectif, paré pour l’aventure, en homme fortuné, vêtu d’un boubou brodé, feignant d’entrer dans sa Mercedes, ou tout simplement en lui-même, coiffé de son éternel feutre noir, prenant différentes poses théâtrales, tel un acteur hollywoodien. Avec peu de moyens mais plein d’idées, il prend plaisir à ces petites mises-en-scènes qu’il ne manque pas de montrer à ses amis ou clients, comme pour leur dire :  » regardez comme la photo fait de vous quelqu’un ! « .
Sa dernière trouvaille est d’avoir installé, avec ses collègues ambulants, un panneau devant le laboratoire où il travaille, couvert de photos (des grandes figures historiques et religieuses aux stars de la musique et du sport). Cette modeste installation fait le bonheur du badaud bamakois, en manque d’images sur son pays, sa propre histoire… Les photographes sont là pour expliquer qui est qui, et, le cas échéant, vendre les clichés aux visiteurs de cette exposition d’un genre particulier. Grâce à cette manifestation informelle sur la voie publique, tous les Bamakois peuvent enfin goûter aux joies de l’exposition. C’est très simple, certes, ça n’a pas la grandeur d’une exposition au Palais de la Culture (lieu où se tiennent les Rencontres). Mais au moins, le public est présent et directement concerné. Les organisateurs de la prochaine Biennale devraient en prendre de la graine !

1. Des pays tels que le Ghana ou le Kenya ont de jeunes photographes reporters de valeur, à l’image des Kenyans Khamis Ramadan et Jacob Waweru, exposés aux dernières Rencontres de Bamako, en décembre 1996.
2. Cette monographie est bel et bien une première au Mali pour un photographe contemporain. Il était temps !
3. Certaines de ces images seront publiées dans l’un des prochains numéros de la collection Soleil, éditée par la Revue noire, consacré à la photographie malienne.
///Article N° : 385

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