« Ce que filmer veut dire »

Entretien d'Olivier Barlet avec Youssef El Ftouh

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Puisque nous parlons d’images, comment trouvez-vous celle que nous avons choisie pour la première couverture d’Africultures ?
Les images comportent des évidences invisibles, des non-dit qu’il s’agit de pointer. Sur cette photo on voit un enfant. Le continent africain est souvent représenté à travers les enfants, une façon de signifier qu’il s’agit d’un continent mineur. On entend souvent dire des Africains que ce sont de grands enfants. Et puis les enfants sont encore éducables, on pourra en faire des hommes civilisés.
L’enfant est en tenue de sport. Un Noir est soit musicien-danseur soit sportif. Il porte un Tee-shirt rayé. Lisez L’étoffe du diable, de Michel Pastoureau qui remonte l’histoire de la rayure et de son utilisation depuis la Bible qui recommande de « ne pas porter de vêtement fait de deux ». Le rayé devient ainsi la marque de l’infamie, le vêtement des esclaves, des prostituées, des fous, des saltimbanques et, plus tard, la marque de l’exotisme. Le cadrage au sol « naturel » sans horizon, signifie que les Africains seraient plus proche de la terre, qu’ils n’en sont pas tout à fait sortis. C’est dans l’esprit de celui qui fait la photo, mais également de celui qui la choisit, même si c’est inconscient.
Seul élément actif : l’enfant porte un mégaphone : il a des choses à dire.
Comment les schémas coloniaux se retrouvent-ils dans les représentations actuelles ?
La photographie et le cinéma se sont inspirés de la littérature, de la peinture et de la presse qui existaient déjà sur l’Afrique. Mais il faut savoir que les images ont une généalogie. On les reproduit de parfois de manière délibérée, mais souvent manière automatique, inconsciente. Un personnage africain se retrouve presque systématiquement à droite du cadre. Dans la Bible, les bons sont à la droite du Seigneur, ce qui revient à la gauche de l’image. Le mauvais est alors à gauche donc à droite à l’image. Dans les westerns, le méchant, celui qui va mourir, entre souvent à droite du cadre. C’est la partie négative du cadre, réservée aux Noirs, aux Arabes, à l’Autre. Ils sont représentés en foule, face à l’individu européen. Cadrés de profil ou en gros plan, les yeux en boules de Loto. Tout ce « vocabulaire » a pour but d’indiquer que nous avons à faire à un personnage noir, un rôle à part entière.
Ajoutons à cela qu’aujourd’hui, les Africains sont aussi présents à l’écran à travers des thèmes exclusifs : la faim, la guerre, la maladie…
La « Black génération » des années 80 signifiait-elle une évolution de l’image du Noir ?
Non, je pense qu’il s’agit simplement d’une translation, un déplacement des mêmes représentations et des mêmes rapports de force. Une évolution significative de l’image de l’Autre serait qu’on lui foute la paix, qu’on le considère comme soi, comme monsieur tout le monde. Le droit à la différence, réclamé par les générations des années 80 et SOS Racisme en particulier, est un leurre. C’est plutôt d’un droit à l’indifférence dont il faut parler. Renvoyons dos à dos les négrophobes et les négrophiles : les deux procèdent de la même logique de la différenciation de l’Autre. Paraphrasant Édouard Saïd, je dirais que ce qui reste de ces deux qualificatifs est le mot négro.
A quoi attribuez-vous les raisons de ces représentations ? A l’hégémonie économique occidentale, une hégémonie culturelle ou bien la conscience d’un manque que l’on va chercher chez l’Autre ?
Sans doute un mélange des trois. Mais la représentation de l’Afrique et des Africains n’a rien à voir avec la réalité, faut-il le préciser, mais avec l’imaginaire de ceux qui produisent cette représentation. L’Afrique est un miroir sur lequel l’Europe a projeté sa part d’ombre dont elle veut se débarrasser. Mon travail montre que les images produites sur l’Afrique l’ont été quasi exclusivement par les Européens. En terme de quantité, les images africaines sur l’Afrique sont beaucoup moins importantes. Quant aux images africaines sur l’Europe, elles sont quasi inexistantes. En faisant ses prises de vues à la fin du siècle dernier, un opérateur des Frères Lumière était-il objectif ? La réponse est évidemment non. Dans L’Appel du Muezzin, on voit un homme qui, mimant la prière, se prosterne une dizaine de fois. C’est un peu comme si un catholique se faisait donner l’hostie dix fois de suite à la communion… L’effet comique serait garanti. Dans ce cas, une vue est déjà une fabrication d’image.
