Producteur House connu des dancefloors d’Ibiza ou de Luanda, Boddhi Satva reste fidèle à ses origines (centre) africaines, qu’il met à l’honneur dans le très personnel Invocation.
Boddhi Satva (1), qui êtes-vous ?
Je suis producteur, remixeur, propriétaire du label « Offering Recordings ». Je suis né et j’ai grandi en République Centrafricaine. Depuis une dizaine d’années je me suis lancé dans la musique ; la house d’abord, puis j’ai transité vers un son hybride que j’appelle : « Ancestral soul ». C’est une fusion avec une base rythmique africaine et des éléments occidentaux, une sorte de World Music, pleine d’énergies différentes. C’est une musique destinée au dancefloor, sans être agaçante, répétitive. C’est une musique authentique, indigène, même si je ne suis pas fan du mot Indigenous sound. J’ai puisé au fond des musiques traditionnelles africaines d’Afrique centrale ou de l’Ouest. À l’arrivée, on entend des sons, des voix traditionnelles, avec des apports modernes.
D’où vient ce pseudonyme Boddhi Satva ?
Ça vient d’une connaissance de mes parents, pendant ma jeunesse. On n’a jamais su son vrai nom. Il se faisait appeler Boddhi Satva. C’était un homme impressionnant, très charismatique, spirituel, bouddhiste. À ma majorité, à 18 ans, j’ai appris la signification de son nom. Je suis un peu comme le Boddhi Satva, c’est-à-dire celui qui recherche son éveil, en essayant d’amener ceux qui l’entourent vers un état d’élévation. Si tu souffres, je veux souffrir avec toi et porter ce fardeau. Ça m’élève. J’ai une personnalité de Saint-Bernard, avec beaucoup d’empathie pour les gens. Je me suis dit : « C’est ce pseudonyme que je veux prendre pour ma musique. » Ça coulait de source car ça colle à l’énergie et à l’identité de ce que je fais.
Votre musique est-elle liée à votre métissage ?
Étant né en Centrafrique, j’ai forcément une partie de mon métissage qui tend vers l’Afrique. J’assume ce mélange aujourd’hui, alors que plus jeune je ne savais pas où j’en étais. Un adolescent blanc, un père noir, une mère blanche. C’était plus lourd à porter quand je suis arrivé en Europe. En Afrique je n’avais pas ce problème. On ne me voyait pas comme un Blanc. Je ne me voyais pas moi-même comme un Blanc. C’est assez étrange. Mon père m’a dit un jour : « Tu es blanc ! Ta peau est blanche ! Tu viens de notre union. Accepte que ta couleur de peau soit blanche. » C’était choquant mais j’ai fini par l’accepter, en grande partie grâce à la musique. C’est la musique qui m’a permis de me dire : « J’ai cette couleur de peau. » Alors que je me demandais pourquoi je n’étais pas noir. Maintenant je suis adulte, donc très à l’aise avec mes origines occidentales et africaines.
Vous êtes originaire d’un des pays les plus méconnus d’Afrique.
On ne connaît malheureusement la Centrafrique que pour Jean Bedel Bokassa et les coups d’Etat à répétition. C’est mon parcours qui fait ma richesse. J’ai eu la chance d’avoir eu des parents qui m’ont soutenu sans conditions, dans ce challenge artistique. Sans cela je n’aurais pas pu faire Invocation. Mon père est franco-centrafricain. Ma mère belgo-américaine l’a suivi en République Centrafricaine. De par ses activités, il s’est établi à l’est du pays, à Bria dans la région de Haute-Kotto. C’est là que j’ai grandi. Je suis venu en Europe à 18 ans pour l’épreuve du Bac que j’ai passée
sans succès. La musique m’a happé directement. C’était une thérapie pour m’accepter moi-même. J’ai des douleurs passées, comme la perte de mon frère aîné. Il était batteur. J’ai hérité de lui son côté rythmique. Il adorait les musiques africaines. Quand je suis allé en Europe et que j’ai découvert un monde inconnu, ça a été un choc culturel nécessaire, pour aboutir à ce que je suis aujourd’hui.
Dans le même sens, on connaît très peu la musique centrafricaine.
