Créer son jardin créole: le lieu et l’identité dans “Là où les chiens aboient par la queue”, d’Estelle-Sarah Bulle

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Yacine Simporé analyse les liens entre les lieux et les identités dans le roman « Là où les chiens aboient par la queue » d’Estelle-Sarah Bulle. Un article publié initialement sur Dearl.

Nul besoin d’ancrer son identité en seul lieu. Qui nous sommes résulte de souvenirs, d’expériences ou de réflexions qui parfois se rattachent à plusieurs cadres spatiaux différents. Que faire alors pour préserver dans nos esprits, ces lieux qui nous marquent? Comment se nourrir de ses expériences “là-bas” pour mieux de se définir “ici” ? Dans son premier roman “Là où les chiens aboient par la queue”, Estelle-Sarah Bulle aborde ces questions en croisant les lieux, les temps et les paroles entre la Guadeloupe et la métropole depuis la fin des années 40. L’auteure nous présente une succession de récits d’une fratrie guadeloupéenne sur l’histoire de leur famille et des raisons de leur exil en métropole. Des mémoires d’Antoine, Lucinde et Petit-Frère, jaillissent leurs combats mais aussi un pesant sentiment d’indignation et d’impuissance face aux inégalités socio-économiques qui les poursuivent depuis leur petit village de Morne-Galant, à Créteil, en passant par les bidonvilles de Pointe-à-Pitre. La nièce, une jeune femme métissée née en banlieue parisienne, absorbe avidement ces récits pour définir son rapport avec la Guadeloupe et la métropole, deux endroits où elle se sent parfois étrangère.

Il y a de ces récits où le cadre spatial n’est que discrètement mentionné pour laisser plus de place aux personnages. Il y en a d’autres où le lieu et l’espace jouent un rôle primordial dans leurs trajectoires. C’est le cas de ce roman, où les lieux, parce qu’ils limitent ou libèrent, s’imposent autant que les personnages dans les récits, en les propulsant constamment vers une frontière toujours plus lointaine, jusqu’à un point d’arrivée qui semble inéluctable pour se réaliser.

Nulle part

“Morne Galant n’est nulle part… Dans ce désert du bout du bourg, il n’y avait que nous et les bœufs.”

C’est dans ce village égaré et somnolant à quelques heures de Pointe-à-Pitre que la famille Ezechiel avait fièrement acquis un bout de terre, cinquante-ans après l’abolition de l’esclavage.  Antoine, Lucinde et Petit-Frère y passent leur enfance jusqu’à l’adolescence. Morne-Galant est loin des priorités des politiques prises en métropole, mais en subit lourdement les répercussions. C’est un lieu qui enferme, mais qui représente aussi une sorte de refuge pour ses habitants qui auraient tenter une expérience malheureuse à l’extérieur. Morne-Galant est aussi une terre où deux luttes cohabitent; celle de ceux qui cherchent à survivre en travaillant ardemment la terre, et celle d’une poignée de personnes qui parce qu’elles ont l’avantage d’une peau plus claire, cherchent à maintenir leur pouvoir. Ce lieu rappelle inévitablement “Le fonds” que Toni Morrison décrit dans Sula : un endroit reculé qui importe peu au reste du monde et dans lequel une communauté noire et pauvre tente de survivre malgré les minces opportunités qu’il existe. Que ce soit à Morne-Galant ou dans “Le fonds”, les cloisons semblent lourdes à soulever pour atteindre un monde meilleur. Le sort de ces communautés reste teinté de la violence de leur histoire dont elles en subissent encore les conséquences.

Mais les contours de l’isolement et de la misère ne se limitent pas à Morne-Galant. Chaque membre de la fratrie s’aventure l’un après l’autre vers Pointe-à-Pitre pour sortir de l’obscurité. Ils sont surpris que la richesse et la pauvreté se côtoient si banalement d’un trottoir à l’autre. Ils y constatent “une misère plus âpre” que celle de Morne-Galant, mais décèlent une possibilité même modeste de parvenir au succès et à la liberté.

