Colonisation, liberté et second esclavage

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Dans les anciennes colonies, les inégalités n’ont guère disparu avec l’abolition de l’esclavage. Les Nègres « nouveaux libres » se retrouveront souvent exploités alors que les planteurs bénéficient d’indemnisations conséquentes pour la perte de leurs « biens ».

Une reconstruction du système colonial est enclenchée par la décision du gouvernement provisoire, le 25 février 1848, de proclamer l’émancipation générale des esclaves dans les colonies françaises. Dès lors, colonisation, liberté et second esclavage se conjuguent pendant des décennies et sans discontinuité jusqu’à nos jours (1).
Le processus de la reconstruction coloniale débute dès mars 1848 avec les premières initiatives prises par l’administration centrale. D’abord seul, François Arago, ministre de la Marine et des Colonies, s’adjoint, le 4 mars, Victor Schoelcher, revenu du Sénégal. Le décret du 4 mars 1848 le nomme sous-secrétaire d’État à la Marine et président d’une commission d’abolition de l’esclavage. Dès le 28 février, Armand Mestro est nommé directeur des Colonies. Ce sont ces trois hommes qui impulseront les premières mesures du processus d’émancipation générale des esclaves.
Les gouverneurs en fonction dans les colonies prennent des arrêtés pour faire face à l’annonce de la décision d’émancipation générale. Le général Rostoland, gouverneur par intérim à la Martinique, et le capitaine de vaisseau Layrle en Guadeloupe s’empressent de suivre les directives prônées par le ministre de la Marine et des Colonies, Arago. Soumis aux pressions des colons, Arago se borne alors à conseiller la prudence et l’attente aux administrations locales.
En liaison avec l’administration locale, les planteurs adoptent des attitudes différentes. Certains ont peur et partent, d’autres résistent et s’arment, d’autres encore se placent en attente. Les premiers quittent la colonie avec leurs familles pour s’établir soit aux États-Unis, principalement en Louisiane ou en Floride, soit au Mexique ou au Venezuela. Les seconds se réunissent et accumulent armes et munitions. En Martinique et en Guadeloupe, certains d’entre eux n’hésitent pas à chercher des complicités dans les casernes.
Les Nègres (2) libres avant 1848, se distinguent en deux catégories : les propriétaires et ceux qui ne le sont pas. Ils se regroupent autour d’une petite élite de francs-maçons qui se font entendre dans différentes loges de Saint-Pierre et de Fort-de-France, de Basse-Terre et de Pointe-à-Pitre, de Cayenne et de Saint-Denis. Dès l’annonce de l’émancipation et des événements révolutionnaires à Paris, la presse coloniale, portant la voix des planteurs, multiplie les articles réclamant l’attention du gouvernement.
Les premières mesures officielles venant de Paris frappent de plein fouet l’Église complètement vouée aux injonctions de la plantocratie, à quelques exceptions près.
La reconstruction coloniale s’organise autour de deux questions clés : l’indemnisation des planteurs et le travail libre. Une réorganisation des structures d’encadrement s’impose pour résoudre ces deux questions.
Notons qu’en 1848, les esclaves forment plus de la moitié de la population dans toutes les colonies. En Guadeloupe, ils sont 87 000 pour une population totale de 130 000 habitants (67 % de la population), en Martinique 75 000 sur 123 000 habitants (60 %). En Guyane, les esclaves représentent 65 % de la population (12 500 esclaves sur 19 500 habitants) et à la Réunion, 68 % (62 000 esclaves sur 110 000 habitants). Enfin, au Sénégal, 9 000 esclaves sont possédés par des colons français (Revue coloniale, Paris, 1849).
L’indemnisation des planteurs
Le principe de l’indemnisation des planteurs propriétaires d’esclaves est contenu dans l’article 5 du décret d’abolition du 27 avril 1848, qui confie à l’Assemblée nationale le règlement de la question et les modalités de versement.
Les travaux de la commission d’indemnité créée en août 1848 aboutissent en 1849 à l’attribution de 120 millions de francs, qui seront répartis au prorata du nombre d’esclaves libérés. En mars 1849, les journaux officiels des colonies informent leurs lecteurs du prochain versement des premières parts d’indemnité par des commissions locales, avant l’ouverture de nouvelles banques coloniales.
Une agence centrale de l’indemnité coloniale est créée en octobre 1850. Début 1851, tous les planteurs ayant droit à l’indemnité sont inscrits et les premières parts sont distribuées entre 1851 et 1853. Environ 4 000 propriétaires sont indemnisés en Martinique, un peu plus de 7 000 en Guadeloupe.
