Ecrire en pays de lune, l’autre nom attribué aux Comores par les marins arabes des Mille et une nuits, pose une question de légitimité, depuis que l’imaginaire de ces iles s’est invité dans la langue française. Lire y demeure aussi un acte singulier, dont nous parle Isabelle Mohamed. Elle est libraire et membre de Djando la Waandzishi.
Lire en pays de Lune ? Mais pourquoi ? Pourquoi lire quand l’histoire s’offre, se crée à l’ombre du badamier, dans l’intimité de la cuisine, au fond des boutiques ou sur le banc de la mosquée ? Pourquoi lire quand la saveur des mots, la magie de l’imaginaire, recomposé et participatif, se déploient naturellement, à la faveur de la rencontre, au sein du groupe, dynamisés par des auditeurs qui ajoutent leur touche tandis que l’histoire s’envole de bouche en bouche chargée de toutes les fantaisies.
Lire pour s’informer ? Pourquoi ouvrir un journal ou un magazine quand la rumeur, née d’une nouvelle radiophonique ou d’une parole autorisée, s’enfle et roule dans le village, déclenchant naturellement toutes les sensations de la vie, surprise, peur, émerveillement
Pourquoi lire un essai quand l’analyse se construit dans un échange vivant et passionné, où chacun peut briller par sa prétention à la perspicacité ?
Pourquoi lire donc quand le besoin de rêver ou de savoir peut être satisfait dans ce collectif qui réchauffe et légitime, s’imposant dans tous les moments de la vie ?
Car lire, comme écrire d’ailleurs, c’est se retirer du groupe. C’est prendre un temps pour soi, partir en quête de l’ouvrage, rester seul, faire une pause dans le temps de la vie sociale qui absorbe ordinairement tout un chacun. Il faudra donc de bonnes raisons pour lire, de bonnes raisons pour s’exclure un temps, voire longtemps si l’on devient un lecteur passionné, et dès lors un être singulier.
Lire en comorien, « usoma », contient en soi l’idée de l’étude, de la formation. « M’tru kasoma » est celui qui n’est pas allé à l’école, celui qui n’a pas appris. La lecture reste donc marquée par un sous-entendu : lire c’est d’une certaine manière se former. La lecture est utilitaire. Lui associer la notion de plaisir reste incongru. C’est une idée d’ailleurs marquée du sceau de l’étranger, du « mzungu », pour ne pas le nommer. Et encore ! Elle n’est pas si simple cette affaire
car le « mzungu » est, bien plus encore, celui qui a inscrit la lecture dans le champ des exigences nouvelles de l’efficacité. La lecture est la clé jumelle de l’écriture pour l’obtention d’un emploi dans l’administration, espace consacré « symbole réussite ».
Certains sont prêts à conclure, rapides en besogne, que la lecture appartient à cette modernité forgée à l’aune de la colonisation, qu’elle est le produit du système occidental qui l’a apportée, telle un cadeau, à un peuple, aujourd’hui encore, ingrat, tant il n’a pas su en profiter. Une grave erreur, s’il en est, car la lecture est bien présente dans la vie du Comorien sans rien devoir à cette modernité.
Il n’est pas de maison sans livre, sans Le Livre (1) ou ses commentaires multiples et variés. Le libraire spécialisé en ouvrages pieux de langue arabe ou calligraphiés en caractères arabes est là pour répondre à la demande des parents, des érudits, des personnes âgées. Les livres sont alors rangés soigneusement dans les malles ou, pour les plus aisés, dans les buffets de salon, transportés, enveloppés dans un linge, par les plus jeunes qui en auront l’usage à l’école coranique. Car il y a là de bonnes raisons de lire et cette fois sans tourner le dos au groupe. Lire le Coran, seul dans la maison, ou sur le tapis de la mosquée, c’est encore être du groupe, de celui des croyants. Lire les ouvrages de commentaires ou de préceptes, c’est se former avec l’espoir de gagner en perfection et de toujours mieux satisfaire Dieu. Lire les versets sans discontinuer, c’est tenter de s’offrir l’extase mystique supérieure à toutes celles factices que le quotidien propose. Nul doute que certains y arrivent. S’il s’agit d’une pause de solitude, elle est naturellement sanctifiée par le groupe qui la reconnaît et l’encourage. Durant certaines périodes, des défis sont même lancés pour savoir qui parviendra à lire le plus grand nombre de versets coraniques. Quant aux chanceux, ceux qui, correctement formés, comprennent l’arabe, ils ont à leur disposition des ouvrages dans lesquels ils s’absorbent en quête de connaissance et dans le souci de l’au-delà. Ainsi, le livre et la lecture font bien partie intégrante de l’univers du Comorien, de manière inégale certes mais toujours dans la même dimension de formation et d’efficacité : légitimité au sein du groupe et souci de gagner le Paradis.