Les images qui nous sont proposées sont ainsi une anthologie permanente de notre imaginaire sur les immigrés présents dans notre société…
Effectivement, en un jeu de répétitions et de translations. Les images du début du siècle sont plus facilement lisibles que celles d’aujourd’hui, que nous lirons plus facilement dans 50 ans. Mais on peut d’ores et déjà faire quelques constats : à la télévision, les Africains et encore plus les Maghrébins sont interdits d’image, sauf à illustrer la maladie, la délinquance, la banlieue… C’est une véritable exclusion. Les jeux télé qui invitent des Africains tournent souvent aux jeux entre étrangers. Dans certains catalogues, les émissions de RFO sont présentées avec les émissions étrangères. Les Maghrébins et les Noirs interviewés dans les reportages sont presque systématiquement désignés par leurs prénoms, alors que l’assistante sociale interviewée ensuite aura droit à son nom. Cela rappelle les fidèles Ali, Ahmed et les autres, sortis tout droit des génériques des films coloniaux. On cadre l’étranger, l’Autre à droite de manière mécanique sans se poser de question. Et j’ajouterai que les réalisateurs et les cadreurs sont les premiers surpris de découvrir ces évidences invisibles.
Votre film « Les Noirs des Blancs » désignait les permanences dans l’image des Africains, quelle est leur évolution aujourd’hui ?
J’avais conçu ce film comme une traversée des archives françaises sur l’Afrique avec leurs fictions, leurs actualités, leurs publicités… Je constate que les représentations ne s’améliorent pas, elles se déplacent. Pour le montrer, j’ai cherché à rapprocher, à télescoper des images à des décennies de distance. Prenons un exemple dans la publicité. Depuis ses débuts, la publicité a associé les Noirs aux produits qui rappellent la couleur noire, qui s’y opposent ou encore qui rappellent le pays d’origine supposé de ces produits. C’est le cas du chocolat, du café, du cirage, de la lessive, du savon, du rhum… On le voit encore aujourd’hui avec Monsieur Propre, représenté sous la forme d’un eunuque au crâne rasé et boucle à l’oreille et qui rappelle l’image de l’esclave. Il s’agit là, je le précise en passant, d’une adaptation du Monsieur Propre américain qui n’a pas les traits négroïdes qu’on retrouve dans l’adaptation française. Allons plus loin. Une publicité de Omo met en scène une famille de chimpanzés qui mangent salement et parlent un sabir où il est question de « toute la smala« . Lorsqu’on a en mémoire le rapprochement qui a souvent été fait des Noirs et des singes, lorsqu’on voit comment Joséphine Baker a été filmé dans la Sirène des Tropiques, mangeant comme un animal et grimpant aux meubles comme un singe, la publicité de Omo prend l’allure d’un boomerang, un retour à l’envoyeur, avec la densité d’un lapsus.
Le changement viendra d’abord de celui qui est – mal – représenté à l’image et non pas de celui qui fabrique cette image. J’ai réalisé dernièrement un documentaire traitant des images du Maghreb dans le cinéma français* où j’ai interviewé la scénariste et réalisatrice Farida Belyazid. Elle cite le cas de la comédienne marocaine Naïma Mécharki qui s’est vu proposer un rôle dans Soleil, le film de Roger Hanin. Elle était enthousiaste à l’idée de jouer dans ce film, mais à la lecture du scénario, elle a refusé malgré le cachet alléchant qui lui était promis. Son rôle se réduisait à faire de la figuration et pas n’importe laquelle : faire la Fatma de Sophia Loren, la Marocaine de service, une pièce de décor local. A chaque fois que je vois Habib Benglia, qui a incarné le Noir du cinéma colonial qu’il s’agisse du Maghreb ou de l’Afrique noire, de Yasmina en 1926 à Tamango en 1957, je me pose la même question : avait-il conscience de ce qu’on lui faisait jouer ?
Les cinémas d’Afrique sont-ils à cet égard différents ?
Les réalisateurs africains ont appris à faire du cinéma en Europe. Ils font parfois dans la répétition sans le savoir. Surtout lorsqu’il s’agit d’images. De ce point de vue, le texte reste toujours plus facile à appréhender. De plus, leurs films sont en grande partie financés par des instances françaises et européennes. Le filtrage peut intervenir à différents stades (scénario, production, distribution…). J’ai moi-même été confronté à ce genre de filtre dans le cadre du film d’archives sur le Maghreb. Le cinéma français sur le Maghreb pendant la colonisation est un cinéma de propagande réalisé sous le contrôle de l’armée et souvent avec sa figuration. René Vautier en a fait la douloureuse expérience pour avoir voulu filmer sans son aval. De ce point de vue, il s’agit d’un cinéma réalisé dans des pays occupés. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi comme sous-titre du film : Regard sur un cinéma d’occupation. Cela a été refusé par le diffuseur sous le prétexte que cela déplairait aux Allemands et que le terme occupation désignerait exclusivement l’occupation allemande en France. Nous sommes donc revenus à un sous-titre plus universitaire dans le mauvais sens de ce terme : Le Maghreb au regard du cinéma français…
De quoi traite votre film ?
