En cette semaine charnière pour la Côte d’Ivoire, Africultures a choisi de publier l’éclairante analyse de Christian Bouquet, professeur de géographie politique à l’Université de Bordeaux 3.
La partition du pays en fonction des résultats de la présidentielle est irréaliste, les cartes le montrent. Seules la vérité et la justice peuvent se conjuguer au futur.
Toujours prompts à anticiper, bon nombre d’analystes ont commencé à explorer les chantiers de l’après-Gbagbo et, parmi les tâches prioritaires, voire vitales, qui attendent le président élu, la « réconciliation » est présentée comme la pierre angulaire du mandat d’Alassane Ouattara. De fait, on a entendu, au fil de la crise postélectorale, des voix s’exprimer sur la pertinence d’une nouvelle partition, partant du principe que la Côte d’Ivoire était irrémédiablement coupée en deux et rappelant qu’elle l’avait été pendant cinq ans (2002-2007). Au passage, certains ajoutaient que les oppositions avaient été à ce point exacerbées qu’il serait peut-être sage de renvoyer dos à dos les deux candidats et de recourir à une troisième solution, plus consensuelle et de nature à ramener l’apaisement dans un pays devenu vulnérable aux convulsions.
Certes, les auteurs de ces propositions étaient tous clairement étiquetés dans le camp du chef de l’Etat sortant. Pour autant, toute piste pouvant conduire à une sortie de crise doit être étudiée avec soin, quelles que soient les arrière-pensées qui les accompagnent.
C’est la géographie qui fournit un premier élément d’évaluation de cette hypothèse. Lorsque des colonnes armées venues du Nord ont entrepris de descendre vers Abidjan en septembre 2002, les forces françaises les ont bloquées selon une ligne qui a marqué une sorte de frontière intérieure, matérialisée par une « zone de non-franchissement » entre le Nord et le Sud. Il ne s’agissait pas d’une limite entre deux identités distinctes qui ne pouvaient plus cohabiter, mais d’un tracé dont la logique était militaire et répondait à des impératifs d’urgence. Cette coupure, aussi artificielle que les autres frontières du pays, n’avait donc aucun sens.[Voir carte 1]
D’autres éléments de réponse sont à rechercher du côté des règles de la démocratie : est-ce qu’un pays dans lequel les candidats se départagent à 54/46 à l’élection présidentielle est réellement coupé en deux ? Se lancer dans une telle affirmation reviendrait à nier le principe de base du processus, qui veut que le vainqueur devienne de facto le Président de tous les citoyens de son pays, et rétablisse l’unité dès le jour de son investiture. Sinon, il faudrait redessiner le pays comme suit [Voir carte 2].
Allons plus loin : dans le cas ivoirien, appliquer cette étrange formule pourrait même conduire à isoler un troisième territoire, celui des sept départements dont les résultats ont été invalidés par le Conseil constitutionnel pour permettre à Laurent Gbagbo d’apparaître comme vainqueur [Voir carte
Malgré l’ineptie de cette logique – et puisque certains Ivoiriens persistent à la promouvoir – poussons-la jusqu’au bout. Il faudrait d’abord trouver une échelle de territoire sur laquelle appliquer la fameuse (et surréaliste) barre des 50 %, et faire donner les ciseaux : séparerait-on les régions (il y en a 19) ? Les départements (il y en a 58) ? Les circonscriptions électorales (il y en a 20.073) ? Et, pour Abidjan, recomposerait-on les quartiers (il y en a 13) ? Dans ce dernier cas, où sur l’ensemble du district de la capitale économique Laurent Gbagbo a légèrement devancé (51,9 %) son adversaire (48,1 %), 4 quartiers « reviendraient » quand même à Alassane Ouattara, et le dessin de la partition atteindrait les limites de l’absurde.
En fait, au-delà de son impossibilité, l’idée de tracer sur le terrain des « frontières » basées sur les résultats électoraux démontrerait surtout une incompréhension inquiétante des mécanismes élémentaires de la démocratie.
C’est donc plutôt du côté de la sociologie électorale, dans sa déclinaison ethno-régionale, qu’il faut se pencher pour évaluer la profondeur des oppositions. « Ce pauvre pays est si divisé qu’il ne se réconciliera jamais« , disent à l’envi ceux qui ont été sensibles aux discours ivoiriens des quinze dernières années, et qui sont prompts à épouser une grille de lecture un peu dépassée. De fait, la Côte d’Ivoire compte une soixantaine d’ethnies, et presque autant de dialectes, mais ceux-ci se réduisent à quatre ou cinq langues véhiculaires, et les Ivoiriens maîtrisent très largement – et de belle manière – le français.
