D’étranges sortes d’animaux : les populations des confins africains dans le bestiaire des voyageurs et des savants (16e-18e siècles)

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Des êtres laids, sales, belliqueux, aux mœurs incompréhensibles et repoussantes, les voyageurs en ont trouvé, après les avoir longtemps fantasmés, un peu partout de par le monde : en Laponie, en Asie, en Patagonie… Mais de tous, il n’en fut sans doute pas de pires que les habitants des confins africains que l’on confondit sous les noms de Cafres et Hottentots et qu’à force de les assimiler à des animaux, on plaça dans les marges de l’humanité, après le Lapon, le Patagon et le Samoyède, mais juste avant l’Orang-outang, le singe le plus proche de l’homme. C’est sur l’histoire de cette animalisation que l’on va ici revenir. Si elle commence paradoxalement bien avant que les habitants des confins africains aient été aperçus par les voyageurs, c’est Bartolomeu Dias qui, le premier, établit une comparaison entre ces hommes et les bêtes.

« Brutaux plutôt qu’animaux raisonnables » : les populations des confins africains dans les récits des voyageurs du seizième siècle
Lorsque Bartolomeu Dias double la pointe méridionale du continent cette année-là, ce ne sont pas des monstres qu’il rencontre mais des êtres qu’il décrit comme « très laids et très bestiaux. » Dix ans plus tard, quand Vasco de Gama double ce point pour rejoindre les Indes, ce ne sont pas des monstres non plus qu’il rencontre mais des êtres que l’un de ses hommes, un certain Alvaro Velho, décrit comme de doux sauvages dans sa relation. Cependant celle-ci demeure manuscrite et circule de manière confidentielle au retour de Gama au Portugal (1). Si les voyageurs qui font halte dans cette partie du monde au cours des deux premières décennies du seizième siècle décrivent ses habitants comme des sauvages à la peau brunâtre, vêtus de peaux de bête et chaussés de sandales, tel Balthasar Springer qui offre d’eux une brève description et deux gravures au public allemand dans la relation qu’il fait paraître dès 1508 (2), dans l’imaginaire collectif, ils sont, à l’instar des populations africaines en général, fantasmés en référence à ce remarquable répertoire de monstres hérité des anciens que relaient encore les chroniques universelles, les compilations et les encyclopédies. En 1510 le vice-roi Francisco de Almeida et une soixantaine de ses hommes sont massacrés dans la Baie de Saldaigne. Chez les gens de mer les représentations de ces populations s’infléchissent brutalement. De doux ces sauvages deviennent féroces et bestiaux. Le traumatisme est profond. Parce que les historiens et chroniqueurs portugais en rendent compte dans leurs ouvrages, cette nouvelle représentation va lentement intégrer, via les traductions de leurs livres imprimées en latin et en français, la culture savante européenne. Bien que les expéditions menées en diverses parties du monde se multiplient et que les voyageurs soient de plus en plus nombreux à consigner sur des feuillets le récit de leur périple, les livres savants de la première renaissance continuent de puiser l’essentiel de leurs sources chez les anciens. Parmi ceux-ci figurent notamment la Cosmographiae universalis de Sebastian Münster imprimée à Bâle en 1540, dont la carte de l’Afrique donne à voir un Monoculus (3), ou encore les quatre éditions du Novus orbis regionum de Simon Grynaeus qui se succèdent de 1532 à 1555, dont les illustrations de Hans Holbein le jeune qui ornent les marges de la carte du Typus cosmographicus universalis donnent encore à voir des monstres (4). Bien que féru de relations de voyages et toujours à l’affût de manuscrits inédits et d’ouvrages relatifs aux navigations espagnoles et portugaises, et consacrés aux pays exotiques, passionné par les bois gravés et les cartes, Ramusio n’insère pas le récit de Springer dans son premier volume des Navigationi et viaggi intéressant l’Afrique et l’Asie méridionale qu’il fait paraître en 1550. Mais en publiant le récit des voyages de Conti, Varthema, Cadamosto, Vasco de Gama, Cabral, Alvares, Empoli, Pigafetta et Léon l’Africain, Ramusio contribue à renouveler le savoir sur l’Afrique. En 1556 paraît la traduction française de ce volume : l’Historiale description de