Enfin, la banlieue parisienne est définie comme “cet autre nulle part”, un autre sas avant le lieu où tout se passe et où l’on se réalise vraiment. C’est “un paradis sans histoire”, des espaces pensés comme des ballons d’essai pour l’avenir, “pour des enfants à qui on apprendrait à être propres et français”. C’est malgré tout le point d’arrivée qu’étrangers, pauvres et immigrés de l’intérieur choisissent délibérément ou selon une logique socio-économique qui s’impose subtilement à eux.

De la nécessité de partir

“La Guadeloupe, c’est comme une salle d’attente où on a fourré des Nègres qui n’avaient rien à faire ensemble. Ces Nègres ne savent pas trop où se mettre, ils attendent l’arrivée du Blanc ou ils cherchent la sortie.”

Parfois le lieu lui-même dicte la trajectoire des personnes. Parce que ni Morne-Galant ni Pointe-à-Pitre ne sont des lieux où les habitants se sont installés par choix, ces derniers semblent inévitablement être contraints à chercher la sortie un jour ou l’autre. Dans ces récits, trouver l’issue c’est renoncer à tout espoir de perspectives meilleures dans l’espace habité. L’île joue ici un rôle d’empêchement. Elle est le lieu où les personnages à un moment donné se sentent“englués comme des mouches dans une toile d’araignée’’. Un lieu où toute idée de progrès est tuée avant même qu’elle ne puisse germer.

Chacun des récits de la fratrie insiste sur cette perception de la ville et de la société comme cadre étouffant. Il faut alors partir pour conjurer le sort, pour mimer ceux qui les ont précédés ou pour ne pas commettre la même erreur que ceux qui sont restés.                                                                                                                 

Rester comme acte de résistance

Quand le lieu qu’on connaît change progressivement sous nos yeux, y rester devient le seul moyen de l’empêcher de disparaître complètement. C’est du moins ce dont est convaincue Antoine.

“Des cubes de bétons qui sortent pour loger cent familles à la fois’’, des usines qui ferment les unes après les autres car la banane et le rhum antillais sont de moins rentables, aux des départs de plus en plus fréquents vers la métropole à travers le Bumidom*, Antoine observe avec beaucoup d’inquiétude la transformation de son île. Néanmoins, les nombreux récits d’échecs d’exilés et son refus d’abandonner ce qu’elle a construit la poussent à rester.

L’auteure met en avant plusieurs procédés que le personnage met en œuvre pour résister avant de se résoudre à l’exil. Après le constat d’une Guadeloupe qui tombe en désuétude, Antoine invoque d’abord une force externe spirituelle pour trouver de la ressource pour combattre et ne pas être une victime de plus de ces bouleversements. Elle se repli ensuite sur elle-même, communique avec les saints et les morts dans le but de s’évader mentalement pour trouver son lieu intérieur à défaut de se reconnaître dans le lieu habité. Mais comme Petit-frère, Lucinde et bien d’autres, Antoine finit par déposer les armes de la résistance pour céder à l’appel du lointain.

“J’avais le sentiment de connaître mon île par cœur. Je ne voulais plus accepter ses champs de malheurs et de contradictions. Je ne voulais plus me réveiller en sursaut et transformer ma tête en soufrière.”

“Là où les chiens aboient par la queue” est une expression créole désignant un lieu complètement égaré. Un endroit si coupé du reste du monde que l’on oublie ceux qui y vivent même s’ils tentent de se faire entendre. On comprend à travers les récits de la fratrie Ezechiel que cette expression pourrait tout autant caractériser leur village natal de Morne-Galant, que les faubourgs de Pointe-à-Pitre ou certaines banlieues populaires de la métropole. Chaque personnage en quête de liberté, s’engage dans un labyrinthe mais se retrouve au bout du compte enfermé peu importe l’issue trouvée. Finalement, comme le recommande Antoine à sa nièce, la seule manière de se consoler de cette quête souvent peu fructueuse, est de créer dans les lieux où l’on s’ancre, “son propre jardin créole” qu’il soit spirituel ou physique, pour garder le souvenir du lointain au fond de soi mais aussi pour reprendre le contrôle de son existence ne serait-ce que sur un petit bout d’espace.

Yacine Simporé

Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer: organisme public français existant entre 1963 et 1981 pour accompagner l’émigration des habitants des départements d’outre-mer vers la France métropolitaine.

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