Black Spring

De Benoît Dervaux (France)

Une plus ample écriture du mouvement
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Dans Les Statues meurent aussi, film réalisé il y a un demi-siècle déjà, Alain Resnais, Chris Marker et Ghislain Cloquet dressaient un constat amer sur la manière dont le regard occidental avait dévalué l’art africain. En l’intronisant dans les musées au rang d’objet de contemplation esthétique, suggéraient-ils, les Européens avaient coupé l’art produit en Afrique de son contexte.  » Au pays où toutes les formes signifiaient, où la grâce d’une courbe était une déclaration d’amour au monde « , où tous les éléments naturels étaient convoqués dans un objet où se mêlaient l’utile et le beau, où créer enfin signifiait faire revivre les morts pour les intégrer dans un grand tourbillon où se recompose le cosmos- jupes rituelles en paille, masques d’homme et de bête, végétaux comestibles gravés sur des cuillers et des plats. -, l’art s’était peu à peu coupé de ses racines vives, attaché à devenir extérieurement beau (ou ressemblant) et transformé en une industrie d’objets d’artisanat inertes.
Cinquante ans plus tard, au moment où il dirige l’objectif de sa caméra sur des danseurs africains, le cinéaste belge Benoît Dervaux semble conscient de cet écueil. Il sait qu’il collabore avec un artiste franco-algérien, le chorégraphe Heddy Maalem, et qu’il filme pour un téléspectateur européen (Black Spring est co-produit par Arte). Dans une des premières scènes du film, il pose lui-même le problème.  » Vous voulez voir de la danse africaine ?  » demande un danseur à la caméra.  » Alors il faut payer pour cela « , poursuit-il, avant de produire ironiquement une collection de gestes circonstanciés –  » Est du Nigeria « ,  » Ouest du Nigeria  » – où la danse, jadis rite sacré où le danseur livrait son âme en partage, devient une bribe de spectacle exécutée sur commande.
Une fois réalisée cette figure imposée, comme un thésard aurait préalablement défini l’état de l’art et les limites méthodologiques de son exercice, le propos de Dervaux peut s’articuler. Pour lui, il s’agit de réconcilier le danseur africain avec lui-même et avec son environnement physiquement proche, de le dégager, justement, d’une forme déterminée par le regard européen. Une entreprise paradoxale et difficile, qu’il aborde en tentant de renouer trois liens essentiels. D’abord les liens qui unissent le danseur africain avec le sol qui l’a vu naître. Dans les premiers plans du film, une jeune femme prostrée prend le temps d’explorer la rugosité du sol, y déployant toute la surface de son corps, face, dos, mains, pieds. En un curieux échange où les matières se mêlent, la sueur de la danseuse humecte le sol tandis que des grains de terre viennent se fixer sur sa peau. Ensuite les liens entre le danseur et l’environnement dans lequel il vit. La relation avec les éléments naturels est mise en valeur par l’amplification sonore des fluides qui traversent les corps, air expulsé par de brusques soupirs ou eau des viscères secouées par l’ondulation d’un bassin. Le lien avec l’environnement visuel est souligné par la caméra, qui capte en extérieur des scènes de l’Afrique contemporaine. La précision du montage permet de prolonger la course d’un danseur par celle d’un autre corps dans une rue ou par le défilement circulaire d’arbres dans un paysage asséché, comme s’il existait un dialogue permanent entre ce que le danseur voit et la chorégraphie qu’il déploie. Ainsi s’élabore un discours à plusieurs médias (image, son, danse), où le cinéaste dilate la démarche chorégraphique et participe d’une plus ample écriture du mouvement.
Le film tente enfin de renouer les liens entre les danseurs eux-mêmes, par de fugitifs essais de chorégraphies d’ensemble. Lors de ces ballets, on croit assister à l’accouchement progressif d’une identité collective, par exemple dans le dernier duo où un homme et une femme se portent mutuellement. Leurs peaux se caressent l’une l’autre en une ronde hésitante où s’esquisse pour la première fois un mouvement apaisé, à la fois endolori et troublant, essai de co-naissance qui débouchera peut-être sur un enfantement.

Ce texte a été publié dans « Hors Champ », le quotidien des Etats généraux du film documentaire de Lussas, mercredi 20 août, n° 3, dont tous les textes sont publiés sur www.lussasdoc.com///Article N° : 3064

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