La loi du 11 juillet 1851 crée une « banque coloniale » dans chaque colonie. Les planteurs indemnitaires recevront des actions à 5 % de la banque de leur colonie qui doit par ailleurs procéder à des prêts sur récoltes et émettre du papier-monnaie. Ces banques coloniales n’ouvrent pas avant février 1853 et les versements des parts d’indemnité aux planteurs durent jusqu’en 1855. Ces banques jouent le rôle d’établissements de crédit jusqu’à l’ouverture du Crédit foncier dans les colonies. Elles financent ainsi le début de la construction des grandes usines centrales, une quarantaine pour la Guadeloupe et la Martinique, des années 1850 jusqu’aux années 1870.
Les établissements de crédit qui leur succèdent aident les usines à surmonter la crise de surproduction sucrière de 1884-1885 et soutiennent artificiellement leur production jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La fermeture de ces usines survient à un rythme accéléré pendant les années 1960.
Le travail dit « libre »
Dans une première phase, l’administration coloniale tente d’organiser le travail en prônant l’oubli du passé et en cherchant à favoriser les travaux de l’agriculture. Les administrateurs veulent également effacer les stigmates de la servitude en proposant des récompenses aux travailleurs. Une fête annuelle du travail est organisée, dans le but « d’effacer par tous les moyens possibles le caractère de dégradation dont la servitude a marqué l’agriculture ». Des récompenses seront remises aux « meilleurs travailleurs », ceux qui se distingueront par leur « bonne conduite ». Tout le monde colonial glorifie le travail aux yeux des Nègres émancipés : les gouverneurs, les administrateurs, les magistrats, et les ecclésiastiques. En voici quelques exemples :
« Allocution du préfet apostolique Mgr Guyard, le 30 mai 1848, à Basse-Terre Guadeloupe :
Non, ce n’est pas vous, Frères, qui vous montrerez ingrats envers Dieu. […] Honte à ceux qui vous en croiraient capables. Oui, vous userez de votre liberté en dignes citoyens, en vrais chrétiens. Vous savez que la société ne peut subsister sans l’ordre, l’obéissance aux lois, le respect pour la propriété et l’amour du travail. C’est vers ces quatre devoirs du citoyen que vous dirigerez sans cesse les regards et les efforts de votre liberté. »
« Proclamation du commissaire général de la République Sarda-Garriga à la Réunion, le 17 octobre 1848 :
La liberté, c’est le premier besoin de l’humanité, oui ; mais ce suprême bienfait impose d’importantes obligations : la liberté élève le travail à la hauteur du devoir. Être libre, ce n’est pas avoir la faculté de ne rien faire, de déserter les champs, les industries. Être libre… c’est l’obligation d’utiliser son temps, de cultiver son intelligence, de pratiquer sa religion. Le travail, en effet, est une mission imposée à l’homme par Dieu ; il le relève à ses propres yeux, en fait un citoyen ; il l’appelle à fonder la famille.
Écoutez donc ma voix, mes conseils, moi qui ai reçu la noble mission de vous initier à la liberté… Si, devenus libres, vous restez au travail, je vous aimerai ; la France vous protégera. Si vous le désertez, je vous retirerai mon affection ; la France vous abandonnera comme de mauvais enfants. »
La Commission d’abolition – qui travaille du 5 mars au 20 juillet 1848 – puis le sous-secrétariat d’État aux Colonies légifèrent sur la « subsistance et l’entretien des vieillards et des infirmes », sur l’instruction publique, sur la création de jurys cantonaux pour les règlements des conflits du travail, sur la création d’ateliers nationaux de travail, sur la répression du vagabondage et de la mendicité, sur l’organisation d’ateliers de discipline, sur l’établissement de caisses d’épargne, sur la répartition de l’impôt personnel.
Les jurys cantonaux ont pour tâche l’arbitrage des conflits du travail et de veiller à l’interdiction de toute coalition entre employeurs et travailleurs qui viserait à faire augmenter les salaires.
Dans le même esprit, le décret relatif à la répression du vagabondage condamne « mendiants, gens sans aveu et vagabonds » à une peine d’emprisonnement dans des ateliers de discipline.
