Fespaco 2011 : le documentaire face au reportage

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Le jury documentaire de la 22ème édition du Fespaco de Ouagadougou (26 février – 5 mars) fut unanime et ne prit aucun risque en offrant le premier prix à The Unbroken spirit de la Kenyane Jane Murago-Munene. D’une manière générale, un amalgame se crée entre documentaire et reportage dans de nombreux festivals, et le Fespaco semblait cultiver l’exercice à plaisir. Nous ne reviendrons pas ici sur les nombreux reportages présentés dans la sélection ou le panorama « documentaires » pour n’aborder que quelques films faisant débat. Le reportage dessert le cinéma, tandis que le documentaire devient dur à dénicher. Après avoir traité à part le magnifique Dans le silence, je sens rouler la terre, de Mohamed Lakhdar Tati (cf. critique [ici] et interview [ici]), attardons-nous donc d’autres propositions d’un genre qu’il faut réhabiliter rapidement dans sa dimension de création.

La pédagogie, voilà la grande tentation. Le public juge souvent un film à son message et apprécie les films qui confortent ce qu’il pense déjà, non sans vouloir découvrir une nouvelle culture et de nouveaux visages, voire se laisser emporter par de somptueux paysages. Mais est-ce la raison du filmage, du cinéma et de l’art en général ? Quand le cinéma perd ses moyens, quand il ne retrouve plus le style de ses auteurs, il se fait reportage et ne participe plus à la réflexion : il se fait pensée conclue, celle du poseur d’images. Faire un film sur un sujet équivaut à orienter le regard du spectateur vers un je-ne-sais-quoi qui progressivement sera dénaturé. Faire un film pour un sujet revient par contre à ouvrir une brèche, la laisser entrouverte et demander au curieux de s’y engouffrer, histoire de réfléchir sur l’essentiel. En cela, le documentaire ou essai, est un genre cinématographique qu’il ne faut en aucun cas dénigrer car il propose une vision noble et remarquable : la sensibilité personnelle et intime du cinéaste. Un film qui se colle l’étiquette du documentaire ne peut renier ce langage sous peine d’être oublié.
La notion de temporalité peut aussi différencier le reportage de l’essai. Des questionnements fusent de partout et très souvent des querelles prennent corps. Enregistrer un état des lieux mais ne pas le confronter à son histoire personnelle relèverait d’un refus inconscient de relier le passé au présent. Godard disait très justement que les mauvais films sont au présent, (1) mais comment ce présent pourrait, dans ce cas précis, devenir une éventuelle conclusion filmique du cinéaste ? Son intérêt, c’est justement de mettre en scène sa propre intimité de telle manière que le spectateur puisse s’y (re)connaître. « Nous ne demanderions à l’art que de nous enseigner l’histoire s’il n’était qu’un reflet des sociétés qui passent avec l’ombre des nuages sur le sol. Mais, il nous raconte l’homme, et l’univers à travers lui« , disait quelque part l’historien Eli Faure. A contrario, le reportage ne peut que fonctionner au passé car sa conclusion filmique se périme rapidement, incapable de se renouveler dans sa pensée.
Le documentaire peut à cet instant être le reflet des questionnements les plus intimes de l’auteur, qui tendraient ainsi vers une sorte de reterritorialisation d’un espace, d’une carte, d’une figure, le tout confronté à son histoire personnelle, comme s’il se sentait le besoin d’exister par la géographie du cinéma. En cela, le tunisien Hichem Ben Ammar, par le biais de son film Un conte de faits, tentait de présenter les désillusions et autres échecs d’une génération qui lui était familière (la sienne). En filmant le rapport père/fils, en insistant sur la figure d’un enfant, génie du violon qui finira par étudier dans l’une des plus grandes écoles de musique (hors de Tunisie), en valorisant légèrement et parfois avec quelques maladresses, le côté nationaliste du sujet (un Tunisien peut réussir là où seuls les Occidentaux avaient leur place, désir d’exister coûte que coûte), Ben Ammar tisse plusieurs pistes narratives et les relie toutes à ce père, son véritable alter ego. Ce déséquilibre entre la mémoire (le père, Ben Ammar, les années 80) et l’avenir (le fils, la Tunisie… et finalement la révolution du Jasmin) déstabilise un spectateur confronté à la difficulté du réalisateur à se positionner dans ses intentions. En cela, le titre est révélateur : « Un conte » symbolise le père (l’avenir qu’il n’a pas eu et qu’il reporte sur son fils), « de faits » traduit la place importante du fils, celle qui devrait emmener le film vers le documentaire. « L’art doit suggérer les rapports du fait avec l’homme »…Un conte de faits en est malheureusement le contraire.
Autre exemple de cette reterritorialisation avec Le Docker noir de l’Algérienne Fatma Zohra Zamoum, où il est question d’un visage tutélaire, celui de l’écrivain et réalisateur Sembene Ousmane. Zamoum se réapproprie à sa manière des mots, des images et finalement quelques-uns des plans du cinéaste sénégalais afin de cerner les contours de son processus de création. Cela donne un enchaînement d’analyses pertinentes et d’extraits de films, le tout monté et finalement présenté sous la forme d’une pédagogie étirée. L’idée de départ est trop vite rattrapée par ce désir de tout mettre sans pour autant écarter les pistes qui auraient pu relier le passé (le rapport de Zamoum à Ousmane) au présent (Zamoum, son métier, sa vision, son regard, son cinéma), c’est-à-dire les points communs qui motivèrent la réalisatrice à se pencher sur l’une des plus importantes filmographies du cinéma mondial. Le spectateur finit par avoir ce sentiment malsain d’avoir toujours un plan de retard comme si Zamoum, avec son acuité foudroyante, ne prenait pas le temps de le remettre à hauteur de ses intentions. Zamoum, involontairement, demande au spectateur de croire en l’intelligence de son procédé, quitte à le laisser errer au beau milieu de discours réflectifs conséquents. Le mieux serait de (re)voir les films de Sembene…