On pourrait alors se demander, ce qui serait advenu, si d’aventure les pratiques de graphie du comorien en caractères arabes, qui ont donné lieu depuis longtemps à des productions écrites, avaient débouché sur une réelle production d’ouvrages en langue comorienne de graphie arabe. L’ensemble de la population formée à l’école coranique, en situation de lire dans sa langue serait peut-être devenu un réel vivier de lecteurs potentiels. La lecture pour l’information ou la formation aurait pu s’inscrire dans le monde naturel du Comorien, marquée par le groupe encore, puisque réalisée dans la langue maternelle. Qui sait alors ce que cette société aurait produit
Lorsque le livre occidental entre dans la vie du Comorien, c’est un livre étranger par essence, puisqu’il est écrit dans une langue étrangère. Pour la majorité, il est avant tout un simple outil, un outil d’étude tel l’abécédaire ou l’uvre de référence du programme. Mamadou et Bineta du primaire, Le Cid du collège, l’Etranger du lycée. On en parle en classe. Plus on avance en âge, moins on a de chance de le posséder, de le toucher même. L’effort des parents, consenti pour les tout petits, ne peut durer dans le temps : les moyens sont rares, la bibliothèque est pauvre, la librairie inexistante ou mal achalandée, et les livres sont chers.
Non seulement le livre est objet utile à la formation, et difficile d’accès, puisqu’il exige la maîtrise d’une langue étrangère mais il connote un autre monde, une autre logique celle de l’Occident, et plus encore celle du colonisateur. Dans ces conditions, c’est une véritable frontière qu’il faut franchir pour devenir lecteur. Franchissement toléré, s’il est motivé par le souci de réussir des études mais rarement pleinement réalisé ; franchissement suspect, voire condamné, dès lors qu’il est fondé sur le besoin de découvrir, de se faire plaisir en conduisant le lecteur à se laisser absorber trop longtemps par cet autre monde.
Lire en pays de Lune n’est donc pas seulement une question de moyens, mais avant tout et plus que tout une question de posture.
Les bibliothèques sont rares, et quand elles existent, les quelques livres sont poussiéreux, peu attractifs, abandonnés sur les rayons. Perçues dans l’inconscient collectif comme des espaces d’étude pour les jeunes, elles appartiennent à l’autre monde, celui des établissements scolaires, celui de l’Occident. S’il est vrai que les conditions naturelles, poussière, humidité, sont des contraintes lourdes pour la vie des livres et des objets en général, il est rare que l’effort d’entretien et de mise en valeur soit réel. Il en va tout autrement pour l’univers du collectif intime, et donc social et religieux, pour celui de la mosquée, pour ne pas le citer. Il semble admis que les ouvrages de bibliothèque ont vocation à être des ouvrages de récupération et donc le produit de dons ou de soldes ; leur intérêt ou leur beauté sont rarement interrogés. Les manuels scolaires, bien souvent de dernière main, auront donc toute leur place dans ces bibliothèques tandis que leur public sera naturellement celui des enfants et des jeunes. Quand des réseaux plus organisés prennent en charge certains espaces, ONG, Clac ou Alliance française, la pratique consiste en général à les pourvoir en livres depuis l’extérieur, le corpus se constituant en référence à des critères étrangers au milieu. Ceci étant, quelles que soient les contradictions et problématiques véhiculées par ces espaces, ils sont absolument essentiels. En effet, ils permettent l’accès au livre, son existence dans le village, et la rencontre entre cet objet et certains individus qui vont s’en emparer pour s’en nourrir véritablement.
On s’accordera à penser qu’il faut une personnalité très forte et assez singulière pour assumer ce besoin d’abstraction du groupe et cette aspiration à voir ailleurs, suscités par la rencontre avec un objet tel que le livre. Et pourtant, ils existent, ces lecteurs passionnés et passionnants, qui circulent dans les rues ou sur les chemins un livre à la main. Portés par les expériences de leur enfance au contact de magazines ou de bandes dessinées, ils ont su en nourrir leur imaginaire pour rester à l’affût de toute forme d’écrit et peu à peu d’une véritable littérature. Ils acquièrent au gré des circonstances, études à l’étranger, rencontres au pays avec des expatriés, des ouvrages qu’ils lisent, relisent et conservent dans des lieux improbables pour les préserver des attaques de l’humidité, de la poussière et des malveillants, qui pourraient s’en emparer pour en faire des emballages de cacahuètes.