l’Afrique. Parmi les diverses relations traduites figure La Navigation de Jean d’Empoli qui contient la première description circonstanciée imprimée en français des populations évoluant dans les environs du Cap de Bonne-Espérance que l’auteur conclut en ces termes : « Ce sont brutaux plutôt qu’animaux raisonnables. » (5) En dépit des différentes descriptions livrées de ces populations par les voyageurs depuis plusieurs décennies, les populations des confins africains sont globalement absentes des atlas et des cosmographies de la seconde moitié du seizième siècle. Thevet, qui ne leur consacre qu’une ligne, les décrit comme des êtres « qui ne cognoissent ny Dieu, ny Loy, ny Religion. » Belleforest, qui a lu l’Historiale des-cription de l’Afrique, est plus disert, mais son portrait est tout aussi négatif, et il les dépeint comme des êtres vivant « sans loy quelconque, [qui]mangent de la chair cruë, parlent du gosier, & avec signes, & sifflemens. »  (6) Mais c’est dans les relations des voyageurs hollandais, qui sont de plus en plus nombreux à se rendre dans les Indes, que figurent, à la fin du seizième siècle, les descriptions les plus circonstanciées de ces êtres bestiaux que l’on nomme les Sauvages du Cap. En effet, qu’il s’agisse de Jan Huyghen Van Linschoten, de Willem Lodewijcksz, de Cornelis de Houtman ou de l’auteur anonyme du Verhael, tous stigmatisent la répugnante bestialité de ces sauvages qu’ils estiment être plus semblables aux bêtes qu’aux hommes parce qu’ils vivent presque entièrement nus, s’enduisent le corps de graisse et dévorent à belles dents, « comme les chiens », sans en avoir ôté la fiente, les entrailles et boyaux des animaux qu’ils tuent ou trouvent morts sur le rivage…
« Pires que les bêtes les plus difformes… » : les Cafres et les Hottentots dans les discours des voyageurs du Grand Siècle
Si c’est à la toute fin du seizième siècle qu’après s’être longtemps désintéressés des horizons lointains, les imprimeurs français s’ouvrent aux auteurs étrangers et commencent à faire paraître des traductions des relations de voyageurs hollandais ou portugais comportant une description circonstanciée des Sauvages du Cap, c’est en 1611 qu’est publié le premier récit écrit par un voyageur français contenant une description détaillée de ces sauvages, le Discours du voyage des Français aux Indes orientales de François Pyrard de Laval. Le portrait est des plus éloquents. À l’instar de ses prédécesseurs, Van Linschoten, Lodewijcksz, Houtman, Pyrard ne manque pas de comparer les mœurs de ces sauvages à celles des animaux. « Le peuple qui habite ceste coste […] est fort brutal et grossier, écrit-il, lourd au possible, et sans aucun esprit, noir et difforme sans cheveux ny aucun poil en teste, les yeux toujours chassieux […], ces gens mangent la chair humaine et des bestes toutes crues, tripes et boyaux sans les laver, comme feraient les chiens […], ils vivent sans loy et sans religion, comme des bestes. » Pyrard n’est pas le seul à les assimiler à des animaux. Dans les années 1620, Élie Ripon et Jean Guidon de Chambelle font de même. « [Ils] sont de petite stature, basanés, fort sales, car ils mangent la chair toute crue comme les chiens » ajoute Elie Ripon ; « pour du biscuit et tabac, écrit Jean Guidon de Chambelle, ils font dix mille tours de singe, dansant tantôt sur un pied, tantôt sur un autre. »  (7) Tout au long de la première moitié du dix-septième siècle, les relations de voyage dans les Indes orientales se multiplient tandis que le portrait de ceux que l’on nomme désormais indifféremment les Cafres ou les Hottentots s’enrichit. « Ce pays, note Ruelle, est habité par des sauvages appelés Hottentos qu’on peut dire avec raison être les plus sales hommes du monde et les plus abominables de la nature, puisqu’ils vivent sans loi et sans aucune discipline, et qu’ils mangent plus salement que les chiens, les loups, et les bêtes les plus immondes. » « Ces misérables sauvages semblent porter visiblement la peine qui est due à la grandeur de leurs crimes, écrit Melet, puisqu’ils sont pires que les bêtes les plus difformes et les plus épouvantables qu’on puisse s’imaginer. » (8) Avec l’établissement des Hollandais au Cap de Bonne-Espérance en 1652, les Européens entreprennent d’explorer le corps de ces sauvages