Cuba l’africaine

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 » Qui n’a pas de sang Congo a du sang carabali « 
Proverbe cubain

Ode à Cuba
Rien ne vaut le poète pour immortaliser sa terre, pour magnifier son île natale. De sa voix héritée de ses deux aïeux – hanté par l’Afrique et l’Espagne-, Nicolás Guillén invoque son île métisse :
 » Sur la mer des Antilles
Qu’on appelle aussi Caraïbes,
Battue par des vagues farouches
Et ciselée de molle écume,
Sous le soleil qui la repousse,
Chantant, des larmes plein les yeux
Cuba navigue sur sa carte
Comme un long crocodile vert,
Avec des yeux d’eau et de pierre  »
Selon le dominicain Bartolomé de Las Casas, qui eut le privilège de lire (et de transcrire) en premier le journal de Christophe Colomb, l’île de Cuba a été découverte le 21 octobre 1492. Il la confondit avec la Terre Promise des épices et de l’or pour laquelle il entreprit sa périlleuse traversée et ne put contenir son émerveillement en accostant dans cet Ailleurs qui lui paraissait paradisiaque. Las Casas écrira pour le Gênois :  » l’Amiral dit que jamais il n’a vu terre si belle « . Et d’ajouter :  » l’île, poursuivit-il, est pleine de très belles et très hautes montagnes, quoique de peu d’étendue « . Depuis lors, la Perle des Antilles a toujours suscité convoitises et fascination : tout au long des XVIe et XVIIe siècles, des corsaires hollandais, français et anglais tentent à plusieurs reprises – mais sans succès – de s’emparer de La Havane, la porte prospère des Caraïbes. Hormis une courte occupation anglaise de 1762 à 1763, les Espagnols en font une colonie privilégiée de peuplement. Après la guerre d’Indépendance commencée en 1895, l’Espagne abandonnera, en 1898, à son plus grand désespoir, le dernier bastion d’un Grand Empire en déclin, sans jamais vraiment se remettre de cette perte. Depuis l’Amendement Platt de 1901, qui obligeait Cuba à soumettre tout accord diplomatique et militaire à l’autorisation des Etats-Unis, l’Aigle Impérial, puissant et arrogant voisin, devra – tout au long de ce siècle – contenir ses pulsions expansionnistes, surtout à partir de 1959 où l’avocat Fidel Castro arrive au pouvoir.
Rêves d’étrangeté, d’évasion, de dépaysement et épanouissement des instincts primaires articulent – de nos jours – de nouvelles convoitises et passions, nourries par une conjonction de mythes aussi réels qu’imaginaires : la Révolution tropicale de 1959 qui, contre vents et marées, tente de survivre, pour elle-même ou contre elle-même, en dépit d’un naufrage socio-politique et économique ; le mythe du Guerrillero Che Guevara, avec Nelson Mandela l’un des rares mythes consensuels de ce siècle, symbolisant à la fois le sacrifice, l’altruisme et l’austérité ; la coexistence et le métissage des races et des cultures ; une musique incitante ; une littérature foisonnante de José Martí (humaniste, poète et idéologue de la Patrie) à Reynaldo Arenas (enfant mi-terrible mi-prodige des lettres cubaines), en passant par Alejo Carpentier, José Lezama Lima, Nicolás Guillén, Virgilio Piñera, Cintio Vitier, Guillermo Cabrera Infante, Nancy Morejón, Jesús Díaz, Senel Paz, Zoé Valdés et Eliseo Alberto… L’île traverse et transparaît aussi bien dans les littératures que dans les autres arts comme une ombre lancinante et obsédante, ou mieux, comme Une île qui se répète, pour faire honneur au titre du bel essai (encore inédit en français) d’Antonio Benítez Rojo.
