À l’invitation de Madame Françoise Souchet, Consul honoraire de France à Grenade et directrice de la Maison de France, j’ai participé à La rencontre des imaginaires, articulant coolitude et la diversité des mémoires de cet espace. Il nous importait de raviver la mémoire intrinsèque de Grenade, sa destinée exceptionnelle comme carrefour de cultures, des sciences et des arts.
Un fait demeure : partager la parole en terre d’Andalousie, connue pour ses poètes, sa beauté, et son histoire multiple, marque un moment exceptionnel dans un parcours d’écrivain.
Ce bonheur, bien sûr, est porté par la qualité des humains qui vous accueillent, la beauté de la ville, la poésie ambiante que l’on respire ici
Il y a aussi et surtout un fait singulier : Grenade, dernière ville arabo-musulmane d’Andalousie, reconquise par Isabelle et Ferdinand de Castille en 1492, résume, à mon sens, la ville à l’identité étagée, multiple, selon les vicissitudes de l’Histoire.
J’y retrouve ici une géologie de la mémoire, l’une des plus fortes du monde. Ville tour à tour romaine, byzantine, wisigothe, normande, arabe, aragonaise et castillane, puis espagnole, Grenade est héritière d’une parole et d’une mémoire plurielles
Grenade est donc un texte à multiples étages, un palimpseste.
Cependant, si la première définition du palimpseste est « un parchemin manuscrit que l’on efface une première fois pour écrire un autre texte », ici le palimpseste est aussi un bricolage de mémoires et de cultures, où parfois le premier texte affleure sous le second. J’en donne pour preuve les clochers posés sur d’anciens minarets, des édifices aux contours mauresques devenus couvents, bibliothèques, église ou palais de princes catholiques. C’est dire, qu’ici, d’emblée, la référence est multiple, et la poétique de la coolitude s’épanouit bien en Andalousie. Articulant les Indes, l’Afrique, la Chine, l’Europe, les îles, et l’espace arabo-musulman dans sa vocation corallienne, Grenade lui offre la densité rare de ces mémoires, présentes ici par la route des épices et les rencontres entre l’Europe, le Moyen-Orient, les Indes et l’espace arabo-musulman.
Ce fut le sens de notre démarche ici. Nous avons abondé dans le sens premier de palimpsêstos (du grec), « gratter de nouveau », ou réactualiser une poétique du lieu, qui est l’âme de Grenade même.
Et Grenade est une ville de poètes.
Et la parole poétique et autre y est bien présente.
Nous pensons d’emblée au prince des poètes espagnols, Federico Garcia Lorca, qui y mourut de façon tragique, fusillé par la milice antirépublicaine en 1934.
Françoise Souchet, active depuis plus de vingt ans dans la ville andalouse, organise de multiples activités culturelles et des soirées de poésie très suivies dans cette ville où règne la faconde andalouse et qui donne l’impression d’être somnambule. Somnambule ou partageuse de paroles ?
Fernando, l’époux de Françoise Souchet m’explique que Grenade est la seule ville d’Espagne, où, dans tous les bars de la ville et de la province quand on achète une boisson, on vous donne toujours gratuitement des tapas. Non tellement pour inciter à la consommation. Certes, cela est à l’esprit du commerçant. Mais aussi pour répondre à un besoin de se parler entre Grenadins. Aussi, souvent, après le travail, au lieu de rentrer chez soi pour préparer le repas, on reste au bar, à retrouver des amis, à partager un bon moment à se parler ensemble, et on voit dans les bars/restaurants, trois générations – parfois des bébés dans les poussettes. Ceci pourrait ressembler à un mauvais traitement de bambins ailleurs. Mais c’est le gage du lien familial, tenace ici : « Ce n’est pas la nounou qui élève nos petits, c’est nous. Ils restent avec nous en tous lieux
».
Cette vie sociale, me dit Fernando, est basée sur la « pensée arabe » : vivre pleinement l’instant. « C’est pareil, au lieu de bosser onze mois et avoir des vacances le douzième mois, on prend un peu de vacances, on vit chaque soir, autour des tapas avec ceux qu’on aime », m’explique Fernando.
Nul doute, cette dolce vita andalouse, donne au voyageur l’impression que la crise n’est pas encore arrivée en Andalousie, alors que le taux de chômage y frôle les 35 %, et les faillites y sont nombreuses. Ce lien familial et social, la vie en société, sans aucun doute, donne à la crise un autre visage. Celui de la solidarité traditionnelle.