qui les fascinent depuis toujours. Toute une mythologie naît alors autour de leur sexualité dont les marins se font l’écho auprès des voyageurs de passage. Tandis que les hommes sont de naissance pourvus d’une couille unique pour aller plus vite à la course, les femmes sont affublées d’un tablier. Les voyageurs ne vont avoir de cesse de tenter de vérifier par eux-même ces extraordinaires expressions de la nature, payant parfois pour regarder… ou tâter. En cherchant on trouve et d’aucuns trouvent un diamant dans une couille de Hottentot. Les fascinantes métamorphoses que ce corps subit dans le discours contribuent à enrichir le répertoire des fables relatives aux populations africaines. A partir de 1660, la littérature géographique retient de plus en plus l’intérêt des curieux et des lettrés : elle n’est plus « réservée » à une minorité d’humanistes et de cosmographes. C’est à leur intention que sont imprimés ou réimprimés ces ouvrages de vulgarisation que sont les méthodes d’introduction à la science géographique : La Géographie universelle de Duval, La Méthode pour apprendre facilement la Géographie de Robbe, l’Introduction à la Géographie de Sanson ou encore le Novum Lexicon Geographicum de Baudrand qui inspirera à Thomas Corneille son grand Dictionnaire universel géographique et historique (9). De ces ouvrages se font l’écho les honnêtes gens dans les salons littéraires et les journalistes dans des périodiques comme Le Mercure François, La Gazette de France, Le Mercure galant ou encore le Journal des Sçavants. À l’avènement de la seconde moitié du dix-septième siècle, le roman est en crise. Le récit de voyage et ses corollaires romanesques, le roman vrai, le roman philosophique, le roman allégorique, le voyage imaginaire et les utopies connaissent alors un remarquable essor. Ce sont les découvertes récentes qui inspirent aux romanciers la création de mondes neufs. Avec les utopies émerge un nouvel esprit scientifique mais aussi un nouvel imaginaire du voyage, de l’ailleurs et de l’autre. « Nous apprîmes donc, écrit Gabriel de Foigny dans sa Terre Australe connue, qu’un homme du pays ayant élevé une petite Tigresse, devint si familier avec cette bête, qu’il l’aima charnellement & commit le crime infame avec elle, d’où suivit un homme monstre qui a donné l’origine à ces sauvages qu’on ne peut humaniser. » (10) Foigny invente aux Cafres une ascendance inédite, dans le sens où elle procède d’un acte de zoophilie. Acte contre-nature par excellence, il rejaillit sur toute la descendance en la marquant du triple sceau de l’inhumanité, de l’animalité et de la monstruosité. Pour que son récit demeure vraisemblable, il ajoute : « Une preuve invincible de cette histoire, c’est que leurs faces & leurs pieds ont de grans rapports avec les Tigres : & leurs corps mémes ne sont pas exems de plusieurs taches pareilles à celles de ces animaux. » Le portrait des Cafres et des Hottentots s’infléchit dans les années 1680. Il fait l’objet d’une description scientifique dans la Description de l’Afrique d’Olfert Dapper dont la traduction française paraît en 1686. Mais dans les récits des missionnaires jésuites et des gentilshommes qui se rendent au Siam la même année, le regard qui est porté sur ces êtres est toujours aussi négatif et les expressions grâce auxquelles ils les comparent aux bêtes sont nombreuses. « Ils mangent leurs poux dont ils ne manquent pas » écrit Choisy. « Les naturels du païs ont la physionomie fine, note Alexandre de Chaumont, mais en cela fort trompeuse, prévient-il aussitôt, car ils sont tres-bêtes. » « Ces peuples vivent sans religion, surenchérit Forbin ; ils se nourrissent indifféremment de toutes sortes d’insectes qu’ils trouvent dans les campagnes ; ils vont nus, hommes et femmes, à la réserve d’une peau de mouton qu’ils portent sur les épaules, et dans laquelle il s’engendre de la vermine qu’ils n’ont pas horreur de manger. » Mais le portrait le plus bestial est sans doute celui qu’a composé le directeur du Mercure galant Jean Donneau de Visé, qui s’il présente les habitants du pourtour du Cap comme des êtres doux et bienfaisants, ajoute aussitôt : « il n’est pas difficile de s’accommoder de leurs manières, mais ils sont laids, mal faits, de petite taille, et ont plus de rapport à la façon