Cinéma au Sénégal : va-t-on vers un cryptage généralisé ?

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Le Cinéma au Sénégal vit une période particulièrement trouble. Non seulement le petit et grand écran sont devenus la cible de groupes se réclamant de la purification des Mours, mais encore l’Etat semble regarder d’un oeil « compréhensible » une telle situation. Déjà, le ministre de la Communication et de la Culture, porte-parole du Gouvernement, vient d’envoyer une lettre circulaire aux autorités administratives locales pour que soient bannis tous spectacles ayant des allures d’atteintes aux Mours. Et la chaîne privée RTL a fait l’objet d’un cryptage systématique pour répondre, dit-on, à la volonté des Sénégalais de ne plus voir des images de sexe à longueur de journée !
Cela suffit largement pour alerter l’opinion sur les risques de dérive autoritaristes. Personne ne sait où l’on va. Interdiction de fréquenter les salles ? Cryptage généralisé des chaînes T.V. étrangères ? Ultra-censure de toute production nationale ou étrangère osant révéler quelques séquences de nu ou de trop longues embrassades ? Des questions qui expliquent bien pourquoi le débat en cours sur le présent et l’avenir du cinéma au Sénégal est devenu un débat pour ou contre la morale, pour ou contre les prescriptions religieuses.
Lorsque d’aucuns se disent scandalisés par l’apogée de la pornographie dans les salles de la banlieue dakaroise et également au niveau du petit écran, d’autres crient sur les productions extraverties cultivant la violence et diverses formes de rejet de l’autorité parentale. Certains se désolent face à l’ampleur du rêve américain, à l’abondance des illusions vers l’Ailleurs si généreusement diffusés.
Dans ce débat socio-spirituelo-moral, toutes les justifications y passent. Des pages de Livres saints sont grandes ouvertes pour situer les responsabilités et promettre la divine punition. On fait comprendre aussi que l’avènement d’Ajiiru Samaan (la fin des Temps) ne nous laisse guère le choix, et que Tout n’est que réalisation des saintes prédictions sur la chute des valeurs morales aux derniers jours de l’Existence humaine sur Terre : tout ce qui était tabou sera divulgué sans aucune honte ; tout ce qui était sacré, profané avec extrême désinvolture.
C’est justement là où l’argument moral bat de l’aile, du moins s’il l’on sait bien écouter ceux qui s’en réclament. Il est difficile en effet de parler d’une fin des Temps avec son cortège de mutations et de métamorphoses, et considérer en même temps que de simples mortels peuvent changer quoi que ce soit. Si les temps nouveaux sont le jouet de forces supérieures, que peut alors faire la volonté humaine ?
En posant ainsi la problématique actuelle du cinéma au Sénégal, je ne cherche à sous-estimer aucune conviction. Mais les enjeux culturels, éducationnels, et financiers du cinéma d’aujourd’hui ne vont-ils pas au-delà de toute vision réductrice ? Croire que le volume du turban ou la longueur du chapelet peut faire changer la direction prise par la civilisation de l’image est une démarche qui risque fort bien de consolider les éléments de la nouvelle culture.
Car en fait, en voulant cultiver l’interdit, en cherchant à faire censurer tout ce qui est sexe ou violence, on ne fait que développer le besoin de l’homme de chercher le fruit défendu. Sait-on que ceux qui vendent le sexe et la violence ont bien appris ce qu’ils font, ont des ambitions commerciales qui leur ont permis d’avoir célébrité et fortune ? Au nom de quelle subite révélation divine vont-ils laisser ce filon ? Sait-on aussi que l’homme n’est jamais très éloigné de ses instincts bestiaux, que même si nous nous considérons comme des animaux supérieurs, nous sommes le plus souvent attentifs aux appels lancés à notre bestialité ?