Ça existe pourtant. Elle est très belle. Beaucoup d’artistes centrafricains ont aidé à la création de la musique congolaise : la rumba. Un chanteur congolais comme Franco avait, à ses débuts, comme compagnon d’arme un grand guitariste centrafricain. Mais on la connaît très peu. Elle s’exporte mal. J’ai commencé ma carrière en faisant du hip-hop centrafricain avec mon groupe, qui s’appelait Gbekpa crew. On a eu la chance de passer en radio. Certaines de mes productions sont dans la langue nationale : le sango. Quand je me suis réinstallé en RCA en 2012, j’ai entamé des collaborations avec quelques gros artistes locaux : Canon star, Sapeke musica, Muziki, JMC Quartier libre
Ils font du Ndombolo à notre manière. À l’international, nous avons des artistes comme Laetitia Zonzambé, qui est un peu plus connue en France, et au Canada où elle vit. Mais on a de très mauvais acteurs économiques au pays. On n’a pas de labels. Le seul moyen pour ces artistes de faire de l’argent est de faire des scènes. Mais il n’y a pas de scènes à Bangui ! Il n’y a que le Centre culturel français. Ces artistes ont tous été exploités sans retour. C’est pour ça que la musique centrafricaine n’est pas représentée. Il n’y a pas de producteurs.
Invocation est le fruit d’un long cheminement…
Cet album est une succession de bénédictions, sur dix ans. Ça a été un processus difficile. Il y a eu aussi de très beaux moments. Être un artiste indépendant te force à être créatif. J’ai fait des rencontres fortuites pour les featuring (Zé Péqueno, Vitker Duplaix, C Robert Walker
NDLR). J’ai rencontré Fredy Massamba à Bruxelles, par le biais d’un ami, qui aime mon travail. Mon père a vu Oumou Sangaré en concert au Mali. Il m’a proposé de la rencontrer à Bamako. Je venais de faire un remix de son morceau Ah Ndiyah. Je lui ai fait écouter le morceau. Elle a été touchée. Mangala Camara a été une rencontre incroyable, en 2008. Un homme charismatique, très gentil, avec une belle voix. L’homme avait un vécu incroyable. Il côtoyait Henri Salvador. On a enregistré Nankoumandjan dans son salon. Sa fille était à ses côtés. Il y avait une ambiance très chaleureuse. Le grand Yacoub, qu’on appelle le « Jimi Hendrix » du Mali nous accompagnait à la guitare électrique. Le tournage du clip était impressionnant, dans le village de Koulikoro, à quelques kilomètres de Bamako. Deux ans plus tard, il est décédé. L’album est sorti en double. Dans la version sud-africaine, une chanteuse malienne Aski a fait une chanson pour ma mère. Ce sont des moments uniques, gravés dans ma mémoire interne. Ma mère chante dans le titre Life is a lesson, en hommage à mon frère, décédé en 1990. Elle exprime ce qu’une maman peut ressentir quand elle perd un enfant. On reste avec un esprit positif car on doit accepter que nous ne sommes qu’un corps physique amené à partir.
Pour autant, la house et les musiques traditionnelles sont aux antipodes !
On peut les concilier mais il ne faut pas oublier son centre de gravité. Comme dans les arts martiaux. Il y a des gens qui vont sauter dans le wagon parce que c’est le son du moment. Il y a les adeptes qui vont écouter chaque titre et le disséquer. J’ai décidé de faire une musique qui bouge mais ne t’abrutit pas. Quand je suis dans un club où l’on consomme de la drogue, bizarrement, pendant mon set les gens s’abstiennent. Je l’ai remarqué au cours de mes tournées dans les clubs : même à Ibiza, qui a pourtant cette réputation. La musique a cette capacité d’élévation, d’extase. Par ma sincérité, en douceur, j’incite des gens, souvent récalcitrants à la base, qui sont dans la hype, le bling bling, à adhérer à mon univers. C’est ma vérité musicale, qu’on accepte ou non. Je me dénude musicalement. Je n’ai pas de problèmes à me retrouver dans des milieux différents, comme à Luanda en Angola, avec certains qui ont de l’argent et d’autres qui n’ont aucune richesse matérielle. Le but de ma musique est de mélanger les groupes sociaux. Si je n’avais pas réussi à atteindre ça, je ferais autre chose. Je veux qu’on ressente la profondeur de ma musique, faire danser tout le monde. Ce n’est pas une musique qui pousse à l’agressivité. On est un groupe de DJ qui fait cette musique non violente, avec une identité musicale bien définie : Little Louie Vega, Osunlade, AtJazz, DJ Djeff en Angola
Des identités différentes mais qui ne se « clashent » pas et transmettent une énergie positive. Il y a un morceau très connu de M. Fingers House music is a spiritual thing. C’est vrai ! Si tu vas à New York ou à Chicago des gens se roulent par terre car ils sont en transe. Je veux sortir du côté cercle fermé de cette musique et l’amener au grand public.
Vous avez l’intention d’investir en Centrafrique, malgré la situation instable ?