Pour combien de temps encore ? Grenade, l’Andalousie, ne le dit-on pas, a vécu de précarités en précarités. Ici, la crise n’est pas nouvelle, à l’instar du sud italien, même si certains Espagnols trouvent l’Andalousie peu productive, lente, jouisseuse
Malgré le boom immobilier et la crevaison de la bulle immobilière, ici, le mode de vie reste et résiste en dépit de nuages sombres qui s’amoncellent sur l’avenir économique de l’Espagne. J’y reviendrai dans un autre article.
Lire le poème à Grenade, ponctué de flamenco, cette musique venue des Indes et du Moyen-Orient, disséminée par des gitans, originaires du Rajasthan, constitue une expérience inoubliable.
En amont de notre lecture, comme pour rappeler le palimpseste, une danseuse andalouse, Azucena Moreno, se livra à une magnifique danse de kathak, qui pointe sous les pas du flamenco.
Le kathak est lui-même une danse intéressante dans notre rencontre polylogique, car il est une synthèse du sacré et du séculaire. Et avec l’arrivée des Musulmans en Inde, le kathak, qui signifie celui/celle qui raconte une histoire (souvent le Ramayana et le Bhagavad-Ghita) à un public illettré, quitte le temple pour entrer à la cour, comme une danse plus festive.
C’est cela que les gitans emportèrent avec eux quand ils allèrent vers l’ouest. Ils arrivèrent au Moyen-Orient, puis en Égypte, avant de s’installer en Andalousie, dit-on, avec les armées catholiques en 1492. Le flamenco cristallise les Indes et l’espace arabo-musulman mosaïque à Grenade.
Je pus apprécier la chanteuse de flamenco Inmaculada Rejón et le guitariste flamenca Angel Alonso dans un répertoire de toute beauté.
Et, dans la salle comble du restaurant Botánico, nous eûmes droit à des chants de flamenco, qui disaient des textes divers dont un de Lorca. Ce fut, pour moi, un moment très émouvant de cette Rencontre des Imaginaires.
La lecture fut ensuite réalisée en français et en espagnol, précédée toutefois, et j’y tenais, d’un poème en kreol, « Kot sa parol la » (Donde está esa palabra).
Françoise Souchet dit mes textes en espagnol, puis expliqua la coolitude, pour étayer la rencontre des imaginaires. Je pus constater combien la coolitude était familière dans les imaginaires ici, comme si cela avait tout le temps existé dans la mémoire collective de Grenade, en dépit de ses violences historiques de conquêtes et de reconquêtes
La culture, la beauté, l’architecture raffinée, le savoir, malgré tout cela, dans leur diversité, ont traversé le temps, faisant de Grenade un lieu exceptionnel, où les cultures des rives diverses ont vécu ici, pour donner cette convivanza admirable, malgré ses failles intolérantes et criminelles. Puis le poète grenadin Pedro Enríquez lut des textes de poètes espagnols et deux pages traduites en espagnol de mon roman inédit L’uf ou la colombe, écrit à Grenade, avec un naturel déconcertant. Cela me toucha profondément, car découvrir son texte dans une autre langue laisse rarement de marbre.
La lecture se termina par des textes sur la poétique du corail et un échange avec le public, prolongé par un dîner composé de daube de poulet à la mauricienne et un flan de coco.
Le vendredi nous sommes conviés à l’Alhambra, pour une visite nocturne. La première que je fais de l’Alhambra. Nul besoin de décrire ce que cette visite d’un des plus beaux monuments planétaires, le palais nasride, évoque pour moi, en sus de sa beauté inhumaine, ce choc esthétique qui restera à jamais gravé en moi.
Et ensuite, comment oublier la lecture du poème en kreol, le refrain repris en chur en espagnol par les personnes présentes, dans la rotonde du Palais Charles Quint, à quelques encablures du palais nasride ? Le lieu donne au poème une résonance somptueuse. Je dis le texte fraternel de la coolitude. Rappelant que nous sommes en présence de nos diversités, historiquement ancrées et palpables à Grenade. Puis chanta Suhail Serghini, directeur de la section interculturelle de la bibliothèque de l’Andalousie, accompagné de son luth. Suivi de chants de flamenco d’Alfredo Arrebola, avec des accents portant la douleur gitane de l’Espagne.