Il est vrai, l’homme n’est pas que sexe, mais si on le lui interdit, il le cherchera sans vergogne dès la première occasion. Ensuite, ce n’est pas seulement en l’an 2000 que la question du sexe ou des images érotiques a suscité des grincements de dents chez les Sénégalais. Depuis plus d’un quart de siècle, le cinéma sénégalais lui-même fourmille d’exemples où le public est invité à se délecter des formes et paroles savoureuses offertes à ses bas instincts. Les Sénégalais de l’an 2000 sont-ils plus vertueux que leurs aînés ?
Tout le monde se rappelle le nu d’Ousmane Sembène dans son long métrage Xala. Certains avaient détourné le regard, mais tous avaient accepté que le plus grand des cinéastes sénégalais réponde ainsi aux choix esthétiques d’un réalisme cinématographique. La troisième épouse de El Hadji Abdel Kader Bèye s’offrait à son impuissant de mari : un symbole pour rendre plus cruel le xala (impuissance sexuelle en wolof), mais aussi allusion non moins forte à une Afrique nouvelle qui ne demandait que la semence fécondante de dirigeants incapables d’initiatives et d’audaces. Par la suite, Sembène a récidivé : Guelwaar avec le nu du personnage central courant, surpris lors d’une de ses escapades coquines sur certaines femmes du voisinage ; et récemment encore, avec les révélations tout aussi coquines des femmes célibataires dans Faat Kine qui se font des confidences sur les chauds moments de l’homme avant l’utilisation du préservatif. Ses cadets comme Amadou Thior ne se privent pas de taquiner notre pudeur comme dans cette longue séquence de danse lascive par des croupes bien arrondies, après les preuves de virginité de la jeune fille dans Mariage précoce. Assane Diagne aussi suggère dans Nef les préliminaires érotico-mystiques de Moussa sur le lit de sa femme trop féconde, dès qu’il est rassuré que sa douce moitié porte un gris-gris anti-grossesse.
On pourrait dire que tout cela n’a rien à voir avec les nudités féroces dans les salles de cinéma où c’est l’acte lui-même qui est décrit dans toute son arrogance ! Sans doute. Mais le problème de fond ici n’est pas dans le degré d’audace du réalisateur pour révéler des dialogues qui font voler nos imaginations plus loin que les limites offertes par le jeu des acteurs, ou dans la diffusion de séquences dites très osées. Le problème est plutôt dans la réception du public, dans ses comportements au quotidien après les films, et surtout dans notre capacité à dire quels étaient ses comportements avant, et qu’est ce que le cinéma a renforcé, quel terrain fertile il a trouvé.
Car il faut bien accepter qu’on ne peut rien planter dans un sol recouvert de béton, qu’on ne peut influencer négativement quelqu’un s’il a su auparavant se former, se caparaçonner contre vents et marées. Pour dire que le désarroi que crée visiblement la production cinématographique chez certains n’est que la conséquence d’une mal-formation ou d’une non-formation, une méconnaissance des enjeux d’une éducation et d’une formation moderne capable, comme béton, de protéger la jeunesse d’un peuple face à toute forme d’agression.
Par ces allusions à une Ecole capable de repousser la concurrence des formes d’éducation qu’offre le cinéma, je pose ce qui me semble être la question de fond à résoudre par le Sénégal d’aujourd’hui. Car si l’on peut s’accorder qu’on ne peut arrêter la mer avec ses bras, il est tout aussi exact de dire que si nos enfants ne sont pas éduqués par la cellule familiale et par une Ecole réellement ancrée sur les préoccupations de la société et sur les enjeux de la mondialité, ils seront inévitablement désarçonnés et balayés par n’importe quelle production.
Point n’est besoin donc de ressusciter Don Quichotte pour de nouvelles aventures sans lendemain. Un autoritarisme forcené décidant de la fermeture de toutes les salles de cinéma et du cryptage de toutes les chaînes de T.V. étrangères serait tout aussi ridicule. Le faisant, les autorités sénégalaises ne feraient qu’élargir le lit de l’interdit recherché. La nature a horreur du vide, l’homme de l’interdit.