de vivre des bêtes qu’à celle des hommes. »  (11) Dans ce dernier portrait comme dans la quasi totalité de ceux que livrent les membres de l’ambassade du chevalier de Chaumont, Cafres et Hottentots sont subtilement assimilés aux bêtes ; toutes les images auxquelles les voyageurs ont recours établissent une relation entre ces êtres et les animaux. Un seul regard est positif : celui de Guillaume Chenu de Laujardière. Mais c’est parce qu’il est le seul à avoir effectué, à la suite d’un naufrage, un séjour d’une année chez les Cafres (12). À l’avènement des années 1690, on assiste à une réévaluation des savoirs. Chez les savants et les géographes, deux représentations coexistent : l’une férocement négative et l’autre résolument positive. Bayle pose sur les Hottentots un regard positif parce qu’ils sont pour lui la preuve de l’existence et du remarquable fonctionnement des sociétés athées. Mais son œuvre n’est pas exempte de préjugés. « Les Caffres, écrit-il en effet dans sa Réponse aux questions d’un provincial, n’ont ni religion, ni connaissance de Dieu, et vivent presque comme des bêtes : tels sont les peuples de Mozambique, qui s’étendent à l’Orient de l’Afrique jusqu’au Cap de Bonne Espérance : il y en a beaucoup d’autres le long des côtes de la Mer Méditerranée, qui sont dans le même aveuglement. » (13)
« Car enfin ce sont des hommes… » : les Cafres et les Hottentots dans les discours des voyageurs du siècle des Lumières
En dépit des multiples relations imprimées, au tournant des dix-septième et dix-huitième siècles, le continent africain demeure méconnu (14). Idées reçues, préjugés et ouï-dire ont cours comme l’attestent ces quelques lignes écrites par Luillier en 1702 : « Le peuple de ce pays, qu’on appelle Hotantots, approche plus de la bête que de l’homme, note-t-il ; ils adorent le soleil, au lever duquel ils se prosternent tous, et croient qu’ils ne reçoivent que de lui la vie et lumière. Leur manger ne diffère point de celui des bêtes. Comme ce pays est situé dans la zone tempérée, il y fait froid dans la saison ; mais pour s’en garantir ils se couvrent de peaux de mouton souvent à demi pourries et puantes. C’est une chose digne de compassion de voir ces pauvres malheureux : car enfin ce sont des hommes. » Luillier n’est pas le seul à poser en ces termes la relation ambiguë qui lie les Cafres et les Hottentots aux hommes aux bêtes. Dans la relation de son voyage qui tient autant de l’authentique périple que du véritable roman, François Leguat décrit les Hottentots comme de « vilains falots qui vivent comme des cochons » dont des femmes ont de si « amples tetasses qu’ordinairement, elles [les]jettent par-dessus l’épaule pour allaiter l’enfant qui est attaché derriere » tandis que les gravures qui ornent les éditions de son Voyage entretiennent l’ambiguïté quant à l’étroite frontière qui sépare les sauvages hottentots des singes. (15) Le regard que pose Leguat sur ces êtres est sans ambiguïté ; pour lui, ce ne sont que des animaux. Avec la publication du Caput Bonae Spei Hodiernum de Peter Kolb, le premier ouvrage imprimé entièrement consacré aux mœurs des Hottentots, des mémoires de mythologie comparée publiés par plusieurs membres de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres et notamment des travaux de l’abbé Banier, les Cafres et les Hottentots, et avec eux d’autres sauvages emblématiques, se voient accorder une place de plus en plus importante dans les ouvrages scientifiques. Les descriptions dont ils font l’objet confirment que coexistent désormais deux représentations opposées des Cafres et des Hottentots. L’une positive, qui les élève au rang de nobles sauvages, l’autre négative, qui continue de les assimiler à des animaux. C’est cette seconde représentation qui inspire plus particulièrement les romanciers à l’avènement du second tiers du dix-huitième siècle. Swift, par exemple, à qui elle inspire cette « étrange sorte d’animaux » que sont les Yahoos de la quatrième partie de ses Gulliver’s Travels, ces êtres au sujet desquels Gulliver confie « Je ne crois pas, dans l’ensemble avoir contemplé d’animal aussi infect dans tous mes voyages ou contre lequel j’aie naturellement nourri une antipathie aussi vive. ». Ayant perdu l’usage de la parole, réduits à se vautrer dans la