Atmosphère irréelle. Atmosphère fraternelle.
La poésie réunissant les mémoires et les histoires.
Un sentiment unique d’appartenir à la rencontre de ces imaginaires, avec nos mots, nos sonorités. Nous sommes baignés de la lumière laiteuse de la pleine lune, qui, au loin, se mire avec mélancolie, encore une fois, dans le bassin proche de la Cour des Lions. Cette même lune qui hante les romanceros gitanos de Lorca.
Lorca
Ma dernière nuit de rencontre poétique se déroula en présence de poètes grenadins Paco Vaquero et Pedro Enríquez, de deux argentins et d’un poète du Costa Rica.
Dans un restaurant de Grenade, se déroula une magnifique rencontre poétique, qui préludait à la commémoration du 114e anniversaire de la naissance du poète andalou. Je partis ce jour-là, mélancolique à l’idée de n’avoir pu participer à cet hommage que l’on rendait à Federico Garcia Lorca le lendemain.
Mais je sais que l’on ne dit jamais adieu à l’Andalousie, et encore moins à ses poètes
J’écris l’Hymne à Grenade, que Suhail Serghini et Miguel Angel García se proposent de mettre en musique. Et nous travaillons à une autre rencontre, pour raviver régulièrement les flammes de la mise en présence de mémoires diverses en Andalousie.
Itinéraire à suivre, donc
Déjà, en décembre 2011, j’avais remarqué des villes fantômes dans les environs de Malaga. J’essayais de comprendre comment l’immobilier avait promis des châteaux en Espagne, avant de s’écrouler comme un château de cartes.
Dans la plaine de l’Alhausin, entre Mijas village et Mijas Costa, l’on rencontre ces urbanizaciones (ou complexes résidentiels) qui jalonnent les routes et les collines de cette partie de l’Andalousie, jadis l’eldorado de l’immobilier. Cette région, investie depuis une vingtaine d’années par les Britanniques, se vide peu à peu de ses riches étrangers. Et des urbanizaciones fantômes prolifèrent, terminées ou laissées à l’abandon, à divers stades de la construction. Ces immeubles invendus, véritable plaie dans le paysage, avoisinent le million dans la péninsule ibérique. De quoi générer de la sinistrose, d’autant plus que dans certains coins de l’Andalousie, le chômage avoisine les 70 %.
Cette partie de l’Espagne, avec un ensoleillement exceptionnel (la région de Grenade abrite le premier parc européen de capteurs solaires, et les Allemands viennent s’y inspirer), où l’on peu skier et se baigner dans la même journée, comme au Liban, a toujours fait rêver les peuples.
On peut y goûter les fruits continentaux et tropicaux (il existe une côte tropicale au sud de Grenade où poussent mangues, canne à sucre et bananes). On y trouve vallées, plaines et collines, pas loin des côtes africaines. L’Andalousie était la terre promise du bâtisseur. Mais le rêve brisé est amer
Mes amis me racontent de nombreuses histoires de jeunes qui ont préféré s’improviser maçon, carreleur, etc. plutôt que de suivre des études, attirés par l’argent facile dans la construction, car il y avait un besoin colossal de main-d’uvre dans le bâtiment. Aujourd’hui, avec l’effondrement de ce secteur, ils se retrouvent et sans emploi et sans diplôme
Et souvent obligés d’aller voir si l’herbe est plus verte ailleurs.
Les attraits naturels et géographiques et climatiques de l’Andalousie, les Anglais les ont bien jaugés, en investissant massivement ici, dans les années quatre-vingt, alors que la livre sterling était forte. Ils réalisaient le rêve de propriété presque à 50 % moins cher qu’au Royaume-Uni, avec le soleil en prime. Et les locaux voyaient en l’installation massive des Britanniques en Andalousie une invasion mal vécue. Dans les villages de l’Alhausin, on voit encore des enseignes de boutiques et de commerces en langue anglaise. Après cette vague anglaise, la croissance par l’immobilier semble devenir l’apanage des investisseurs, acteurs économiques, spéculateurs, des banquiers et des politiques en Espagne. Et le pays devint un vaste chantier de constructions. Furent mis en vente les projets aussi divers que des villas de luxe, des appartements dans des urbanizaciones avec golf, tennis, piscines rappelant la verte Floride.
