Bienvenue à Cotonou

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A peu près toutes les prostituées noires venues d’Afrique de l’Ouest, dans tous les pays du monde, sont passées par Cotonou. Beaucoup parmi elles n’en connaissent cependant qu’un de ses plus minuscules quartiers : Jonquet. A peine dix mille mètres carrés et une vie permanente : la gare routière pour l’Ouest (Togo, Ghana), l’Est (Nigeria) et le Nord (Niger), des affaires, des femmes et des hommes venus de tous les pays, des bars, des boîtes de nuit, des marchands de sexe, des voyous… Jonquet est un microcosme des avatars d’une cité moderne.
Perdu quelque part au coeur même de la ville, le quartier où nul ne dort, ne laisse entrevoir aucun contraste, à première vue. Dans la journée, on y passe sans se rendre compte de rien, tellement les rues sont calmes et la population normale. A part les cliquetis monotones des guimbardes attardées qui, non à jour de leurs obligations fiscales, profitent du repos de la police pour prendre le départ sous les larges blessures du soleil, on pourrait même croire que le quartier est aussi apathique que les trois ou quatre zones résidentielles où logent les Blancs et les bourgeois béninois.
La nuit, ce périmètre ordinaire devient le réceptacle de tous les états d’âme, un centre d’accueil de tous les vagabondages, le carrefour de tous les événements contingents et non contingents. La rue principale se transforme en une piste avec un gigantesque défilé de mode où la terre entière se retrouve au fond de la rancoeur des jupes courtes. Les décibels qui se dégagent, colossaux, des bars et autres lieux de rencontre, sont en perpétuelle rivalité avec les cris des filles et le passage parfois ignoré des musiciens de rue. Jonquet se démasque au moment où le soleil fait place à la lune, et revêt une aise nulle part ailleurs visible, donnant au contraste, le sens d’une alternance des jours et des nuits.
Vers minuit, devant Le Quartier Latin, un des principaux bars de la rue principale, des menaces musclées de bagarres mobilisent la foule en faisant déchaîner la hargne des videurs et autres gars. Deux camps, rarement les mêmes d’un soir à l’autre, se défient dans un tohu bohu inaltérable par les chicotes et autres lanières qui sifflent dans le vent à mesure que monte le ton et s’approche l’imminence du bras de fer. Cela dure un quart d’heure, une demie heure peut-être. Le temps que le panier à crabes de la police passe et que se disperse la foule laissant un bilan de quelques verres cassés mais presque jamais de blessure. Parfois, c’est au cours de cette polarisation que les véhicules sont dévastés par des voleurs toujours méticuleux et toujours fiers de leur art.
Par cette ambiance bon enfant malgré tout, mais aussi les changements successifs des propriétaires du Quartier Latin – généralement, ils sont deux ou trois qui vont et reviennent en se succédant – ce grand vide, cette monotonie des apparats dans ce quartier riche en mouvements de personnes et de biens, cette constance dans la désinvolture et le contraste, cette particularité dans le particularisme, ces roulements de mécanique, le calme si profond de ce territoire d’âmes agitées, cette dégénérescence intégrée, Jonquet reflète à lui tout seul, le tumultueux destin méconnu de l’autre quartier latin, ce pays effilé de l’Afrique subéquatoriale, ainsi baptisé par les Français qui l’ont colonisé. Ici comme là, le Quartier Latin est un tout équilibré par l’air des temps, la diversité des provenances et des façons d’être, le syncrétisme au quotidien et, je dirais, une espèce de mélancolie nationale inhibée par le braquage contre notre responsabilité dans une histoire avec des allures pas toujours gaies.
L’empire sonraï ayant décliné, ses habitants du Sud ont occupé la région septentrionale du pays, sans oublier leurs prestiges d’antan, et ont imposé leur culture à de vastes domaines, à côté des Batonu venus du Nigeria ou d’autres peuples de langue gur descendus des montagnes d’Ouest. Au centre, la ruée vers l’ouest des Yoruba du Nigeria, confrontés à des querelles intestines dans les familles royales, a essaimé des localités nago ici et là. Les mêmes types de querelles ont conduit les Fons et leurs cousins de langues gbé à envahir plus de la moitié de la région méridionale. Ainsi, n’eut été les surprises de l’Histoire, on aurait pu dire que le Bénin était une terre d’accueil.