fange, les Yahoos symbolisent l’humanité dans ce qu’elle a de plus abject, de plus immonde, de plus bestial, à l’inverse des Houyhnhnms, ces chevaux doués de raison qui incarnent comme une surhumanité. Le pays des Houyhnhnms est un monde renversé. Les hommes s’y comportent comme des brutes. Les animaux s’y conduisent en sages. Mais aussi Prévost, qui les présente comme étant « les plus sales & les plus grossiers de tous les Peuples barbares » dans ses Voyages de Robert Lade. Ou encore Terrasson dans son Séthos (16). C’est à la même époque que Linné fait paraître pour la première fois son Systema naturae et déclenche une révolution en introduisant l’homme au sein d’une classification des espèces animales. L’homme appartient-il à un ordre à part entière ou doit-il rejoindre le règne animal parce qu’il accuse une certaine proximité avec le singe ? C’est la question qu’il pose. Linné a conscience de bouleverser l’ordre établi. Cependant, il estime qu’il est nécessaire que les naturalistes se posent de vraies questions s’ils souhaitent définir précisément en quoi l’homme diffère spécifiquement des autres animaux. C’est dans son Systema naturae que Buffon puise une partie des matériaux qui alimentent la réflexion qu’il mène sur les êtres vivants dans sa monumentale Histoire naturelle. Examinant l’hypothèse selon laquelle « l’espèce du singe pourrait être prise pour une variété dans l’espèce humaine », Buffon écrit : « l’homme et l’orang-outang sont les seuls qui aient des fesses et des mollets, et qui par conséquent soient faits pour marcher debout, les seuls dont le cerveau, les poumons, le foie, la rate, le pancréas, l’estomac, les boyaux, soient absolument pareils ; les seuls qui aient l’appendice vermiculaire au coecum […]. »Si l’orang-outang est de tous les singes celui qui, par son comportement, peut le plus ressembler à un homme, il reste un singe parce qu’il n’est doué ni de la faculté de former des raisonnements, ni de la faculté de parler. Inversement, si le Hottentot est de tous les hommes celui qui peut le plus ressembler à un singe, il demeure un homme, même s’il incarne pour Buffon le degré le plus bas auquel l’humanité puisse dégénérer (17). Dans les dictionnaires, les Cafres et les Hottentots sont encore grandement présentés comme des êtres bestiaux. Si les auteurs de ces articles sont tous désireux de livrer sur les populations des confins africains un savoir bien informé, les sources qu’ils convoquent sont assez anciennes puisqu’elles renvoient à des relations majoritairement écrites au cours de la seconde moitié du dix-septième siècle, quand elles ne remontent pas à la première moitié du seizième siècle ou aux écrits de Pline, Solin et Augustin. « Les Cafres, lit-on par exemple dans le Diction-naire de Trévoux, sont les peuples de la terre que l’on connaisse les plus grossiers, & les moins hommes. Ils habitent dans des cavernes, ou sous des cabanes faites de branches d’arbres, & couvertes de nattes de jonc. Ils vont nuds, sont noirs ; mal faits, sales, brutaux ; sauvages presque comme des bêtes ; & même quelques-uns ; à ce que l’on dit, anthropophages. » (18) C’est seulement au cours du dernier tiers du dix-huitième siècle que l’Afrique australe commence véritablement à être explorée et que sont populations les plus reculées sont rencontrées. Grâce à des voyageurs comme Gordon, Sonnerat, Pagès, Paterson ou encore Levaillant s’opère un véritable renouvelle-ment des savoirs mais aussi des discours. Disciples de Linné, Thunberg et Sparmann explorent la région du Cap dans les années 1770. Leurs écrits relèvent de la description classificatrice. La logique sur laquelle ils se fondent est binaire ou diagrammatique. Au même titre que le discours et l’image, le diagramme fait partie intégrante du dispositif rhétorique. Lorsque Sparrman réexploite la topique de l’espèce -humaine / animale-, il écrit : « [Les Hottentots] se rendent ainsi odieux au reste du genre humain, ils sont poursuivis et exterminés comme ces bêtes sauvages dont ils ont adopté les mœurs » (19). Des bêtes sauvages, tels sont encore les Jagas de l’anti-utopie de Butua dont Sade décrit avec force détails les mœurs inhumaines dans la lettre trente-cinquième d’Aline et Valcour, le roman philosophique qu’il fait paraître en 1793 (20).