Ces lecteurs qui ont l’art de passer leurs nuits à lire à la lueur de lampes, voire de bougies vacillantes – il faut bien continuer le jour à partager la vie du groupe – deviennent peu à peu de véritables gourous auprès des plus jeunes qui, à leur tour, auront ainsi une entrée dans le monde du livre autre que celle de l’étude scolaire. Certains peuvent aller jusqu’à monter ou animer des bibliothèques de quartier, transmettant aux jeunes leur goût du livre pour le livre, leur goût de l’écriture. Ainsi se reconstitue un nouveau lien social, une forme de partage dans la magie de la médiation. Le badamier devient alors le lieu d’un autre échange dont le centre est le livre, potentiel d’enrichissement personnel à nouveau porté par le groupe.
Ils existent, ces lecteurs qui savent repérer sur les rayons d’une bibliothèque l’ouvrage intéressant et s’en emparer pour le dévorer. Ils sont là, ces lecteurs qui entrent dans une librairie et restent des heures à feuilleter les ouvrages, convaincus qu’un jour, ils en feront l’acquisition, capables de dépenser le peu qu’ils ont pour posséder le livre tant convoité, prêts à soumettre au libraire des listes étranges où se côtoient des titres originaux, classiques ou spécialisés. Chance pour eux s’ils trouvent en face une personne susceptible de répondre à leur attente et de commander les ouvrages ; sinon, il faudra faire appel à une connaissance à l’extérieur du pays, en France, pour espérer entrer en possession du livre qui se chargera ainsi de la magie du voyage.
Car si le livre connote un autre monde, il vient aussi d’un autre monde. Cette contrainte de taille conditionne la naissance d’un lectorat à part entière aux Comores ; autrement dit, rend bien improbable une consommation de masse en matière de livre. Cette perspective s’éloigne d’autant plus aujourd’hui que le monde du livre connaît bien des difficultés dans l’économie mondiale.
Il existe pourtant une maison d’édition comorienne, Komedit en l’occurrence. Pour autant, ses ouvrages ne sont pas imprimés et donc produits sur place. Ils doivent ainsi faire un long voyage pour parvenir aux lecteurs et trouver sur place les moyens de leur distribution efficace. Sans conclure hâtivement qu’une production locale serait moins coûteuse, ce que l’on peut facilement réfuter en raison de l’étroitesse du marché, des moyens nécessaires et des exigences de qualité, il est clair que cet éloignement engendre des contraintes et des coûts compliquant l’accès au livre pour un large public.
Le livre s’enferme alors dans son image de produit importé, qui ne peut-être qu’un don ou le fruit d’un achat public improbable. Pourtant, l’acte de liberté que constitue l’achat d’un livre doit être revendiqué comme un aspect incontournable de la politique de développement de la lecture. De la même façon que le Comorien doit pouvoir s’offrir un mets à son goût, un vêtement qu’il jugera joli, il doit pouvoir satisfaire son besoin de lire, mais aussi son désir de posséder un livre neuf qu’il pourra sentir, corner, annoter et porter contre son cur, autant de temps que la magie de la lecture voudra s’opérer. Aujourd’hui, alors qu’un bon nombre de parutions sur les Comores existent, tant en matière d’essais que de poésie, de théâtre ou de romans, voire de livres pour la jeunesse, il est urgent de permettre leur diffusion réelle et leur promotion à travers le pays. C’est un travail qui s’impose, et c’est celui des bibliothèques et du libraire.
Les librairies sont rares aux Comores, comme dans bon nombre d’autres pays du monde, et bientôt, comme dans de nombreuses régions de France où l’existant s’éteint peu à peu. Cela est dû très clairement aux conditions qui sont faites à la diffusion du livre dans le monde, au handicap de l’éloignement, à l’absence de politique publique, en matière d’encouragement au commerce du livre. Mais il faut aussi compter avec la double nature du livre, qui exige d’être porté par la passion et la fascination, et que l’on fasse passer au second plan les perspectives commerciales pourtant essentielles à la pérennisation de l’entreprise.
Cet improbable équilibre se réalise très rarement. Pas de librairie à Mohéli, deux librairies dans la capitale à la Grande Comore, deux librairies dont l’une est toute jeune à Mayotte, une librairie à Anjouan. Ceci étant, si l’on s’arrête à cette énumération, et si l’on tient compte de l’exiguïté de cet archipel, le bilan pourrait sûrement faire pâlir d’envie bien des pays d’Afrique ou d’ailleurs
Réjouissons-nous donc de l’existence de ces espaces potentiellement destinés à offrir l’accès au livre et à permettre à ceux qui veulent se former mais aussi aux « fous de lecture » de trouver leur compte.