On a également tenté d’opposer un « Sud chrétien » à un « Nord musulman », notamment en diffusant à la fin des années 1990 la malheureuse théorie de l’ivoirité. Mais les plus « ivoiritaires » de l’époque, électeurs de l’ex-parti unique PDCI et du « sudiste » Konan Bédié, ont depuis magistralement rectifié leur position en votant massivement pour le « nordiste » Alassane Ouattara. Quant à l’islam, c’est une religion si discrète dans le pays que nul ne sait qu’elle y est pourtant majoritaire : plus de 35 % de la population est musulmane, et le plus grand nombre se trouve dans le Sud. Dans ces conditions, imaginer une solution à l’indo-pakistanaise relèverait de la chimère.
Pour autant, il serait irresponsable de nier que certaines communautés s’affrontent de temps à autre, et parfois violemment. Dans la plupart des cas, il s’agit de conflits d’usage à propos de la terre, conflits exacerbés par la loi foncière de 1998 (dictée par la Banque mondiale) qui a entrepris de donner des titres de propriété pour le moindre arpent, sans tenir compte du droit coutumier qui accordait la terre à celui qui la cultivait. Il a donc fallu trancher entre droit du sol et droit du sang. En privilégiant ce dernier, on a ouvert la voie à des contestations sans fin entre les autochtones descendants des premiers occupants, mais souvent non exploitants, et allochtones souvent implantés là depuis plusieurs générations et auteurs de la mise en valeur des fronts pionniers. Le fait que plusieurs centaines de milliers d’étrangers, notamment d’origine burkinabè, soient inclus parmi les allochtones a facilité l’amalgame entre Ivoiriens du Nord et étrangers. La querelle sur l’origine d’Alassane Ouattara a d’ailleurs prospéré sur ce terreau.
On le voit, on n’est pas tout à fait dans la configuration de communautés viscéralement hostiles entre elles pour des raisons ataviques. On en revient donc à des causes d’affrontements potentiels à la fois plus simples à comprendre et plus difficiles à éradiquer : les conditions socio-économiques. A la campagne, il faudra aménager la loi foncière pour que le tissu social retrouve ses équilibres. En ville, où les violences accréditent peut-être davantage l’idée d’un pays irréconciliable, on a pu voir quelques images inquiétantes de jeunes gbagbistes (partisans de Laurent Gbagbo) traçant à la craie sur des maisons la mention « Ivoirien » ou « non-Ivoirien », inventant à l’occasion une sorte d’étoile jaune sous les tropiques.
On peut espérer que cette dérive xénophobe cessera vite ou sera punie comme il convient. En fait, il faudra surtout résoudre le problème des centaines de milliers d’exclus du système, et notamment des jeunes désuvrés, souvent diplômés, parmi lesquels ont été recrutés la plupart des « Jeunes patriotes ».
De la même manière que les rebelles du Nord en 2002 étaient prêts à rendre leurs kalachnikovs contre des cartes d’identité, on pourrait espérer (rêver ?) que tous les jeunes gens à qui Laurent Gbagbo a distribué de manière irresponsable et criminelle des armes pour le défendre pourraient les rendre contre la promesse d’un emploi
Hélas, il est à craindre que ceux qui ont été indûment armés, au Nord comme au Sud, prennent goût à la vie de rapine et ne rentrent plus dans le moule d’un Etat de droit. La véritable fracture de la Côte d’Ivoire ne sera donc pas entre le « Sud chrétien » et le « Nord musulman », mais plutôt entre ceux qui se sont peu à peu infiltrés dans les interstices interlopes du système et ceux qui acceptent le fonctionnement normal d’une démocratie.
Parmi ces derniers, on devrait quand même pouvoir ranger la majorité des militants du Front populaire ivoirien (FPI), le parti de Laurent Gbagbo, puisque les prochaines élections législatives vont leur donner l’occasion de prendre toute la place à laquelle ils ont droit.
Ainsi recadrée à sa juste dimension, la réconciliation est-elle possible ? Sans doute, mais à deux conditions : d’une part, que tous les acteurs politiques retrouvent le sens de la raison, notamment en faisant cesser les appels à la violence intercommunautaire dans les médias d’Etat et, d’autre part, que la haine qui s’est développée autour du couple bourreaux/victimes soit tempérée par des gestes politiques très clairs en faveur du retour dans le pays d’une justice implacable, indépendante des partis, et soucieuse de traiter toutes les exactions restées impunies au cours de la dernière décennie, depuis le charnier de Yopougon en 2000 jusqu’à celui de Duékoué en 2011, en passant par les escadrons de la mort, les assassinats, les manifestations réprimées à balles réelles, les marchés bombardés au mortier
« Vérité, justice et réconciliation« , voilà sans doute le chantier fondateur de la nouvelle Côte d’Ivoire. Il ne devrait pas être au-dessus des forces des Ivoiriens, dont on n’entend pas suffisamment la majorité silencieuse, celle qui aspire à la paix et qui saura se mobiliser quand les armes se seront tues. Il ne faut pas méconnaître l’énergie sociale qui a toujours permis au pays de survivre à toutes les crises.
Article initialement paru sur Slateafrique : [Slateafrique ]///Article N° : 10056