Et puis, déjà à Dakar, à Rufisque, au Marché du Port, les cassettes porno et d’autres de sadisme pur, filmées ici même au Sénégal à Bargny et Gorée, sont vendues allègrement. Que dire, si demain on décidait d’organiser la chasse à ses vendeurs ? Leurs clients ne se verraient-ils pas alors plus enclin à rechercher et trouver l’interdit ? Et les satellites, déjà au dessus de nos têtes ? Faudra-t-il inventer des rayons laser pour tout brouiller ?
Que ne feraient  aussi – pour jouir de leurs passions – tous ceux qui ont payé leurs abonnements à des chaînes étrangères, si les raisons de leur choix étaient censurées ? A quoi rime ce récent cryptage de la chaîne de T.V. RTL, lorsque des confessions érotiques plus crues sont fréquentes sur l’Avenue Pompidou et sur tout le long de la Corniche Ouest au vu et au su de tous ces enfants qu’on dit vouloir sauver des griffes de Satan ? Cherche-t-on à fidéliser une clientèle politique, des électeurs, pour de prochaines échéances ? Que fait-on du droit de chacun de jouir de sa liberté de loisir, de sa liberté tout court ? A quelle chaîne le tour, après RTL, pour punir les suppôts de Cheytaan ?
Acceptons de regarder les choses en face. Le marché de la drogue est bien là pour nous ouvrir les yeux. Que de slogans pour interdire sa consommation, que de lois et décrets pour menacer et châtier les marchands et consommateurs, mais que de désastres elle continue de faire ! Si rien n’est fait, comme la drogue, le marché des images du sexe et de la violence continuera de prospérer. Les puissances financières qui le soutiennent sont loin d’être des philanthropes.
On connaît suffisamment les raisons du pari américain pour un cinéma U.S. mondialement fort : accompagner, renouveler et renforcer la domination économique, militaire et politique par une domination culturelle. La conséquence : aux USA, les industries comme le cinéma qui vivent du copyright ont évincé les secteurs traditionnels (l’agriculture, l’aérospatiale et l’automobile) qui étaient jusque-là, leaders à l’exportation. L’Inde aussi s’est inscrite dans cette voie. Ce qui explique la forte santé de ses industries culturelles dans le développement du pays. Comme pour les USA, d’énormes moyens financiers sont investi dans le cinéma. Il ne s’agit pas de justifier quoi que ce soit, mais d’inviter à davantage de lucidité face à un problème gravissime. Il ne sert à rien de pleurnicher sur les moyens de ces géants du cinéma. Il est plutôt question de savoir en combien de temps atteindre cette dimension dans la production, l’exploitation et la diffusion, comment prendre des raccourcis pour ne pas demeurer à vie de simples consommateurs d’images.
La solution, en définitive ? Elle appartient certes aux décideurs politiques, mais tous les amis du cinéma sont interpellés, les professionnels du 7ème art, et tous ceux qui considèrent que par le cinéma, on se divertit, on s’éduque, on s’ouvre au monde, on offre au monde divers aspects de notre propre identité. J’inclus dans cet appel ceux qui croient que le cinéma n’est que l’outil du diable, la nouvelle forme de colonisation et de domination que nous font les grandes puissances.
Car je préfère ne pas penser que le débat socio-spirituelo-moral actuel, est un sentier qu’empruntent astucieusement des partisans de l’exclusion, du repli identitaire, de l’intégrisme, du nationalisme étroit et de toutes les formes de -ismes pour enfouir notre pays dans des zones sans issue. Parce que l’Etat du Sénégal est laïc et nul ne peut se prévaloir d’une pureté supra religieuse sur ses compatriotes.
En tout cas, la situation actuelle du cinéma au Sénégal n’appelle ni à rire ni à pleurer. Elle est terrible pour l’avenir de notre pays ! Elle est née avec le cinéma. Elle peut disparaître par le cinéma. Pourvu qu’on comprenne au niveau des décideurs que l’écran, petit ou grand, impose des voies, forge des appétits, forme ou déforme des comportements. Pour tous les pays du monde.

///Article N° : 1669

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