Le documentaire peut aussi devenir une sorte de corde que, pour ne pas tomber dans l’oubli, l’auteur tendrait en direction du spectateur, pour qu’il s’en saisisse. La question, donc, qui revient sans cesse est : « Comment en sommes-nous arrivés à cet état des lieux ?« . Interrogation importante car elle renvoie à nos peurs les plus primitives et surtout convoque la raison de n’importe quel filmage, celui, qui (re)définit le cinéaste. C’est pour cela qu’il faut impérativement cesser de faire des concessions, de laisser passer des ersatz de documentaire qui discréditent le genre et de prendre le temps d’accepter leurs propositions particulières, sous peine d’être hors-sujet.
Dans L’Eau va à la rivière, d’Ed Adamo Kiangebeni (Angola / RDC), il est impossible d’esquiver un sourire tant le parcours du réalisateur est semé d’embuches émotionnelles qui le perturbent au plus haut point. Né en Angola en 1975, réfugié au Congo en raison de la guerre civile et vivant finalement en Belgique depuis l’âge de 16ans, Kiangebeni revient à Kinshasa pour tenter de (re)trouver le chaînon manquant de son histoire personnelle. Idée intéressante car reliée aux atermoiements du cinéma, mais très vite embourbée dans un filmage démonstratif où chaque larme de cette immigration serait un contrepoint maladroit à cette quête initiatique. Echec assumé à la fin du film : « Je quitte le Congo et retourne dans mon pays, la Belgique. Je quitte mon ami et ne peux lui dire « A la prochaine » car ce serait lui mentir« . Conclusion implacable !
De tous les films proposés en compétition documentaire, On n’oublie pas, on pardonne de la Congolaise Annette Kouamba Matondo fut le plus risqué et sans doute le plus pertinent. Convoquant une pièce de théâtre rédigée par l’auteure Sylvie Diclos Pomos sur le massacre du Beach au Congo perpétré par l’armée régulière sur la populace en 1998, la réalisatrice va s’emparer du sujet, l’aérer au possible, reprendre de sublimes dialogues de la pièce de théâtre et l’illustrer de plans de carcasses de bâtiments sentant la mort. La première partie atteint le sublime tant les mots épousent le squelette d’une honte calculée tout en conservant l’aspect cinématographique : le hors-champ devient alors un vecteur de mise en scène. Dommage que dans les dernières minutes, Matondo se sente obligée d’orienter son film vers une série de remerciements et de témoignages en forme d’hommage autour de l’écrivaine. Regrettable car à cet instant précis, le cinéma est dominé par le cadenas artificiel du reportage ! Une réalisatrice à suivre.
Autre claque du documentaire à Fespaco, Bon séjour, qui narrait les pérégrinations d’anciennes et d’actuelles prostituées, les caisses de leurs témoignages résonnant dans la salle de cinéma et leurs propensions à lutter fleurissant dans le cadre des deux cinéastes. Beaucoup de liberté, mais de nombreuses remontrances contre le fléau absolu, l’homme. Au début, il y avait un autre film : Amour, Sexe et mobylette. Plus léger, moins frontal mais qui relatait les faits de ce cabaret/restaurant nommé Bon Séjour. Puis un jour, Mariam apparu. Très vite, les deux auteurs comprirent qu’un film pouvait se faire, sorte d’extraction de la face cachée de l’iceberg. Bon séjour était né.
Traité comme un morceau de jazz et avec une lenteur salvatrice, le temps dans Bon séjour sonne tel le va-et-vient de la boîte à musique. On aurait pu craindre le pire dès la première séquence où la figure de Mariam, mitraillée par un montage nerveux, se livre entièrement face caméra, en clamant qu’elle refuse la lâcheté. Ambiance film noir, verbe hésitant, sueur qui perle sur son front et attaque frontale. On aurait pu craindre le pire, on a finalement tort. Surgissent alors trois histoires, trois belles façons de convoquer l’ambiance amère des regrets. A visages découverts, ces femmes racontent leurs mésaventures, les périodes où elles furent de longilignes esclaves sexuelles et surtout le dégoût qu’elles éprouvent pour les hommes. « Ne prends pas ton cas pour une généralité« , sonne le fameux adage, mais c’est bien cette généralité qui laisse penser que les blessures ne seront jamais cicatrisées.
Filmées à l’épaule, ces « Gervaise » africaines, anoblies par la caméra des réalisateurs, refusent la pitié et veulent qu’on les traite avec dignité. En cela, le film penche pour un travail autour de la durée, créant une certaine respiration entre les séquences. Le cloisonnement est finalement écarté pour mieux cerner la solitude de ces coureuses de fond. Bazzoli et Lelong ont ainsi capté avec beaucoup d’élégance ces magnifiques odes à la liberté tout en refusant de flirter avec le bras long du maniérisme. Chapeau bas !

1. « Le cinéma c’est ça, le présent n’y existe jamais sauf dans les mauvais films »///Article N° : 10057

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Bon Séjour
On n'oublie pas, on pardonne





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