Dans son documentaire Noirs dans les camps nazis, Serge Bilé donne la parole à quelques témoins qui racontent les vexations spécifiques infligées aux Noirs dans les camps de la mort.
» Ceux qui ne se souviennent pas du passé sont condamnés à le revivre « . C’est avec cette phrase de Santayana que Serge Bilé ouvre son film. La question du souvenir est vive en cette ère de commémoration de l’extermination des Juifs et de polémiques autour des déclarations provocatrices de Dieudonné, renforcées par l’agression dont il fut l’objet en Martinique. Serge Bilé dut se démarquer des positions de l’humoriste par un communiqué de presse*.
Le succès du livre portant le même titre a sans doute motivé la sortie en salles de ce documentaire déjà ancien (1995). Dans une chronique publiée dans Le Monde du 20-21 mars 2005, un historien, un universitaire et un professeur d’histoire répliquent au livre de Serge Bilé avec un titre inverse : » Les nazis n’ont pas déporté les Noirs « , cherchant surtout à contrer l’idée selon laquelle les Noirs auraient partagé le sort des juifs en raison de leur couleur de peau. La vieille question de la hiérarchie des mémoires remonte donc une fois de plus à la surface, comme si on pouvait mettre les douleurs dans une balance. La brutale et absurde condamnation de l’intensité d’une commémoration (la déportation des juifs) sous prétexte que l’autre n’est pas à la hauteur (la déportation des Noirs) couvre la nécessité du souvenir d’un voile d’incompréhensions et de procès illégitimes.
Dans ce contexte, on pourrait penser que le livre et le film de Serge Bilé remettraient les pendules à l’heure. Mais il faudrait pour cela qu’ils soient moins approximatifs. Pourtant, est-ce bien là le problème ? En l’absence de données statistiques (les Noirs n’étant pas comptabilisés en tant que tels mais sous l’étendard du pays colonisateur) et devant le peu de témoignages existants et le peu d’études sur le sujet, le journaliste Bilé, qui ne se prétend pas historien (cf. sa réponse dans Le Monde du 30 mars suivant), se concentre sur quelques témoins et replace leurs dires dans le contexte général de la persécution des Noirs, avec notamment une incursion à Gorée. Il s’attache à quelques destins emblématiques et convoque des spécialistes pour cerner les circonstances : privation pour les Noirs de la citoyenneté allemande, interdiction des mariages mixtes pour préserver la » pureté de la race aryenne « . Mais le dossier reste finalement assez maigre : c’est bien aux juifs, aux homosexuels, aux Tziganes et aux politiques et résistants de toutes sortes que les nazis en voulaient avant de s’intéresser aux Noirs en tant que tels.
Qu’importe : des Noirs furent déportés et leur destin fut particulier du fait de leur couleur de peau. Des vexations spécifiques leur furent appliquées comme pour cette déportée surnommée » Blanchette » : forcés de danser après le travail ou torturés à l’eau pour laver leur couleur noire. C’est bien là que le livre et le film de Serge Bilé trouvent leur légitimité : documenter, dans un contexte non encore étudié, la singularité des projections envers les Noirs. Il s’agit, pour Bilé, de » redonner à ces hommes et à ces femmes, depuis trop longtemps oubliés, leur juste place, si minime soit-elle, dans cette tragédie « . Les témoignages insistent en retour sur la solidarité des déportés qui eux ne faisaient pas de différence.
Pour tenir un documentaire sur la durée d’un long-métrage, il faut beaucoup d’art et du contenu. C’est malheureusement ce qui manque ici. Les maladresses du montage, des longueurs et le manque d’originalité font du film un opus un peu lourd alors que le sujet aurait demandé un vrai point de vue esthétique qui amplifie le propos comme par exemple dans le Shoah de Claude Lanzmann ou dans S21, la machine de mort khmère rouge de Rithy Panh. Il n’en reste pas moins que Noirs dans les camps nazis est une contribution importante au nécessaire retour à l’histoire pour éclairer le présent. Le lien que le film opère avec la traite négrière ou le livre avec le massacre des Hereros et la colonisation, est essentiel. C’est en effet dans cette horreur-là qu’ont été mises pour la première fois en pratique les idéologies de supériorité de l’homme blanc qui ouvriront la voie à l’absurde et suicidaire tentative nazie d’une » pureté de la race aryenne « .
* On retrouve tous ces documents sur un forum consacré à l’affaire Dieudonné sur notre site.Noirs dans les camps nazis, documentaire de Serge Bilé, 1995, France.
Shoah de Claude Lanzmann, France, réalisé entre 1974 et 1985.
S21, la machine de mort khmère rouge de Rithy Panh, France, 2002.
Spécialiste des cinémas d’Afrique, Olivier Barlet est également directeur de la collection » Images Plurielles » (L’Harmattan). Rédacteur en chef de la revue Africultures depuis sa création jusqu’en janvier 2005, il est désormais responsable des activités et sites Internet de la revue et président de l’association Africultures. Dernier ouvrage publié : Les Cinémas d’Afrique noire, le regard en question (L’Harmattan), prix Art et Essai du CNC 1997 et traduit en anglais (African Cinemas : decolonizing the gaze, Zed Books, London), en italien (Il Cinema africano : lo sguardo in questione, L’Harmattan Italia/COE) et en allemand (Afrikanische Kinowelten : die Dekolonisierung des Blicks, Horlemann/Arte).///Article N° : 3910