Tandis que s’éteignent les ultimes feux des Lumières, les populations des confins africains, qu’il s’agisse des Cafres, des Jagas ou des Hottentots, continuent de fasciner les Européens et de faire l’objet de représentations opposées. Tout au long de la première moitié du dix-neuvième siècle, ils enthousiasment monogénistes et polygénistes qui se déchirent, incapables de décider si ce sont les derniers des hommes ou les premiers des grands singes. Bêtes de foires, animaux de cirques, trophées, corps démembrés, les Hottentots suscitent les curiosités les plus déplacées et les convoitises les plus répugnantes (21). La fin tragique de la Vénus Hottentote n’est que l’un des épisodes parmi les plus tragiques ayant jalonné la sombre destinée des Hottentots sur le sol européen. Son corps, longtemps exposé au Musée de l’Homme avant d’être soustrait au regard des visiteurs et placé dans une caisse en bois, a enfin été, après de longues tractations, rendu à l’Afrique du Sud, où il a été il y a peu inhumé. Demeure le mystère de ses organes génitaux. Conservés dans un bocal de formol, ils ont disparu ; ils constituent sans doute aujourd’hui le noir joyau d’une collection privée de curiosités animales.

1. La relation anonyme attribuée à Alvaro Velho [in]Voyages de Vasco de Gama. Relations des expéditions de 1497-1499 & 1502-1503, Paris, Chandeigne, 1995, « Magellane ». Traduites et annotées par Paul Teyssier et Paul Valentin, & présentées par Jean Aubin, p.83-168.
2. B. Springer dise nachuolgenden figüren des wandels und gebrauchs der kunigreich […], s.l. [Augsbourg], s.éd., s.d. [1508]. Rééd. Die Merfart und erfarung nüwer Schiffung und wege zü viln onerkanter Inselm und Künigreichen, von dem groszmechtigen Portugaliche Kunig Emanuel […] wie ich Balthasar Sprenger sollichs selbs […], s.l. [Augsbourg], s.éd., s.d. [1508].
3. Sebastian Münster, Cosmographiae universalis […], Basileae, apud Henricum Petri, 1540. Le Monoculus représenté sur la carte du continent africain fait figure de relique, ultime avatar d’un héritage avec lequel le cosmographe éprouve des difficultés à rompre.
4. « Typus cosmographicus universalis » [in]Simon Grynaeus, Novus orbis regionum ac insularum veteribus incognitarum […], Basileae, apud Julium Hervagiummense, 1555.
5. Le volume comporte une traduction du livre de Hasan ibn Mohammed al-Wassân al-Fâsi dit Jean Léon l’Africain et un nombre important de relations de voyages effectués en Afrique et en Asie. Historiale description de l’Afrique […], Lyon, Jean Temporal, 1556.