Ce film parle de la représentation du Maghreb depuis les Films Lumière jusqu’au début des années soixante, avec des propositions de décryptage des clichés qui le composent et qui donne au Maghreb une image peu enviable : le rôle de la religion, l’image de l’Arabe ou du Berbère guerriers par nature, la femme métisse, les guerres qu’on appelle pacifications ou événements, l’Arabe toujours traître… Mais il montre aussi des images rares comme les premières fictions tunisiennes d’Albert Samama, dont on a sauvé in extremis, dans le cadre des recherches que nous avons menées avec les Archives du Film du C.N.C., les deux seules copies qui restent aujourd’hui.
Vous vous situez dans une réflexion qui gagne aujourd’hui en importance sur l’imaginaire colonial et la permanence de ses représentations.
J’ai eu l’occasion de participer aux travaux de réflexion et de recueil des documents de l’ACHAC* où j’ai souvent entendu dire que le public français n’étaient pas encore prêt à entendre un certain nombre de conclusions et que, par conséquent, ce n’était pas encore le moment de les dire. Pour moi l’ACHAC. avait exactement l’attitude de ce supposé « public français ». Ce qui était frappant c’est de constater que ce travail de recherche qui se voulait, je cite, « scientifique, universitaire…« , était en définitive fait sous contrôle, d’influence. En mettant une barrière imaginaire qui serait « le public français » tout en tentant de monopoliser le discours sur ces thèmes, on plafonne la réflexion. Une attitude auto protectrice qui ouvre la soupape juste ce qu’il faut pour pouvoir dire que les choses avancent. Cela me fait penser à l’expérience de René Vautier avec Afrique 50, premier film critique sur la colonisation qui sera interdit et Vautier jeté en prison. Ce film a obtenu son visa de censure en 1987 et, depuis, les ambassades de France à l’étranger acquièrent des copies pour les diffuser dans le monde expliquant que, pendant l’époque coloniale, face au discours officiel, un discours critique de la colonisation était possible. C’est de la manipulation.
On retrouve la problématique du procès Papon ou une certaine droite tente de vider de procès de son contenu…
L’attitude de la France est de ce point de vue globale et touche autant la droite que la gauche : le refus de savoir. La colonisation n’est toujours pas considérée comme une agression, mais comme une action de civilisation. Le procès Papon permet de lever le voile sur ce qui s’est passé le 17 octobre 1961 à Paris, l’un des épisodes les plus dramatiques de cette colonisation. Il y en a eu beaucoup d’autres. Tous plus ou moins niés. La décision de Madame Trautmann d’ouvrir les archives est, à cet égard, courageuse et nouvelle. Espérons que toutes les archives sur cette question seront effectivement ouvertes et accessibles.
L’image du Noir et celle de l’Arabe apparaissent très différentes.
A la différence des Noirs, les Arabes sont tout simplement absents des images. Sauf lorsqu’il s’agit de les cantonner dans des zones d’exclusion. Cette négation touche aussi l’histoire. On voit bien qu’ils font peur. Mais, comme pour les Noirs, les images sur l’immigration maghrébine n’ont rien à voir avec l’immigration elle-même. On produit et on diffuse les images qu’on veut bien. La diffusion récente par tous les média de l’image d’une mère algérienne pleurant la mort de ses enfants est très significative d’une certaine façon de voir les choses. Si quasiment tous les quotidiens l’ont montrée en première page c’est d’abord et avant tout pour montrer une image chrétienne (représentation de la Vierge), donc d’une douleur reconnue.

*Ciné colonial : le Maghreb au regard du cinéma français, qui sera diffusé sur Arte et Canal Horizon début 1998.
** Association connaissance de l’histoire de l’Afrique contemporaine.
Youssef El Ftouh est journaliste et documentariste. Il est notamment à l’initiative d’un programme de recherche, de catalogage et de restauration des archives françaises sur les anciennes colonies. Recherches réalisées avec les Archives du Film du C.N.C et l’association 21 bis cinéma et histoire et qui ont donné lieu à de nombreuses programmations et à la réalisation de deux documentaires.///Article N° : 203

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