Le commerce triangulaire aura permis de relativiser cette vision des choses. Les princes fon du Danxomè ont en effet, vendu des centaines de milliers d’autres béninois aux Blancs qui les ont revendus par la suite dans les Amériques. Il a dévasté le pays pendant plus de deux siècles. Et la colonisation y a pris la succession à peu près trois quarts de siècle. Elle l’a appelé du nom de Dahomey. Elle y a laissé la langue française et une certaine manière de penser, dans lesquelles les Béninois ont été si bons élèves, si bons collaborateurs, que le Dahomey a pris l’attribut de quartier latin de l’Afrique que certains nostalgiques revendiquent encore avec force naïveté. Et pourtant, cette si bonne collaboration a été entachée de mouvements de revendication, de résistances même, mouvements que contera Noël Alagbada, vice-président de la Haute autorité de l’audiovisuel et de la communication du Bénin, en prenant l’exemple de la presse.
Or, malgré la traite, malgré la colonisation, tous ces peuples venus de toutes parts ont conservé leur façon de vivre dans une proximité tolérante, comme le souligne le professeur Félix Iroko. C’est ce qui explique la diversité culturelle du pays. Même après que quelques rigolos eurent succédé aux maîtres français. Pour la petite histoire, les plus récents de ces gouvernants ont changé le nom Dahomey en République populaire du Bénin, pour faire oublier l’ignominie de la traite, puis en Bénin pour faire oublier la révolution. Il ne reste plus qu’à changer les mentalités, mais pour cela, peut-être devrons-nous encore attendre quelque temps. Pour le moment, une certaine presse se développe dans une certaine ambiance démocratique. Les regards de Corinne Gilmé, ancienne directrice de la première chaîne privée et de Huenumadji Afan de l’Université du Bénin au Togo, ancien député de l’opposition et directeur de la revue Propos Scientifique, présentent plutôt cette ambiance avec optimisme.
Et pourtant, il y a comme une espèce de résignation nationale qui se dégage de ce qu’on pourrait appeler une philosophie collective et qui s’apprend, entre autres à travers les parémies sur lesquelles nous reviendrons, mais aussi à travers l’attitude spectatrice du public béninois, telle que la perçoit Ayayi Togoata Apédo Amah de l’université du Bénin au Togo.
Evidemment, cette variété des origines et des cultures de base, au sein du même territoire dit national, influe sur les différents types d’expression et détermine les sources d’inspiration dans la création contemporaine. Il en est des parémies et du théâtre comme de la littérature sur laquelle Mahugnon Kakpo de l’université nationale du Bénin à Cotonou, a bien voulu s’exprimer. Et que dire alors de l’art culinaire dont Martine Ella Amouro du Bymins, meilleure restauratrice de l’année, propose quelques spécificités ?
Il est possible, que malgré toutes les apparences, ces expressions actuelles, ne soient pas un prolongement, une continuité de la culture, mais une rupture de cordon ombilical entre une génération de bâtards et plusieurs de déchirures. Il est possible aussi que tout ceci ne soit, au fond que snobisme et vaine tentative d’existence légitime au sein de la mondialisation d’un même mode de domination. Voilà pourquoi il était important de considérer les moeurs de quelques uns de ces différents peuples en tenant compte de leurs survivances, afin d’entrevoir non seulement l’existence au sein d’un même territoire d’identités différentes, mais pareillement l’autonomie des expressions culturelles. Issa Kpara, secrétaire général du gouvernement, analyse ainsi quelques tendances de rituels autour de la naissance et de la mort chez les Tanéka du Nord ; Luc Aimé Dansou, Directeur-adjoint du quotidien Le Matin a relu pour nous Pierre Verger sur la thérapie vodun. Et, pour regarder du côté des Nago, nous nous pencherons sur le rite des revenants, après avoir compris les rapports entre l’art et la thérapie vodun.

///Article N° : 1519


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