S’il faut reconnaître que certaines librairies peinent à sortir de leur statut plus proche de la papeterie et de leur spécialisation dans les ouvrages scolaires de rentrée, il est clair qu’il est capital de chercher à proposer un choix plus large au public.
On constate que les parents sont en demande d’ouvrages d’apprentissage pour leurs enfants en bas âge. Comme s’ils pensaient pouvoir apporter leur contribution dans ce temps d’avant l’école, ils ont le souci de stimuler leur bambin, et on peut alors espérer que le contact avec ces ouvrages développera chez l’enfant un terrain favorable à la lecture. Plus tard, la demande se fait strictement scolaire, il s’agit de se procurer les manuels attendus par l’école publique ou privée. On reste alors sur des ouvrages traditionnels. Mais là encore, l’entrée d’un parent dans la librairie, pour acquérir cet objet ou prendre connaissance du prix, afin de se préparer pour cet achat, est une brèche dans la frontière entre les mondes, responsabilisant différemment l’adulte et, qui sait, donnant de nouvelles idées. Lorsque le jeune collégien ou lycéen vient à la librairie pour se procurer le livre exigé par le professeur, livre dont on ne connaît parfois même pas vraiment le titre, il importe que les livres soient là, mis en valeur, offerts comme autant de possibles même s’ils restent hors de portée des bourses ; le désir naissant, un jour peut-être, en se cotisant à plusieurs, en sollicitant l’aide d’un plus heureux
Et puis les adultes sont là aussi : intérêt pour les livres de cuisine, souci d’apprendre pour partir vers d’autres horizons avec les méthodes de langue, les dictionnaires pour la maison ; passion soudaine sur un sujet qui déclenche des commandes d’ouvrages spécialisés, nostalgie du passé avec le besoin de lire enfin un texte classique étudié autrefois, envie de découvrir et de comprendre avec un titre dont on a entendu une critique à la radio ou à la télévision, besoin de se former avec des ouvrages médicaux ou scientifiques, les demandes sont réelles et stimulent le libraire. Les parutions comoriennes trouvent leur place, à défaut de trouver toujours leurs lecteurs. On parle plus souvent des uvres qu’on ne les lit vraiment. Heureusement, certains titres sont au programme officiel de l’Education Nationale des Comores indépendantes et l’on peut espérer qu’ils seront de plus en plus connus. Quoi qu’il en soit, il est capital que ces parutions comoriennes soient visibles. Car elles portent avec elles l’idée d’une écriture et d’une existence possibles dans ce monde que l’on s’approprie ainsi peu à peu. Le fonds de littérature francophone africaine, caribéenne, indo-océane, a toute sa place, dynamisé dans les Comores indépendantes toujours, par la présence d’uvres inscrites au programme. Tout ceci est encore fragile mais bien réel, et ne demande qu’à être nourri. Et puis, il faut compter avec les « fous de lecture », ceux qui vont aider à enrichir le fonds par leurs suggestions et leurs commandes, ceux qui vont ouvrir les horizons avec des littératures nouvelles, pointues, et forcer le libraire à la créativité et à l’écoute. On imagine alors toute la potentialité de rencontres, d’échanges autour des livres, on devine la perspective d’une appropriation de l’espace par le groupe et la société, le rêve de la fin de la frontière entre le livre et le Comorien moyen.
« On a besoin de livres, il nous faut une librairie ! » C’est cette demande répétée, il y a longtemps, qui a déclenché la naissance d’une librairie. C’est parce que l’idée était essentiellement de faire exister les livres dans un espace, au prix d’un travail d’équilibriste pour ne pas mourir commercialement, que cette librairie a continué à vivre au fil des années. C’est parce que les lecteurs comoriens existent bel et bien, chacun dans ses aspirations diverses et dans son rapport à un monde complexe, c’est parce que les « fous de lecture » continuent à sillonner les rues et à occuper les places de village que les bibliothèques et les librairies se doivent de vivre et de s’animer toujours davantage. Qu’on se le dise et qu’on les y encourage !
Esprit de Lune en mouvement 2012 par roupiyashenda
Diaporama de l’opération « Esprit de lune en mouvement », événement de promotion de la littérature comorienne dans l’archipel, qui a débuté à Limoges, en septembre 2012, à l’intention notamment des scolaires dans l’archipel.
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1. Le Coran.Isabelle Mohamed est libraire.
Bouquinerie d’Anjouan, Anjouan
Bouquinerie de Passamainty, Mayotte
Djando la Waandzishi///Article N° : 11439