Tout cela enfla et enfla, comme on le sait. L’Espagne avait le vent en poupe, utilisant les euros à foison, et tout le monde crut que cette politique immobilière était la nouvelle manne, intarissable, par essence.
Mais une économie qui ne repose que sur la construction n’est pas forcément une économie productive, surtout à l’aune de la mondialisation.
Et il y a quatre ans, la bulle creva. Entraînant dans son sillage des faillites en chaîne. Laissant dans le paysage, des chantiers abandonnés, et des chantiers terminés, mais sans acquéreurs. Ou encore, beaucoup « d’heureux propriétaires » qui, touchés par la crise, ne pouvant plus rembourser leurs prêts, se virent confisquer leurs demeures par les banques.
Une pratique plus que douteuse fleurit sans honte dans le pays : la banque saisit le bien du débiteur à un prix moindre auquel il était acheté, puis la personne dépossédée se voit contrainte de rembourser le reliquat du prêt, à la différence des faillites aux USA, où, une fois son bien confisqué, le débiteur insolvable n’a aucune obligation de payer encore le prêt. En Espagne, la banque a alors créé un portail immobilier
pour revendre au prix du marché, les biens qu’elles ont confisqués !
Cette « double peine » a été l’élément déclencheur du mouvement des indignés ibériques, comme on le sait.
En traversant l’Andalousie, terre du mirage du béton, je saisis combien l’Espagne est sinistrée.
Des urbanizaciones entières sont tout simplement sans habitant.
Dans la nuit, roulant sur les routes, je vois, dans un ensemble d’immeubles, deux ou trois appartements éclairés. Des propriétaires qui ont pu payer avant la crise, et qui doivent bien se sentir seuls dans un océan de désolation.
C’est à ce moment que je mesure le gâchis : durant ces bonnes années, l’Espagne n’a pas créé d’autres richesses avec tous ces moyens humains, financiers et autant d’énergie vive. Comme si l’appât du gain facile avait aussi aveuglé les politiciens, qui, dans de nombreux projets, ont fermé les yeux sur les règles à respecter. Surtout en Andalousie, où je constate des immeubles bâtis sur des terrains réputés non constructibles, en zone réputée protégée pour raison écologique. Beaucoup de beaux sites de l’Andalousie ont commencé à subir les outrages du béton. Un des premiers bienfaits de la crise, c’est d’avoir stoppé cette dégradation de la nature et du paysage d’un des plus beaux espaces de l’Europe.
Je pense aussi à la silhouette dégingandée de Don Quichotte, dévalant les collines, prêt à se battre contre les moulins à vent, désertés, sans visage, de la monétarisation mondiale. Combien de moulins à vent encore, pour comprendre le sens du vent économique ?
L’andalou a compris, trop tard, le piège de la construction comme pilier de la prospérité. Il essaie de retrouver les liens familiaux, sociaux, qui amortissent les crises (ces liens familiaux ont toujours été là). Des villages de troc s’organisent. Encore dérisoires face à l’ampleur des dégâts.
Il fut un temps, les Arabes avaient imaginé le paradis en Andalousie. Et ils y ont installé une culture et ses merveilles, entre ses conflits et ses rivalités. Les temps ont bien changé.
Je vois, dans la nuit, alors que la voiture va vers Ibiza, un château sur la crête d’une colline. Il a l’air de dévisager les urbanizaciones, avec golf, piscine et tennis, mais sans âme qui vive. L’air de se demander qui viendra encore construire d’autres châteaux en Espagne, devenue un champ de désolation et d’indignation.
Les Anglais, eux, frappés de plein fouet par la baisse de leur pouvoir d’achat, rentrent de plus en plus vers leur pays pluvieux, en sachant que là-bas aussi il ne fera pas meilleur, car la crise a étendu ses tentacules sur de nombreuses contrées du vieux continent.
Le temps de la parole est arrivée, avec les bruits des casseroles, et l’occasion de reprendre souffle dans une économie sinistrée, conçue sur le béton aussi fragile qu’une bulle, et qui a épuisé tout un pays.
Mais je crois en l’Espagne, qui garde intactes ses qualités humaines de solidarité.
juin 2012.///Article N° : 10860