Dès 1848 est mise en œuvre une politique fiscale visant à imposer les nouveaux travailleurs libres, potentiellement salariés. Sont ainsi imposés ceux qui ne cultivent pas de canne à sucre ou de café sur leurs terres, ceux qui souhaitent scolariser leurs enfants au-delà du cycle primaire, de même que ceux qui reçoivent un salaire, ceci en vertu du décret du 27 avril 1848 « sur la répartition de l’impôt personnel ».
Une école doit être fondée dans chaque commune, le décret de la commission d’abolition estimant que « la préparation de la jeunesse à la vie morale, civile et politique » était « un des premiers devoirs que la société ait à remplir vis-à-vis d’elle-même ». L’article 7 du décret sur l’enseignement primaire et les cours du soir pour adultes précise que le gouvernement aurait la charge de « faire faire, pour les écoles des colonies, des livres élémentaires où l’on mettra en relief les avantages et la noblesse des travaux de l’agriculture ».
Les commissaires généraux de la République, la presse, le clergé, les religieux enseignants sont les vecteurs essentiels de la nouvelle politique coloniale définie par la commission d’abolition de 1848 et des instructions envoyées par le Bureau des colonies du ministère de la Marine. Mais la plupart des décrets rédigés à Paris s’avèrent inapplicables sur place, dans les colonies, où les gouverneurs s’empressent de mettre en œuvre une politique de restriction de toutes les libertés et une réglementation du travail particulièrement coercitive. Les premiers salaires ne peuvent être versés en assez grand nombre et avec régularité qu’à partir des années 1851-1852.
Dès l’annonce de la décision d’abolition, le pouvoir central et certains planteurs eux-mêmes cherchent à introduire une main-d’œuvre à bon marché, à laquelle on ne versera pas de salaires réguliers et obligatoires. On pense même, au niveau ministériel, provoquer le départ des colonies d’une partie de leur population jugée politiquement dangereuse, celle dite des « hommes de couleur », auxquels on veut proposer des engagements dans l’armée d’Afrique, c’est-à-dire en Algérie.
Des traités sont signés par le gouvernement français avec les Britanniques en 1852, qui permettent le recrutement de travailleurs sous contrat en Afrique jusqu’en 1861, en Inde et en Chine jusqu’en 1889.
Des départs clandestins, non déclarés, de travailleurs en chômage, inquiètent les autorités locales. Le gouverneur Fiéron, le 10 juillet 1850, signale au contre-amiral Desfossés, ministre de la Marine et des Colonies qu' »une quinzaine d’hommes de couleur de la Basse-Terre séduits par la nouvelle de prétendus gisements d’or […] sur les rives de l’Orénoque se sont réunis pour se rendre ensemble à Angostura (Colombie) » et exprime sa crainte que ce fait ne puisse être envisagé « comme un commencement d’émigration » (3).
Le début d’une crise sociale
Ainsi, dès 1848, les colonies connaissent une crise sociale grave, des difficultés de versement des salaires et un sous-emploi chronique d’une population corvéable à merci. Les esclaves qui ne reçoivent par ailleurs aucune terre ne sont pas indemnisés. Dans les années qui suivent, le chômage, apparu en 1848, s’aggrave avec les politiques d’introduction de travailleurs sous contrats payés quatre fois moins que les taux de salaires officiels, ou pas payés du tout. La mise en œuvre d’une « police du travail » est dénoncée comme un véritable « attentat à la liberté individuelle ». Il convient de préciser qu’à la Réunion, dès son arrivée en octobre 1848 dans la colonie, le commissaire général de la République Sarda-Garriga met en application une réglementation de travail forcé à l’intention des nouveaux libres.
C’est la naissance d’un monde caraïbe où le passé, le présent et le futur semblent se confondre, un univers des Caraïbes où se poursuit le développement en contrepoint de la colonisation, de la liberté et du second esclavage. Ces territoires ont été profondément et irréversiblement meurtris par la colonisation française.

1. Voir Oruno D. Lara, La Liberté Assassinée. Guadeloupe, Guyane, Martinique et La Réunion en 1848-1856 (Paris, Éditions L’Harmattan, 2005).
2. J’emploie le mot nègre volontairement, en m’appuyant sur le témoignage de mon arrière-grand-père, Moïse Lara, né en 1822, esclave jusqu’en 1843. Il rédige une lettre publiée dans le journal Le Progrès, n° 11 du 22 juillet 1849 signée : « Moïse LARA, charpentier NÈGRE ».
3. Cf. O.D. Lara, La Liberté Assassinée, op. cit., p.976.
///Article N° : 4463

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