Saint Maurice, le saint noir devenu blanc

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Dans une abbaye du Bas-Valais suisse, sur la rive gauche du Rhône, on vénère depuis quinze siècles un martyr : Saint Maurice. Sa particularité : il est Noir. Dans son documentaire Maurice, le saint noir, Serge Bilé retrace l’histoire de ce personnage blanchi par l’histoire.

Un célèbre tableau de Matthias Grünewald de 1520-1524, exposé à la Pinacothèque de Munich, représente la rencontre de Saint Erasme et de Saint Maurice. Erasme est en habit d’évêque, Maurice en armure. Né près de Thèbes (devenue Louxor) au 3ème siècle, alors que l’Égypte est une province romaine, il s’engage dans la légion et est déplacé vers les Alpes, dans la plaine d’Agaune, sur les bords du Rhône, non loin du lac Léman, pour y combattre ceux qui menacent l’Empire. Un des historiens convoqué par le cinéaste Serge Bilé dans son documentaire Maurice, le saint noir (2002), dira :  » C’est un saint déconcertant « . Mais que veut-il dire ?
Maurice aura en fait le destin de bien des chrétiens persécutés de l’époque, qui ne transigent pas avec leur croyance. À la tête d’une légion de 600 hommes, tous venants de Thèbes et fervents chrétiens coptes, Maurice reçoit l’ordre de trucider les hordes de paysans chrétiens sans terres, lâchés sur les routes par les déboires économiques de l’Empire et dont l’Empereur romain Dioclétien se méfie. Mais Maurice refuse d’obtempérer et sera décapité, tandis que sa légion subit pour l’exemple la décimation sur ordre de l’empereur : un soldat sur dix est exécuté au hasard.
L’histoire de Maurice et de ses hommes fascine bien sûr les chrétiens qui échappent au carnage. Un mythe se construit, les ossements du charnier sont ramenés 70 ans après en un lieu de pèlerinage qui deviendra vite un lieu de culte pour tout l’Occident chrétien. Une communauté s’y installe pour en gérer l’intendance. En 515, une abbaye est bâtie et prend le nom de Saint Maurice, en hommage à celui que l’on a canonisé pour le courage de sa foi et l’exemple de son objection de conscience. Seulement voilà : entre-temps, et c’est là ce qui est déconcertant, Maurice est devenu blanc sur les gravures qui le représentent. Le noir, c’est l’obscur : cela ne colle pas avec la sainteté.
Ce n’est qu’avec les Croisades puis l’exploration des côtes d’Afrique qu’apparaît la nécessité d’intégrer les Noirs à la chrétienté : la concurrence d’autres religions et l’intérêt de dominer le monde demandent une allégeance de toutes les races au Dieu chrétien. De même que la Reine de Saba ou Saint-Grégoire le Maure, Saint-Maurice d’Agaune retrouve alors sa couleur noire dans les représentations.
Le rouge, le blanc et la croix : les armes de Saint Maurice sont adoptées par la Suisse pour son drapeau. Il devient aussi le Saint patron de l’Autriche. Des églises d’Afrique et les Coptes égyptiens demandent des ossements pour les vénérer. Chaque année, le 22 septembre, une grande fête fait de Saint Maurice le haut lieu de la diversité : l’apparat et le décorum des corps constitués, civils, religieux et militaires sont cette fois dédiés à l’image du Saint noir. Ce qui permet de dire à l’évêque local :  » A Saint Maurice, nous avons beaucoup d’avenir derrière nous « , pour finalement conclure, rappelant que Saint Augustin était Kabyle :  » Nous devons beaucoup à l’Afrique « .
Déficit de représentation du Noir
Les faits sont méconnus et la portée du film n’en est que plus grande. Encore faudrait-il que le dispositif de cinéma et les questions de Serge Bilé aux interlocuteurs servent véritablement ce qui déconcerte : le déficit de représentation du Noir, même lorsqu’il est un modèle pour la société.
On comprend que ce corps invisible motive le réalisateur à vouloir le mettre en scène. Mais tout se passe comme si la fascination pour le martyr prenait le dessus, privilégiant un parallèle jamais explicité entre l’intégrité bafouée et l’histoire du peuple noir. Il construit ainsi son film sur un va-et-vient entre l’interview fixe d’historiens expliquant en détail les contextes et le filmage fortement théâtralisé de grandiloquents extraits de La Passion des martyrs d’Agaune, une pièce pompeuse du Chanoine Louis Poncet. Troisième récit avançant en parallèle, la biographie de Maurice est dite sur des images dont la principale fonction est d’illustrer le commentaire, souvent accompagnées d’une musique dramatique de Serge Bilé lui-même.
Outre leur pauvreté de mise en scène, la reconstitution historique et la représentation théâtrale faite d’emphase et de récupération sont problématiques car elles desservent le propos. Toutes deux cherchent à rendre visible ce qui ne peut l’être, vu que l’intérêt de l’histoire de Maurice est sa relation entre une double invisibilité, celle du Noir et celle du mystère de la foi qui peut aller jusqu’à choisir la mort.
De cela, il ne sera jamais question. Une pseudo-vérité est proposée à l’écran, dont la véracité est sans cesse soutenue par les dires des spécialistes historiens, qui ramènent au visible ce qui est du domaine de l’invisible. En faisant du martyr de St Maurice un spectacle idéalisé, la pièce convoquée et le film tout entier empêchent le spectateur de le reconstruire dans son imaginaire, là où il serait justement révélateur et mobilisateur. Ils l’anecdotisent et le banalisent, lui déniant ainsi la force subversive qu’il recèle.
Il n’y aurait rien à voir, seulement à évoquer. C’est en cela que le documentaire rejoint la fiction : dans sa capacité à laisser le spectateur libre de penser, de s’imaginer une réalité qu’aucune évidence ne peut représenter. En journaliste engagé, Serge Bilé veut faire la preuve d’une présence positive de la culture noire dans la sphère occidentale et de la contradiction de son historique dévalorisation. Mais pour cela, il sature le regard alors même qu’avec ce Saint noir au devenir édifiant, il aurait pu convoquer la richesse de l’absence.

Maurice, le saint noir, 33′(2002, France). Documentaire de Serge Bilé.
Jean Devisse, L’image du Noir dans l’art occidental. De la menace démoniaque à l’incarnation de la sainteté, Vol. II, Bibliothèque des arts, Paris, 1979.
Spécialiste des cinémas d’Afrique, Olivier Barlet est également directeur de la collection  » Images Plurielles  » (L’Harmattan). Rédacteur en chef de la revue Africultures depuis sa création jusqu’en janvier 2005, il est désormais responsable des activités et sites Internet de la revue et président de l’association Africultures. Dernier ouvrage publié : Les Cinémas d’Afrique noire, le regard en question (L’Harmattan), prix Art et Essai du CNC 1997 et traduit en anglais (African Cinemas : decolonizing the gaze, Zed Books, London), en italien (Il Cinema africano : lo sguardo in questione, L’Harmattan Italia / COE) et en allemand (Afrikanische Kinowelten : die Dekolonisierung des Blicks, Horlemann / Arte).///Article N° : 3888

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