Esclavage et Transculturation
L’historiographie situe entre 1512 et 1513 la première entrée des Noir à Cuba dans les cales des vaisseaux négriers afin de remplacer la main d’oeuvre autochtone. Pendant quatre siècles environ, les migrants nus (Edouard Glissant) arrivaient comme esclaves – yoruba, kongo, manding et autres – et avaient à peine la place qu’occupaient leurs corps. Moins encore : tambours et autres instruments de musique, statuettes, masques et autres objets de culte ne purent effectuer la traversée de transatlantique. La survie les obligea à recréer, à l’aide de leur mémoire (le seul outil dont ils disposaient), des lambeaux de la culture matérielle et spirituelle de leur terre originelle. La plantation esclavagiste devint ainsi un terroir de frottement, de transmission et de reproduction de l’inconscient collectif africain : le recours mythique à l’Afrique faisait office d’arme miraculeuse (Aimé Césaire) dans la résistance contre la dépersonnalisation et le déracinement. Tant dans les Caraïbes qu’au Brésil, le contact inévitable, ponctué des longues journées d’asservissement, avec la culture européenne fut à l’origine de nouvelles formes culturelles : la musique, la danse, les moeurs, la langue (le créole en Martinique, Guadeloupe, Guyane, Haïti…), les croyances et pratiques magico-religieuses, les arts culinaires, la famille et la pharmacopée procèdent de la transculturation.
La saccharocratie (noblesse sucrière) sera rétive à toutes les tentatives d’abolition de l’esclavage car jusqu’à son abolition à Cuba en 1886, les Noirs esclaves seront la cheville ouvrière de l’économie sucrière cubaine. Aucune des clauses qui pouvaient être favorables aux esclaves des trois Codes Noirs espagnols inspirés du Code Noir français de 1685 – conçu par Jean-Baptiste Colbert – ne sera appliquée, ni à Cuba ni dans aucune des colonies espagnoles.
 » Sans le Noir, Cuba ne serait pas Cuba « 
Comme toutes les sociétés des Amériques où il y a eu des sangs mêlés, l’histoire de la société cubaine ne fait pas l’économie de l’exclusion ou du déni larvés ou explicites des réalités africaines considérées comme indignes ou immorales, puisque portées par des Noirs. Jusqu’au début du siècle, l’attitude envers les Noirs dans les études afro-cubaines est négative, comme le rappelle l’ouvrage d’Erwan Dianteill, Le Savant et la Santero (L’Harmattan, 1995), qui restitue la naissance, l’évolution (avec toutes ses contradictions) et les enjeux idéologiques et raciaux des sciences sociales à Cuba :  » au XIXe siècle, une telle question est ignorée, ou bien traitée avec la plus grande imprécision – et le plus grand mépris… En effet, la société esclavagiste ne repose pas seulement sur la contrainte par le travail. Elle se fonde aussi sur un ensemble systématique de notions discriminatoires : les caractéristiques corporelles, les pratiques vestimentaires, linguistiques, alimentaires des esclaves noirs sont connotées négativement, celles des maîtres blancs positivement « .
Pendant la première moitié de ce siècle, le polygraphe Fernando Ortiz, considéré comme le Troisième Découvreur de Cuba après le géographe Von Humboldt, tente de mettre de l’ordre dans le débat. Ses recherches anthropologiques et sociologiques contribuent à mieux cerner l’apport des Noirs dans la formation de l’identité cubaine. Après une première période quelque peu ambiguë et raciste qui sera surmontée ultérieurement, le père de l’ethnologie afrocubaine explore les ciments de la cubanité et de la cubanía, résultantes d’une transculturation féconde d’éléments de diverses origines. Le détour de Ortiz vaut sa conclusion :  » Sans le Noir, Cuba ne serait pas Cuba « .
Négrisme et Littérature
En présence d’Ogé, médecin et philanthrope métis d’origine haïtienne, un personnage (Sofía) de Carpentier dans Le siècle des Lumières (Gallimard, 1962) condense les préjugés de l’époque et au-delà :  » Pour elle, être noir ou négroïde signifiait être domestique, docker, cocher ou musicien ambulant… Elle admettait bien cette idée [égalité des races] comme une spéculation humanitaire, mais elle ne se résolvait à accepter qu’un nègre pût être médecin de confiance ni qu’on mît la santé d’un parent entre les mains d’un homme de couleur. Nul n’eût songé confier à un nègre la construction d’un palais, la direction d’une controverse théologique ou le gouvernement d’un pays « . Et Victor Hugues de rétorquer avec la ferveur des Premiers Révolutionnaires :  » Tous les hommes sont nés égaux « . Victor Hugues portera, en même temps, le décret de l’abolition de l’esclavage et la guillotine dans les Caraïbes. Avec la même ferveur, Victor Hugues appliquera par la suite le décret qui institue à nouveau l’esclavage dans les colonies françaises.