6. André Thevet, La Cosmographie universelle […]. Illustrée de diverses figures des choses plus remarquables veuës par l’Auteur […], Paris, Pierre L’Huillier et Guillaume Chaudière, 1575, 4 tomes en 2 vol. Tome 1, p.66 ; François de Belleforest, La Cosmographie universelle de tout le monde […], Paris, Nicolas Chesneau et Michel Sonnius, 1575, 3 vol., p. 1441.
7. François Pyrard, Discours du voyage des français aux Indes Orientales […], Paris, David le Clerc, 1611 ; 2e partie, p.187 ; Elie Ripon, Voyages et aventures aux Grandes Indes, journal inédit d’un mercenaire, 1617-1627, Paris, Les Editions de Paris, 1997, « Voyages et récits ». Edition établie et présentée par Yves Giraud., p.49 ; Jean Guidon de Chambelle, Voyage des Grandes Indes orientales, […] [in]Dirk Van der Cruysse, Le Noble désir de courir le monde. Voyager en Asie au XVIIe siècle, Paris, Fayard, 2002, p.245.
8. Ruelle, Relation de mon voyage tant à Madagascar qu’aux Indes Orientales […] et Melet, Relation de mon voyage aux Indes orientales [in]Fureur et barbarie. Récits de voyageurs chez les Cafres et les Hottentots (1665-1721), Paris, Cosmopole, 2003. Textes réunis et présentés par Dominique Lanni. Préface de François Moureau, p.18 et 29.
9. Pierre Duval, La Géographie universelle qui fait voir l’estat présent des quatre parties du monde […], Lyon, s.éd., 1668 ; Jacques Robbe, La Méthode pour apprendre facilement la Géographie […], Paris, Veuve Dupuys, 1678 ; Guil-laume Sanson, Introduction à la Géographie en plusieurs cartes avec leur explication […], Paris, s.éd., 1681 ; Michel-Antoine Baudrand, Novum Lexicon Geographicum […], Isenaci, Schmidt, 1677 ; Thomas Corneille ; Dictionnaire universel géographique et historique […], Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1708.
10. Gabriel de Foigny, La Terre australe connue […], Vannes, Jacques Verneuil, 1676. Rééd. : Gabriel de Foigny, La Terre australe connue (1676), Paris, Société des Textes Français Modernes / Aux Amateurs de Livres, 1990. Edition établie, présentée et annotée par Pierre Ronzeaud, p.47.
11. Abbé François-Timoléon de Choisy, Journal du voyage de Siam […], Paris, Sébastien Mabre-Cramoisy, 1687, p.104 ; Chevalier Alexandre de Chaumont, Relation de l’ambassade de M. le chevalier de Chaumont […],Paris, Arnould Seneuze et Daniel Horthemels, 1686, p.9-10 ; Comte Claude de Forbin, Mémoires du Comte de Forbin […], Amsterdam, F. Girardi, 1729, p.84 ; Jean Donneau de Visé, Relation du voyage de Siam et de l’ambassade du chevalier de Chaumont [in]Le Mercure galant, juillet 1686, p.185-325 et p.1-296.
12. Guillaume Chenu de Laujardière, Relation d’un voyage à la côte des Cafres [in]Fureur et barbarie. Récits de voyageurs chez les Cafres et les Hottentots (1665-1721), Paris, Cosmopole, 2003. Textes réunis et présentés par Dominique Lanni. Préface de François Moureau
13. Pierre Bayle, Réponse aux questions d’un provincial, Rotterdam, Reinier Leers, 1704-1707, Rééd. [in]Œuvres diverses, Hildesheim, Olms, 1966, vol.3, p.927.
14. En attestent les rares relations de voyage qui lui sont consacrées et dont rendent compte les livraisons du Journal des Sçavans, de l’Europe savante, de la Bibliothèque ancienne et moderne… Journal des Sçavans, 1665-1792, 111 vol. in-4° et 10 vol. de tables ou 129 vol. selon Barbé-Marbois ; L’Europe savante, par Saint-Hyacinthe, les trois frères de Pouilly, de Burigny et de Champeaux, et d’autres, 1718-1720, 12 vol. in-8° ; Bibliothèque ancienne et moderne, par Leclerc, 1714-1727, 29 vol. in-12.