Il n’y a aucune considération pour la musique là-bas, sauf parfois quand cela sert un intérêt politique. Quand un ministère a besoin d’un musicien pour rassembler la population autour d’un sujet spécifique. Il n’y a pas de risque si tu veux investir dans la musique car ce n’est même pas perçu comme une industrie, ou quelque chose qui rapporte de l’argent ! J’avais besoin de retourner en Centrafrique. Je ne suis pas limité qu’à mon pays. Je me sens aussi très bien au Kenya ou en Angola. Mais en Centrafrique j’ai une facilité linguistique. Je parle sango parfaitement. Être dans un pays africain dont je ne parle pas les langues ça me frustre. Je veux revenir aux sources. Ce pays a beaucoup été délaissé, par les Centrafricains eux-mêmes. Certains dans la diaspora ne sont plus connectés avec le pays. C’est leur choix. Je veux créer un studio et attendre que les choses se stabilisent. Il ne faut pas être fou et se précipiter, vu le contexte politique. Un studio représente de l’argent. Je crois que beaucoup de maisons n’ont pas été pillées à Bangui quand les gens étaient appréciés par leur voisinage. Les pillages ont surtout été faits chez des pro-Bozizé ou des éléments du Séléka incontrôlés. J’étais à Bangui, pendant les événements de 1996, qui ont déclenché beaucoup de problèmes. Ça a été la fin de la paix. Certaines maisons ont été pillées mais pas d’autres. Sous le régime de Bozizé, certaines choses atroces ont été faites. Ces fils semaient une pagaille pas possible. Ils essayaient de s’assurer qu’il puisse reprendre la présidence à la fin de son mandat. On est soulagé qu’il soit parti. Mais ça aurait été mieux qu’il parte démocratiquement. On espère que le nouvel homme fort du pays, Michel Djotodia, va respecter les règles. C’est le rêve de tout Centrafricain. Quand j’y étais en décembre, les gens ne voulaient pas la guerre. On était tous étonnés de voir qu’il n’y avait pas un coup de feu dans Bangui. Alors qu’avant, quand il y avait un problème, ça pétait systématiquement. Il y a un ras-le-bol du peuple et une volonté de paix. Rien que pour ça les Centrafricains méritent que sa diaspora revienne leur donner confiance. Je suis content de repartir au pays. Je sais qu’il y aura des challenges, que je risque de me faire piller ou voler. Mais ce sont des choses qui arrivent. L’Afrique change, se mondialise. On n’est plus dans les années quatre-vingt-dix. Il y a des choses qu’on ne peut plus faire comme avant. Il n’y a plus d’impunité zéro. La communauté des États d’Afrique centrale fait son travail. La communauté internationale apporte sa pierre à l’édifice. On va voir. Que tu sois gabonais, rwandais, ougandais, centrafricain, il faut repartir investir dans son pays. Sinon comment veux-tu qu’il se construise ? Comment veux-tu que les gens aient un amour-propre ? Si on te délaisse, tu ne vaux rien et si tu ne vaux rien tu vas agir en conséquence
Quel est votre plan concrètement pour soutenir la musique centrafricaine ?
J’ai un plan pour produire ces artistes, pour développer l’industrie musicale en République centrafricaine. J’ai des partenaires. J’ai aussi un plan pour développer la scène, le live. Faire de ce pays un pôle musical. Comme le Mali l’est pour l’Afrique de l’Ouest. Aujourd’hui on peut enregistrer des artistes sans grands moyens. J’ai fait Invocation avec une carte-son, un ordinateur PC et un micro de percussion. On peut faire des miracles avec très peu. Sortir des artistes n’est pas un souci. Le marketing, les droits d’auteur sont un vrai problème. Il n’y a pas de société de droits d’auteur. Il y aura de la corruption. Il y en a déjà. Ça va prendre du temps mais j’ai foi. Ça va changer.
Quels sont vos projets à venir ?
Je vais travailler avec une artiste centrafricaine, basée en France, peu connue, Mamy Wata, qui chante en sango et en français. J’ai un projet qui sort en septembre et s’intitule La Paix, en sango. Cela tourne en radio à Bangui. Le sango est une langue comme le lingala ou le bambara qui se mélange admirablement avec la musique. Mais elle est complexe. Il faut être calé ! De plus en plus d’artistes veulent faire quelque chose dans mon pays. Mes amis Louie Vega, AtJazz, DJ Djeff pourraient venir et apporter leurs connaissances pour aider les artistes centrafricains. Il faut juste que les conditions soient stables pour les accueillir convenablement
1. [boddhi-satva.com/#home]
///Article N° : 11571