Le Noir comme domestique, docker, cocher ou musicien ambulant perdure donc aussi bien dans le réel que dans les images ou représentations littéraires. Deux ruptures littéraires cependant : la première oeuvre de la littérature cubaine connue à ce jour, Espejo de paciencia (Miroir de patience) de Fernando de Balboa, écrite en 1608, où la bravoure d’un éthiopien (entendre Noir) est célébrée. Au XIXe siècle, Autobiografía du poète esclave, ou mieux, de l’esclave poète Juan Francisco Manzano, écrit en 1835, porte les affres de la condition servile. A l’époque, la poésie pouvait-elle affranchir un nègre, de surcroît esclave ?
La poétique du mouvement negrista – pendant l’entre deux-guerres et parallèlement au mouvement de la Négritude – se propose, en effet, d’émanciper et de réhabiliter le Noir et ses traces jusque-là refoulées puisque considérées comme indignes et illégitimes. L’esthétisation des référents noirs raffermit et réoriente la quête nécessaire de l’identité : poésie et fiction y contribuent avec vigueur. Nicolas Guillén, après un tâtonnement avec Motivos del son (1930), dessine les contours de l’esthétique négriste avec Sóngoro Cosongo (1931). Dans les îles voisines, Porto Rico et Saint-Domingue, Luis Palés Matos et Manuel del Cabral cristallisent les poussées les plus réussies de ce voyage rythmique vers les sources africaines afin de restituer certains replis de la culture des Caraïbes. Des romanciers comme Alejo Carpentier conçoivent une bonne part de leur création romanesque – de Ékué-Yamba-O (1933) à Concert Baroque (1974) – autour de la participation légitime des Noirs des Caraïbes dans le devenir de l’Histoire contemporaine. Beaucoup d’autres voix suivront aussi bien à Cuba que dans toutes les Amériques Noires : Manuel Zapato Olivella, Adalberto Ortiz, Nelson Estupiñan, Carlos Guillermo Wilson (Cubena) etc.
Cuba l’Africaine
 » L’homme est au-dessus du Blanc, du Mulâtre et du Noir. Le Cubain est au-dessus du Blanc, du Mulâtre et du Noir « . Par-delà ce voeu de José Martí, écarts, ambiguïtés, silences et ratures entre discours et réalité constituent la toile de fond de la question noire à Cuba. En dépit de leur participation aux grands épisodes de l’Histoire du Pays et de l’égalitarisme austère – et sans distinction de races – prôné sous la Révolution de 1959, les populations noires sont à nouveau marginalisées. Ruses, détours, stratégies, mais aussi résistances et compromis, ordonnent la survie culturelle des valeurs noires à Cuba. Tout comme la survie de toutes les couches sociales de l’île à un moment où tous les acquis s’effritent en raison de la pénurie et de la déliquescence qu’elle entraîne. Qu’en est-il ou qu’en sera-t-il de l’Île et des traces africaines ? Écoutons une suggestion de Guillermo Cabrera Infante :  » Cuba restera là, comme l’avait dit quelqu’un, cette triste et malheureuse et large île restera là après le dernier Indien et le dernier Espagnol et après le dernier Africain et après le dernier Américain et après le dernier des Cubains, survivant à tous les naufrages et éternellement baignée par le courant du golfe : belle et verte, immortelle, éternelle « . Belle et verte, immortelle, éternelle, avec ses réminiscences africaines. De plus en plus vivaces. Et de plus en plus fécondes. Cuba l’Africaine.

Suggestions bibliographiques :
Dianteill Erwan, Le Savant et le Santero : naissance de l’étude scientifique des religions afro-cubaines (1906-1959), L’Harmattan, Paris, 1995.
Fernández Ferrer Antonio, La isla infinita de Fernando Ortiz, Instituto de Cultura Juan Gil-Albert, Alicante, 1998.
Lavou Victorien, Les Noirs et le Discours identitaire latinoaméricain, Marges, Presses Universitaires de Perpignan, Perpignan, 1997.
Guicharnaud-Tollis Michèle, L’émergence du Noir dans le roman cubain du XIXe siècle, L’Harmattan, Paris, 1991.
Pageaux Daniel-Henri,  » Images noires de l’Amérique Latine « , Notre Librairie, nº91, janvier-février, Paris, 1988.
Poumier María,  » Fernando Ortiz (1881-1969), ‘troisième découvreur de Cuba’ « , Espace caraïbe (Revue Internationale de sciences humaines et sociales), nº1, 1993. ///Article N° : 764

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