15. Luillier-Lagaudier, Voyage aux Grandes Indes avec une instruction pour le commerce, Paris, Cellier, 1705, p.14-15 ; François Leguat, Voyage et aventures de François Leguat et de ses compagnons en deux îles désertes des Indes orientales […]. Amsterdam / Londres, Jean-Louis de Lorme / Daniel Mortier, 1708 ; éd. holl. : 1708 ; éd. all. : 1709 et 1723 ; rééd. fr : 1711, 1720, 1721, 1750. Rééd. : : Jean-Michel Racault & Paolo Carile, éd., Voyage et aventures de François Leguat et de ses compagnons en deux îles désertes des Indes orientales (1690-1698), Paris, Editions de Paris, 1995, « Voyages et récits », p.25-29.
16. Jonathan Swift, A voyage to the Country of the Houyhnhnms [in]Gulliver’s Travels, Dublin, Motte, 1726 ; The Works of J.S.D.S.P.D., Dublin, G. Faulkner, 1735, 4 vols ; Abbé Jean Terrasson, Séthos, Histoire ou vie tirée des monumens Anecdotes de l’ancienne egypte, traduite d’un manuscrit Grec, Paris, Guérin, 1731 ; Abbé Antoine-François Prévost, Voyages du capitaine Robert Lade en différentes parties de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique, Paris, Didot, 1744.
17. Caroli Linnaei, Systema naturae per regna tria naturae : secundum classes, ordines, genera, species cum cha-racteribus, differentiis, sinonimis, locis, Lugduni Batavorum, Theodorum Haak, 1735. Rééd. : Systema naturae […], Holmiae, Laurentii Salvii, 1758 ; Georges-Louis Leclerc de Buffon, Œuvres complètes, Paris, Pourrat Frères, 1833-1834, vol. IX, p.236.
18. Dictionnaire universel françois et latin vulgairement appelé Dictionnaire de Trévoux contenant la signification et la définition tant des mots de l’une et de l’autre langue avec leurs différens usages, que des termes propres de chaque état et de chaque profession […], Nancy, Pierre Antoine, 1734.
19. Anders Sparrman, A Voyage to the Cape of Good Hope […] and to the Country of the Hottentots and the Caffres from the Years 1772-1776, Cape Town, Van Riebeck Society, 1975-1977, 2 vols. V.S. Forbes, éd. Cit. vol. I, p.194. Trad. fr. Philippe Salazar.
20. Donatien-Alphonse-François de Sade, Aline et Valcour, ou le roman philosophique. Écrit à la Bastille un an avant la Révolution de France […], Paris, Girouard, 1793.
21. Alan Morris, « Trophy Skulls, Museums and the San » [in]Pippa Skotnes, éd., Miscast, Negociating the Presence of the Bushmen, Cape Town, University of Cape Town Press, 1996, p.67-79 ; François-Xavier Fauvelle, « Point d’histoire. Les Khoisan dans la littérature anthropologique du XIXe siècle : réseaux scientifiques et construction des savoirs au siècle de Darwin et de Barnum » [in]Bulletins et mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, n.s., t.11, 1999, 3-4, p.425-471.
Docteur en langue et littérature françaises de l’Université de Paris IV Sorbonne, Dominique Lanni travaille sur les modes de représentations de l’altérité dans les cultures littéraires et scientifiques de l’âge classique dans le cadre des travaux du Centre de Recherches sur la Littérature des Voyages dirigé par François Moureau. Il est l’auteur d’un essai d’anthropologie culturelle, Afrique du Sud, naissance d’une nation plurielle (L’Aube, 1997), de deux recueils de voyages, Fureur et barbarie. Récits de voyageurs chez les Cafres et les Hottentots (Cosmopole, 2003), Le Rêve siamois du Roi Soleil. Récits d’une fièvre exotique à la cour du Très-Chrétien (Cosmopole, 2004), d’une édition de L’Ingénu et d’une édition du Supplément au voyage de Bougainville (Flammarion, 2003 et 2004). Il voyage fréquemment.
Université de Paris IV-Sorbonne (C.R.L.V.) / Middlebury College (Vermont) ///Article N° : 3803

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